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Diaporama littéraire N°74 La vie amoureuse de Jane Elisabeth Digby el Mezrab J’ai évoqué le voyage de l’âme, de sa séparation en deux parties, une masculine.

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1 Diaporama littéraire N°74 La vie amoureuse de Jane Elisabeth Digby el Mezrab
J’ai évoqué le voyage de l’âme, de sa séparation en deux parties, une masculine et une féminine, jusqu’à la reconstitution de son unité brisée grâce au mariage avec le partenaire idéal. En s’unissant à sa femme, l’homme retrouve sa plénitude (Cf. diaporama n°22 Bethsabée). Mais le chemin peut être très long, à travers de multiples partenaires, jusqu’à ce que ces deux parties de l'âme puissent enfin se rencontrer en ce monde. Jane Digby née dans le Conté de Dorset Angleterre le 3 avril 1807 et décédée à Damas le 11 août 1881 Voici l’histoire de la vie de Jane Digby tirée du livre écrit par Mme Lesley Blanch. Ce diaporama littéraire (illustré de tableaux de peintres du XIXème siècle) est donc assez long, puisque c’est un livre entier, et il vaut mieux avoir tout son temps pour le lire et le regarder (les photos sont estompées à partir du noir et blanc jusqu’à la couleur lorsque c’est le cas). Installez vous confortablement, attendez que la musique commence et cliquez pour avancer.

2 Il y a deux sortes de romantiques; ceux qui aiment et ceux qui aiment l'aventure de l'amour. Ces derniers sont plus généreux, plus mobiles et plus aptes à se plier aux circonstances. Jane Digby, mon héroïne, qui fut successivement lady Ellenborough, baronne Venningen, comtesse Theotoky et épouse du Cheik Abdul Medjuel Mezrab, pour ne citer que ses mariages, était de la seconde catégorie. Le romanesque seul ne lui suffisait pas, pas pour longtemps en tout cas. Elle aspirait aussi à l'aventure et la nature l'avait bien dotée, pour lui permettre de suivre la vie qui lui plaisait. C'était une grande romantique, mais aussi une aventurière au sens vrai du mot, c'est-à-dire quelqu'un qui vit des aventures par opposition à ce que ce mot peut représenter plus couramment du point de vue sexuel, à savoir une femme qui a des amants. « Demain vers des bois frais et de nouveaux pâturages » aurait pu être sa devise. C'était une Amazone. Elle passa toute sa vie à chevaucher à bride abattue sur les rives sauvages de l'amour. Pour elle, chacun de ses amours était comme un camp dressé sur son chemin; parfois un palais, parfois une tente, mais toujours le refuge suprême. Ce n'était pas une nymphomane : à chaque camp il semble bien qu'elle ait cru son voyage terminé. Au train où allèrent les événements, elle mit trente-cinq ans pour atteindre sa véritable destination, ce qu'elle regretta parfois autant que ses détracteurs. A chaque chagrin d'amour succédait un nouveau bond en avant, un nouvel espoir, et puis un nouveau camp dressé à la hâte le long du chemin. La vie est faite aux trois quarts d'amour, et Jane Digby aimait la vie. Si nous regardons en arrière, nous voyons donc cette Amazone galoper à perdre haleine de camp en camp, poussant toujours de l'avant vers un but qu'elle devait atteindre mais ne pouvait atteindre seule.

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4 L'histoire d'amour aux multiples héros de l'Honorable Jane Digby El Mezrab commence chez son grand-père à Norfolk et se termine à Damas. Jane naquit en 1807 et passa sa jeunesse au milieu des paysages pastoraux de l'Angleterre. C'était le crépuscule serein et doré du XVIIIème siècle anglais. L'enfance de Jane fut sans relief, dans le cadre d'une riche aisance. Elle reçut l'éducation aristocratique qui convenait à son époque et à sa situation, avec de multiples nurses, domestiques et gouvernantes, dont la plus remarquable était « Steely », Marguerite Steel, son amie de toujours, qui tenta avec un insuccès notoire d'imposer une sage discipline à sa volage et tendre élève. Sa mère, lady Andover, restée veuve très jeune, avait épousé l'amiral Digby en secondes noces tout en conservant son premier titre. Elle et son second mari paraissent avoir été à la fois ambitieux et indifférents pour l'avenir de leur fille. Dès sa naissance, celle-ci fut une beauté entourée de l'admiration de tous. Jane Digby

5 Ils décidèrent qu'un douaire naturel de cette espèce devrait être utilisé. Avant qu'elle eût atteint dix-sept ans, on la maria à lord Ellenborough, mondain blasé, cynique et prématurément vieilli. Le mariage fut un échec évident. Il avait exactement le double de l'âge de Jane et était veuf. Sans plus attendre, le mari s'en alla de son côté et en pleine lune de miel, la jeune épouse fut laissée à elle-même. Lord Ellenborough

6 Et à l'époque de la Régence, elle ne fut pas longue à trouver dans Londres de quoi se distraire. Naturellement, les commérages allèrent leur train, mais l'opinion générale était que, lord Ellenborough ayant négligé sa charmante jeune femme, connue alors sous le nom d'« Aurora », il n'avait qu'à s'en prendre à lui-même. François Boucher Vénus et l’amour

7 Mais en 1827, elle rencontra Frédéric Madden, beau jeune homme de vingt-sept ans qui travaillait au British Museum et fut invité à Holkham Hall (Norfolk) pour faire le catalogue de la bibliothèque. Il tint un journal et avec lui le secret de la première intrigue amoureuse de Jane. Au printemps de 1827, alors que M. Madden était plongé dans les classiques, reliés en pleine peau, de la bibliothèque de Holkham, la jeune lady Ellenborough y arriva pour rendre visite à son grand-père. Voici la première vision que nous ayons d'elle à travers les yeux éblouis de Frédéric Madden. « Elle n'a pas encore vingt ans et c'est l'une des femmes les plus charmantes que j'aie jamais vues, parfaitement belle, avec des yeux bleus qui ébranleraient un saint et des lèvres qui vous feraient renoncer au ciel, rien que pour les effleurer. »

8 Le jeune M. Madden ne fit jamais profession d'être un saint et il ne tarda pas à tomber follement amoureux. On suivait dans cette demeure un horaire bien caractéristique des maisons de campagne pour les promenades et les conversations dans le jardin, les parties de cartes, les prières en famille, les échanges de dessins pour les albums des uns et des autres et la musique : lady Ellenborough chantait alors les romances les plus incendiaires. Mais, une nuit que Frédéric ne devait jamais oublier : « Lady E... s'attarda un peu après les autres et à minuit je l'accompagnai jusqu'à sa chambre... Fou que j'étais... Je ne veux pas ajouter ce qui se passa... Grands Dieux! pareille chance a-t-elle jamais existé... »

9 Jacques-Louis David L’Amour et Psyché

10 Jane semble avoir été confondue de remords; elle s'en prit à son amant, l'évita et perdit en scrupules moraux plusieurs des quelques soirs qu'il leur restait à passer ensemble. Au cours de sa longue vie, son absence de vertu et ses passions folles pesèrent toujours sur sa conscience. Si l'on en croit son journal, elle ne cessait de se réprimander et de se fixer de nouvelles règles hautement morales et puis elle tombait de cet état de grâce et trouvait cette chute si agréable qu'il fallait tout recommencer. Réprimandes personnelles, honte et humbles prières pour s'amender jusqu'au prochain bouleversement émotionnel. En l'occurrence il n'y eut qu'un dernier rapprochement affectueux dans une grotte humide de la propriété et le reste n'est que silence. Elle revint à Londres, Madden tenta de la suivre mais ils ne se revirent jamais. Philippe Parrot Elégie

11 On commença à voir Jane partout avec son cousin le colonel George Anson, ce qui donna lieu à des bavardages qui n'étaient pas dénués de fondement. En février 1828, elle donna le jour à un fils, héritier que désirait et que reconnut lord Ellenborough. C'est vers cette époque qu'il fut nommé lord du Sceau Privé dans le ministère du duc de Wellington; de ce moment, il n'accorda plus aucune attention à sa femme, que ce fût en public ou en privé, jusqu'à la procédure de divorce qui mit toute l'Angleterre en émoi. Le bébé fut baptisé du nom d'Arthur, en l'honneur de Wellington, le duc de Fer; Jane semble avoir été pour lui, comme pour tous ses autres enfants, à l'exception d'un seul, une mère indifférente. Le duc de Wellington

12 Lorsqu'elle rencontra le brillant prince autrichien, Félix Schwarzenberg, récemment nommé secrétaire d'ambassade à Londres, au service du prince Esterhazy, elle était mûre pour le coup de foudre qui suivit.

13 Ni l'un ni l'autre ne paraissent avoir pris la moindre peine pour cacher leur aventure. Il y eut les après-midi les plus imprudemment passés derrière les rideaux à peine tirés de la maison du prince à Harley Street tandis que le phaéton vert de Jane et son valet mourant d'ennui attendaient en bas. Il y eut encore cette visite à l'hôtel Norfolk de Brighton où par quelque trou de serrure un laquais fut témoin de leurs transports. Les parents de Jane étaient dans tous leurs états alors que son mari demeurait résolument aveugle. Toutes sortes de brocards et de plaisanteries injurieuses et grossières circulèrent dans la presse, car c'était exactement le genre de situation dont cette époque était le plus friande. A Londres, on ne parlait que de cela. La femme du lord du Sceau Privé et un prince autrichien ! La nouvelle se répandit à l'Almack's et au Boodle's Club. Le mémorialiste Creevy pinça les lèvres et déplora le manque de tenue des amants : en mars 1829, il écrit : « Lady Ellenborough et ce Polonais ou Russe ou Autrichien, je ne sais ce qu'il est au juste... je n'ai jamais rien vu d'aussi impudent qu'elle ou d'aussi éhonté que cette affaire tout entière. »

14 Henri GERVEX Rolla

15 Lord Ellenborough fit bientôt et à son heure (facteur qui devait peser contre lui dans la procédure qui s'ensuivit) les démarches pour obtenir le divorce. Mais, entre-temps le prince avait quitté l'Angleterre. Qu'il ait, comme c'est probable, agi de lui-même, ou que les Affaires étrangères d'Autriche l'aient fait pour lui, il fut soudain nommé à Paris. C'était trop près. S'ils s'étaient rendu compte de la nature ardente de lady Ellenborough, la Chine eût été tout juste assez loin Jane Digby

16 Jane Digby était de cette race passionnée et impulsive de femmes que l'on rencontre à toutes les époques et dans tous les pays. Elle ne fut jamais une femme à principes; elle ne canalisa pas ses émotions dans la politique ou les travaux publics, mais les concentra dans ses unions romantiques. A une autre époque, et sans sa beauté ou avec un sens plus accusé de ses devoirs civiques, elle aurait pu être une « communarde » mourant sur les barricades, une suffragette ou l'une de ces femmes héroïques et dévouées. Dans l'état actuel des choses, toute la force de sa nature était tendue vers son pôle byronien, l'Amour, à ce moment-là incarné par le prince Schwarzenberg. Chasseriau Théodore Venus Marine

17 Il était inutile de parler à Jane de ses devoirs, des conventions, de son mari, ou de son fils, encore bébé. Ses parents emmenèrent leur fille égarée à la campagne. Peu importait qu'elle attendît visiblement un enfant de son amant. On la traita comme une mauvaise écolière : on l'exila à Ilfracombe, sous la garde de Steely. On pouvait alors voir sortir de la maisonnette de Steely pour la promenade quotidienne cette jolie créature respirant l'ennui laissant voir un embonpoint qui ne laissait aucun doute. Les jours s'étiraient, infiniment ennuyeux. Broderie le matin, promenades l'après-midi, et la nuit, rideaux tirés et chandelles allumées, le silence se refermait sur elles; littérature édifiante, bésigue, herbier, rien ne pouvait étouffer le souvenir du prince. Manet Edouard La cavalière

18 Une nuit Jane planta là les tasses à thé, la broderie, l'herborisation, la pauvre Steely et s'enfuit; elle partit directement pour Paris afin d'y retrouver son amour : elle avait fait le premier pas sur la route de l'Orient. Sa fuite à Paris était motivée moins par le désir d'éviter un scandale - les scandales la laissaient indifférente - que par l'ardeur d'un cœur aveuglément amoureux. Hélas elle trouva la passion du prince notablement refroidie. Il n'était pas fait de la même étoffe que sa maîtresse. Certes, c'était la plus grande beauté du jour et elle avait tout abandonné pour lui : fortune, réputation, amis, tout... C'était très flatteur... Ils furent unis pendant un certain temps encore par les conventions. La naissance de deux filles, à un an d'intervalle, ne fit rien pour resserrer leurs liens, et la liaison s'usa d'elle-même. Jane se retrouva seule au moment précis où son mari engageait son action en divorce devant la Chambre des Lords, Jane Digby

19 Le divorce en Angleterre était extrêmement rare
Le divorce en Angleterre était extrêmement rare. Il fallait tout d'abord obtenir un décret du Parlement; un procès se déroulait ensuite devant le tribunal ecclésiastique, qui aboutissait à une séparation de corps... Le plaignant devait ensuite entamer une action en dommages-intérêts contre l'amant de sa femme... Si le tribunal civil les accordait, le plaignant pouvait demander un décret définitif à la Chambre des Lords. Si les lords se montraient favorables, on renvoyait l'affaire devant la Chambre des Communes. Si les Communes donnaient aussi leur accord, le décret était soumis à l'Assentiment royal. Jane ne se défendit pas et ne paraît guère s'être intéressée à la procédure, trop accablée et désillusionnée par sa rupture finale avec Schwarzenberg et la mort, quelques mois auparavant, de son premier enfant Arthur. Cependant, l'action en divorce d'Ellenborough rencontrait une résistance inattendue. Pourquoi lord Ellenborough demandait-il à divorcer d'une épouse qu'il n'avait pas daigné traiter comme telle? « Celui qui rejette sa femme pour toute autre cause que l'adultère lui fait commettre l'adultère. » En 1830 le divorce fut enfin prononcé. L'ex-lady Ellenborough devint une personnalité de Paris. De 1829 à 1831, elle y vécut avec le prince, mais comme ni lui ni sa famille n'envisageaient le mariage, l'éclat du scandale conférait à Jane un charme supplémentaire aux yeux du Tout-Paris. Elle connut la plupart des gens célèbres de l'époque dans les divers cercles littéraires, mondains et sportifs. Balzac, avec qui elle eut, dit-on, une liaison brève, l'a dépeinte sous les traits de lady Arabella Dudley, dans le Lys dans la vallée. Et Balzac, à qui rien n'échappait, vit en elle, avec une étrange lucidité, la semence d'orientalisme, d'ardeur orientale qui devait se développer tant d'années plus tard, révélant ainsi la vraie nature de cette femme. Il vit en lady Arabella, que l'on considère comme un portrait de Jane cette créature vigoureuse et sensuelle qui appartenait tout entière à l'amour mais pas aux intrigues de salon. Il donna à ses passions le qualificatif d'africaines. Il assimila ses désirs à des tornades balayant le désert brûlant. Il sentit son véritable climat, qui était torride. Il l'appela hirondelle du désert, appartenant à l'Orient. Dans tout son livre, Balzac met l'accent sur cette qualité fauve, africaine de la blonde aristocrate Anglaise dont l'élégance sans recherche l'avait tant ébloui.

20 Dominique Ingres L’Odalisque a l’esclave

21 En tant que maîtresse du prince Schwarzenberg, et femme de personne, l'ex-lady Ellenborough était privée d'un grand nombre des relations auxquelles elle aurait pu prétendre. Elle se mit à fréquenter une société d'écrivains, de musiciens et d'artistes. Ces romantiques formaient une bande pleine de vie. Hugo, Dumas, Balzac, Musset, Gautier, connaissaient tous l'art de bien vivre. Une telle compagnie dut contribuer beaucoup à modeler la créature jeune et impressionnable qu'était encore Jane. Maintenant elle développait en elle un brio inattendu. Elle devint une causeuse remarquable, fine, de grande culture, abondant en ces pointes inattendues de personnalité qui, liées à son humour anglais particulièrement léger, en faisaient une charmante compagne. Alexandre Dumas Alfred de Musset Honoré de Balzac Victor Hugo Théophile Gautier

22 Au cours de l'année 1831, Schwarzenberg finit par partir, et Jane, soudain, décida de partir à son tour. Il semble qu'elle ait laissé ses deux enfants au prince qui eut la courtoisie de les accepter. Entièrement libre maintenant, la « ci-devant » lady Ellenborough quitta Paris dans un nuage de rumeurs. Imperceptiblement, elle avait traversé une nouvelle frontière, s'était avancée vers de nouvelles amours. « Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages. ». C'était une cavalière magnifique et son aspect personnifiait l'héroïne de toutes les nouvelles extravagantes. Toutefois sa nature était en même temps plus simple et plus subtile. Elle était sans affectation, parfaitement honnête, ardente; il était touchant de voir combien elle était confiante. Pour elle, tout nouvel amour était l'amour de sa vie. Jamais on ne put trouver en elle la moindre trace de cynisme, même après quarante ans d'aventures. La liberté de ses manières ne durcit jamais sa nature ni sa beauté. De quelque façon qu'elle offensât l'opinion publique elle garda l'amour et le respect de tous ceux qui la connaissaient bien, où qu'elle allât. Elle était sans pareille à son époque pour l'amour, la jeunesse, la beauté et l'attrait physique qu'elle exerçait. (Comme Ninon de Lenclos, elle resta désirable jusqu'à plus de soixante-dix ans).

23 François Boucher Marie-Louise O'Murphy de Boisfailly

24 Très vite, on la découvrit à Munich. Comment. Pourquoi
Très vite, on la découvrit à Munich. Comment? Pourquoi? ou avec qui y vint-elle, on l'ignore; mais de nouveaux cancans vinrent charmer les amateurs. Lady Ellenborough avait choisi un autre favori, cette fois-ci, c'était un roi: Louis Ier de Bavière. Louis Ier de Bavière par Joseph Karl Stieler, 1826.

25 Le roi Louis 1er de Bavière était un Wittelsbach, filleul de Marie-Antoinette et protégé de Napoléon. Il se livrait à un amour désordonné de la Grèce. Il dépensa des sommes énormes à reconstruire Munich dans le style grec. Il ne s'intéressait et ne se montrait exigeant qu'à la beauté sous ses différentes formes. Les jolies femmes lui faisaient perdre la tête. C'était un homme cultivé, charmant, dans la fleur de l'âge. Quand la fameuse lady Ellenborough arriva, elle causa une vive sensation. Elle semble avoir vécu assez largement. Elle fut invitée à la Cour et aussitôt le Roi devint son esclave et elle sa maîtresse. Il chargea Carl Stieler de peindre son portrait pour sa célèbre galerie des Beautés. Cette collection de créatures séduisantes ne comprenait pas seulement les femmes avec lesquelles il avait eu des relations personnelles ou romanesques mais également sa propre fille et aussi la fille du boucher qui livrait la viande à la Residenz. Stieler n'était pas un peintre de grande classe : ses beautés avaient le caractère faux des chromos. Il ne semble pas que Stieler ait rendu justice à la beauté de lady Ellenborough. Nous ne pouvons en juger d'après les quelques portraits qui nous restent d'elle et certainement pas d'après le sien. Elle dut posséder tout ce qui était rayonnant, animé et fascinant en plus de son teint et de ses traits parfaits, de ses cheveux blonds tirant sur le roux (Balzac les décrit de couleur fauve), de ses yeux bleu-violet et de son nez délicatement aquilin. Balzac décrit ainsi les yeux de lady Arabella Dudley: Le désert, dont ses yeux expriment l'ardente immensité, le désert plein d'azur et d'amour... D'après toutes les descriptions dont nous disposons, lady Ellenborough avait ce type de beauté anglaise délicate et nonchalante à laquelle les mousselines et la lumière du matin donnent leur plus bel éclat et que Gainsborough a immortalisée. De toutes manières, il nous faut reconnaître qu'elle fut l'une des plus grandes beautés de son siècle avec en plus un certain charme et une sensualité qui était peut-être plus une preuve de vitalité qu'une manifestation de langueur; ce sont ce charme et cette sensualité qui l'ont rendue irrésistible aux hommes de tous âges et de toutes races au cours de toute sa vie.

26 Jane Digby par Carl Stieler

27 A Munich, Jane vécut un bonheur tranquille
A Munich, Jane vécut un bonheur tranquille. Son royal amant encourageait son intérêt pour les arts et lui communiqua ce premier amour de la Grèce qui devait prendre pour elle une profonde signification plus tard. Elle prit des leçons de sculpture et de peinture et étudia le grec classique. Le Roi la consultait sur tous ses projets péricléens. Ils échangeaient des bleus d'architecte avec la même ferveur que des billets doux. Elle enchanta le Roi en l'appelant du nom de « Basili », traduction grecque de son titre. Il transforma Jane en « Ianthe » (grec de Jane). Ce fut une idylle sereine. Le Titien Venus avec Cupidon et un organiste

28 Elle crut peut-être même qu'elle avait atteint sa destination, mais ce n'était qu'un nouvel interlude : sa vie n'était faite que de cela. Elle devait toujours voler à tire-d'aile d'un feu de camp au suivant, se chauffer à ses flammes et se demander pourquoi elles disparaissaient en vacillant. Elle et le Roi devaient toujours rester des amis intimes et pourtant Ianthe devait trouver un autre favori royal en la personne du fils de Louis, Othon, lorsqu'il devint roi de Grèce. Mme Lenormand, la célèbre voyante qui avait fait des prédictions d'une si malheureuse exactitude à l'empereur Napoléon, lui avait prédit trois rois. Selon Edmond About, qui était à Athènes en 1852 et trouva que Ianthe, comme il l'a toujours appelée, était la personnalité la plus intéressante de toute la ville, elle aurait eu une intrigue amoureuse romantique avec le futur empereur Napoléon III lorsque ce dernier n'était qu'un exilé impécunieux à Baden. S'il en est ainsi, la prophétie de Mme Lenormand s'en trouve vérifiée. Napoléon III en 1848

29 Les parents de Jane apprirent bientôt avec soulagement qu'elle venait d'épouser le baron Carl Théodor von Venningen, noble Bavarois. On chuchota que le Roi avait arrangé ce mariage pour que sa favorite trouve place à la Cour ou même pour que son héritier ait une naissance régulière. Mais ces racontars semblent sans fondement. Le baron était jeune, beau, riche et fier. Il est improbable qu'il ait accepté ce mariage pour favoriser la liaison du Roi. Quant à l'enfant, ce fut le portrait du baron, ce qui mit fin aux bavardages concernant son ascendance royale. On ne sait pas comment le baron, catholique loyal, arriva à obtenir de son Église l'autorisation d'épouser une divorcée, mais on affirme que le roi Louis avait personnellement intercédé auprès du Saint-Siège. Quoi qu'il en soit, le mariage fut célébré en Italie le 10 novembre Le Roi était en Sicile cet hiver-là et en décembre Jane donna naissance à un fils, Héribert, à Palerme. Deux ans durant, les Venningen vécurent en Sicile, sous le soleil et dans la joie. Sans doute le baron pensait-il avoir apprivoisé Jane qui ne faisait plus aucun écart. Mais quand ils revinrent à Munich pour se fixer sur les terres familiales, Jane, bien que de nouveau enceinte, commença à ne plus tenir en place. La lune de miel était terminée; elle ne mordait guère au rôle trop banal de mère de famille. Elle donna le jour à une fille, Bertha, et se mit à chercher ce qu'elle considérait comme des diversions, mais c'était en réalité les aventures, les dangers, les scènes changeantes que sa nature vagabonde recherchait toujours.

30 Jane Digby

31 A cette époque, il y avait un échange constant de visiteurs entre Munich et Athènes. Le roi Louis prenait comme prétexte de conseiller son fils Othon, nouvellement couronné roi de Grèce, sur la façon de faire revivre les gloires classiques de son royaume. Chacune des deux nations était à la mode dans l'autre. Les dandys athéniens prenaient soin de porter leur costume national; ils faisaient des ravages parmi les mädchen allemandes sentimentales. Ils passaient fièrement, silhouettes splendidement exotiques dans leur fustanella, jupe blanche plissée et empesée, leurs boléros lourdement incrustés d'or, leurs bonnets à gland sur l'oreille, leurs ceintures bardées de poignards et leurs yeux noirs brillants semant la passion de tous côtés. Fustanella et costume national Grec/Albanais

32 Ici entre en scène une figure byronienne et fanfaronne, le comte Spyridon Theotoky. De noble famille corfiote, pauvre et orgueilleux, il était aussi irrésistible pour les femmes que Jane pour les hommes. Ils se rencontrèrent à un bal de la Cour et ce fut immédiatement le coup de foudre. En lui, Jane trouvait toute la couleur brillante et l'aventure de la vie dont son mariage avec le baron l'avait frustrée. Elle aimait Carl, elle admirait sa nature droite et généreuse, mais malgré ses espoirs naïfs de félicité domestique avec l'amour de sa vie — c'est ainsi qu'elle considérait toujours chaque nouvelle aventure —elle ne pouvait s'imaginer en train de s'établir confortablement, à vingt-sept ans, dans une vie de mère de famille munichoise. Quand les Venningen partirent pour leurs propriétés de Bade, le comte grec les suivit en toute hâte et s'établit non loin de là à Heidelberg. Il y eut de longues chevauchées romantiques dans les forêts vertes au crépuscule où le comte, maintenant passionné, suppliait la baronne Venningen de fuir avec lui. Il avait beaucoup d'atouts pour lui, si l'on considère le tempérament de Jane; non seulement l'amour et l'aventure, mais aussi les îles brûlantes de Grèce... le byronisme... le climat de l'amour. Elle ne put résister. Les rendez-vous devinrent de moins en moins discrets, lorsqu'elle traversait la nuit au galop pour se jeter dans les bras de Spyridon pendant que son mari faisait le tour de ses propriétés sans rien soupçonner.

33 Karl Briullo Cavalière

34 Mais les choses se gâtèrent enfin
Mais les choses se gâtèrent enfin. Le baron se douta de quelque chose et il n'était pas de ceux qui acceptent de se faire cocufier sans mot dire. On dit que les amants s'enfuirent ensemble au cours d'un bal donné en l'honneur du roi de Prusse et que, dès que le baron s'aperçut de leur absence, furieux, il se rua à leur poursuite. Il dut mener vite sa monture ou peut-être les amants flânèrent-ils en chemin, toujours est-il qu'il les rattrapa et, brandissant ses pistolets, défia le comte. Dans la chaise de poste, Jane regardait, frappée d'horreur. Les postillons servirent de témoins et, dès le premier coup, Theotoky tomba saignant terriblement d'une- blessure à la poitrine. Jusque-là il y avait eu du romanesque et du drame, en somme tout ce que Jane avait pu souhaiter; cela se termina en tragi-comédie. Theotoky gisait sur l'herbe, apparemment condamné. Mais de ce que chacun crut être son dernier souffle, il jura que leur amour avait été innocent, que jusqu'alors il ne s'était rien produit entre eux qui fût contraire à l'honneur. Le baron sembla aussi crédule que généreux. On décida que, puisque le comte mettait si longtemps à expirer (dans les bras de Jane), mieux valait le transporter afin qu'il rende son dernier soupir confortablement au château de Venningen. Mais ce n'était pas si simple. Après des flots de larmes, à force de soins dévoués de la part de Jane, après des remords et des doutes du côté du baron, une série d'épuisants adieux éternels, le comte commença à se remettre. Le comique de cette situation dut certainement échapper au trio. On ne pouvait reculer : il fallait que Theotoky retourne en Grèce et que Jane retourne à son mari, sombre mais clément; pour elle c'était la fin de tout espoir. Cela impliquait une vie de calme mère de famille derrière les rideaux tirés de la respectabilité. Pas d'horizon, pas d'échappatoires. Cela ne se pouvait. Ses enfants, Héribert et Bertha, celle-ci encore toute jeune, ne la fixaient pas plus que ne l'avaient fait ses trois autres enfants. Encore des larmes, encore des reproches qu'elle se faisait à elle-même et les affres de l'indécision. D'un côté Theotoky pâle mais de plus en plus passionné, de l'autre Venningen austère, mais moins patient, attendaient sa décision. Comme on l'a déjà remarqué, Jane n'était pas femme à accepter la contrainte.

35

36 Finalement ce fut décidé; une fois de plus elle abandonna le mariage pour la lune de miel; une fois de plus, pour la chimère de l'amour, elle abandonnait foyer, mari et enfants si elle n'abandonnait plus sa bonne réputation qu'elle avait déjà perdue quelque temps auparavant. Les deux amoureux partirent pour Paris (il leur sembla plus habile de ne pas faire étalage de leur amour au nez de la société patriarcale grecque). En contradiction avec toutes les lois morales, ils furent parfaitement heureux. Seul le souvenir du chagrin qu'elle avait causé au baron jetait une ombre légère sur le second séjour de Jane à Paris. Elle devait rester en correspondance affectueuse avec lui, et avec ses enfants par son intermédiaire, jusqu'à la fin de ses jours. Mais elle n'était pas du type maternel; elle était toujours plus femme que mère et plus amante qu'épouse. Balzac, la voyant monter à cheval, dit, apparemment de lady Arabella : J'ai remarqué depuis, que la plupart des femmes qui montent bien à cheval ont peu de tendresse... Et pourtant, comme tant de filles d'Albion, elle a toujours fait preuve d'un amour et d'une tendresse irrésistibles à l'égard des animaux, contradiction qui ne manque jamais de déconcerter et d'irriter les autres peuples.

37 Heywood Hardy

38 Après quelques années insouciantes à Paris, évoluant dans une atmosphère extrêmement romanesque, centre impétueux d'un scandale international, les amants parurent avoir arrangé le nouveau et délicat divorce de Jane de façon satisfaisante. On dit qu'elle se convertit à la foi orthodoxe et qu'ils purent alors se marier. En 1841, ils quittèrent Paris pour Dukadès, maison de Theotoky à Corfou. La famille qui l'accepta comme ex-lady Ellenborough et qui, soit volontairement, soit en raison d'une ignorance due à l'éloignement, sembla laisser de côté à la fois les épisodes Schwarzenberg et Venningen, fut enchantée de Jane et Jane de la famille. Dans une atmosphère de félicité domestique, elle dessina de nouveaux jardins, planta un cyprès dont on dit qu'il domine encore le paysage, fit venir d'Angleterre de l'argenterie et de la vaisselle, reçut tous les voyageurs de marque et eut un fils, Léonidas. Elle aima ce fils comme elle n'avait jamais aimé ses autres enfants. Elle parut s'être assagie. Enfin! soupirèrent ses parents d'Angleterre, triomphants et satisfaits.

39 Corfou Photo de linakisarillas

40 Lorsque le comte Spyridon fut nommé aide de camp du roi Othon (était-ce là une manoeuvre conjointe des deux rois, le père et le fils, pour ramener la jolie comtesse dans leur orbite?) les Theotoky s'installèrent à Athènes, laissant derrière eux pour toujours le bonheur pastoral de leur île. Ç'avait été le sommet de la vie romantique de Jane. Elle était alors au zénith de sa beauté, et elle avait découvert une source de profond ravissement et de joies plus neuves en son petit Léonidas. Othon de Grèce

41 A Athènes, elle fut bientôt entourée d'admirateurs et de tentations
A Athènes, elle fut bientôt entourée d'admirateurs et de tentations. Le comte aussi d'ailleurs. Le jeune Roi fut ensorcelé par elle comme son père l'avait été : le scandale se réveilla et les rumeurs les plus inquiétantes sur cette intrigue amoureuse avec le Roi atteignirent Londres, réduisant à néant le triomphe prématuré de sa famille à Holkham. Les parents de Jane semblent n'avoir plus fait la moindre tentative pour reprendre le contact avec leur fille : ils la considérèrent comme perdue, sauf son plus jeune frère Kenelm, qui lui demeura fidèle bien qu'étant dans les Ordres. A Athènes, la reine Amélie commença à se cabrer. Elle était jalouse de voir Jane conquérir à la fois le roi Othon et la capitale. Chaque fois que la comtesse Theotoky se montrait sur son beau cheval blanc, la foule la suivait, acclamant la Reine de l'Amour et de la Beauté, comme elle l'appelait. Spyridon semble être resté indifférent aux scandales. Il lui rendait la pareille; ils s'éloignaient l'un de l'autre, unis seulement par leur fils Léonidas.

42 Alfred De Dreux Amazone

43 Mais Léonidas allait leur être ravi
Mais Léonidas allait leur être ravi. Un été, il avait alors à peu près six ans, le petit garçon idolâtré accompagna sa mère à Lucca où elle allait prendre les eaux. Il se trouvait dans la nursery, au dernier étage de la haute maison où ils demeuraient. S'approchant de la balustrade, il vit sa mère tout en bas, dans l'entrée. Il se mit à descendre sur la rampe, perdit l'équilibre et s'écrasa mort à ses pieds. C'était sa première tragédie profonde, jamais elle ne s'en remit. Son enfant mort, elle leva le camp une fois de plus. Longtemps, Jane fit retraite. Photo par Fass-binder

44 Lorsqu'elle réapparut à Athènes, elle s'était séparée de Theotoky
Lorsqu'elle réapparut à Athènes, elle s'était séparée de Theotoky. Ils ne divorcèrent pas, mais chacun alla de son côté. Pour calmer son chagrin, elle se plongea dans de nouveaux voyages et de nouvelles aventures. Maintenant, le scandale qui avait lié son nom à celui d'Othon redoubla. On parla de maris italiens, d'amants turcs; elle se serait enfuie avec son valet d'écurie, avec le Roi lui-même... Les gens ne se montraient jamais aussi tolérants à son égard qu'elle au leur. Ne jugez point afin de ne pas être jugés, avait-elle écrit sur la page de garde de sa Bible et elle observa toute sa vie ce généreux principe. Athènes avait une passion tout orientale pour le scandale. Le scandale y courait à travers salons et cafés comme à travers les bazars de l'Orient. Cela concordait avec les nombreux autres caractères orientaux de cette ville. Si ce n'était pas encore vraiment l'Orient, ce n'était du moins plus l'Occident — c'était une scène fantastique à la fois turque, slave et levantine. On y trouvait les grouillants bazars turcs, les cafés où les gens passaient la plus grande partie de leurs longues nuits torrides à fumer leurs narguilés et à boire d'innombrables tasses de café. Les rues mal éclairées et sales regorgeaient de costumes exotiques venant des diverses îles et des diverses provinces. On y respirait des bouffées d'encens provenant des sombres églises surchargées d'icônes où les chants des moines se mêlaient aux tristes et douces chansons que les paysans chantaient de leurs voix aiguës. Au bord de l'eau, les marins levantins se prélassaient près de leurs bateaux aux couleurs voyantes; ils somnolaient, buvaient de l'arak et jouaient, ne faisant en somme pas grand-chose de bon. Au centre de la ville, les architectes bavarois avaient frénétiquement recréé quelques façades bien helléniques, et c'était là que la bonne société grecque vivait, à l'européenne autant que le leur permettait leur cadre de vie.

45 Chasseriau Theodore La Toilette d’Esther

46 Athènes était une capitale de hasard, choisie pour des raisons archéologiques plutôt que politiques ou économiques. C'est le jeune roi Othon qui en avait déterminé l'emplacement, probablement par égard pour les goûts classiques de son père. Avant qu'il ne s'y installât, Athènes n'était qu'un village de pêcheurs se rappelant à peine les légendes de son glorieux passé. Du point de vue stratégique, la nouvelle capitale eût été mieux placée sur l'isthme de Corinthe. Mais la sécurité et le commerce devaient passer au second plan. Ce village poussa donc comme un champignon pour devenir une agglomération de palais et de maisons. En 1852, on disait qu'il avait vingt mille habitants mais seulement deux mille maisons. Une grande partie de la population vivait et dormait dans la rue. Les ministères et les tribunaux se trouvaient situés de façon bizarre : au-dessus de boutiques, derrière de bruyantes gargotes; de hauts dignitaires logeaient dans des auberges. Les distractions étaient peu nombreuses : Karaguez, marionnette dont les mimes lascifs sont connus de tout le Levant, les papotages qui prenaient toujours le caractère malveillant de scandale, et les cartes, les cartes jour et nuit. Lorsqu'About demanda à la comtesse Theotoky si elle aimait les cartes, elle répondit : « Nous sommes en Grèce, ne me demandez pas de médire de sa religion. » Et pourtant cette minuscule capitale était pour tous les Balkans le monde, la chair et le diable. Les riches nobles moldaves parcouraient de grandes distances pour y dissiper leur patrimoine dans la débauche. Tout autour s'élevaient les collines et les montagnes sauvages. On la décrivait comme une Arcadie infestée de brigands. Mais la société athénienne ne s'aventurait pas au loin à moins de participer à un pèlerinage à quelque monastère inaccessible enfoui dans les rochers. Peu de gens s'intéressaient aux « Ruines », comme ils les appelaient. Bien que favorisées par quelques étrangers de haute culture, les recherches archéologiques laissaient les Grecs modernes relativement froids.

47 Photo par greekstifado Yanni

48 De toutes les races qui se déversaient en foule dans la petite cité, c'étaient les Pallikares les plus remarquables. Bande légendaire, mercenaires — brigands, disaient certains — des montagnes d'Albanie, ils s'étaient magnifiquement battus pendant la guerre d'Indépendance. Pour les maintenir dans de bonnes dispositions, le roi Othon avait nommé leur chef, le général Christodoulos Hadji-Petros, son aide de camp, le faisant ainsi succéder au comte Theotoky. L'Albanie était très à la mode. Jane se rappela le Pèlerinage de Childe Harold : Terre d'Albanie ! Où surgit Alexandre, Thème pour le jeune, guide pour le sage Terre d'Albanie ! Laisse-moi poser mon regard Sur toi! 0 toi, rude nourrice d'hommes sauvages ! La croix descend et tes minarets se dressent, Et le pâle croissant étincelle dans le vallon A travers maints bosquets de cyprès presque jointifs.

49 William Turner. Pèlerinage de Childe Harold

50 Terrible, romantique lord Byron
Terrible, romantique lord Byron ! Il était un peu passé de mode à cette époque, mais il avait bercé la jeunesse de Jane... et personne ne savait comme lui évoquer la beauté et la noblesse de la Grèce. Personne n'avait jamais saisi l'Orient voluptueux et mystérieux avec un tel mélange de poésie et de vérité. Le personnage d'apparat, chez lui, ne cache pas sa sensibilité presque photographique lorsque nous connaissons les lieux qu'il chante. Ses notes forment un curieux contrepoint à ses envolées poétiques; personnelles, historiques, géographiques, elles sont aussi documentées et précises que le reste est romantique. Lorsque le général albanais, de sa retraite rocheuse, fondit sur la capitale, il fut bientôt le sujet de toutes les conversations de la Cour. Les femmes lui firent fête, car c'était un personnage romantique d'une réelle beauté. Et, comme il était chef des Pallikares, « les hommes vaillants » , le Roi trouva commode de le nommer aussi gouverneur de la province de Lamie. Ce devait être un homme superbe, plus grand que les plus grands, d'allure féroce, aussi beau et séduisant à soixante ans que bien des hommes de trente. Il gouvernait de façon princière et s'habillait de même. Il portait le costume albanais, tout écarlate brodé d'or, hérissé de pistolets et de yatagans dont il n'hésitait pas à se servir. Le harnachement de ses chevaux était d'or et d'argent. Ses hommes traînaient partout, furieusement moustachus et puant l'ail. Ils portaient de longs manteaux à poil long qui, aux dires de certains, les faisaient ressembler à des ours. D'autres disaient qu'ils ressemblaient à des guêpes, en raison de leurs tailles incroyablement fines obtenues ou maintenues de façon assez surprenante par l'habitude qu'ils avaient de se serrer étroitement. Edmond About les compare aux guêpes d'Aristophane? Cette bande brutale et théâtrale mit les dames d'Athènes dans tous leurs états. On dit que la Reine voyait leur cher Hadji-Petros d'un œil particulièrement tendre.

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52 Mais ce fut la vieille, vieille histoire
Mais ce fut la vieille, vieille histoire. En un clin d'oeil, Jane était tombée amoureuse de nouveau, impétueusement et sincèrement. Peu importait qu'il ait dépassé la soixantaine, qu'il fût veuf, et qu'il eût des enfants quelque part en arrière-plan. C'était un Pallikare, un homme des montagnes, respirant le feu et l'aventure, incarnant tout le romanesque que Jane avait toujours désiré. Ils vécurent ensemble dans les montagnes, galopant le jour dans les déserts sauvages, et, la nuit, dormant au camp, entourés des brigands. Elle vivait parmi eux, comme la femme de leur chef, partageant leurs aventures et leurs mécomptes. Il ne faut pas oublier que, de par son éducation même, Jane était athlétique. Elle était fière de pouvoir tirer un faisan de sa selle, lancée à plein galop. Maintenant elle avait satisfait aussi ses aspirations à la vie nomade. Le doux confort de son ancienne vie lui semblait étouffant. Elle décida de divorcer de Theotoky et d'épouser Hadji-Petros. Cette perspective apparut à la fois romantique et bien commode au général qui était sans le sou et considérait sa fortune d'un œil intéressé. Non qu'elle fût si importante, mais tout de même... et non qu'il ne l'aimât passionnément, lui, un sexagénaire —pour qui remporter un tel prix était assez flatteur.

53 Gervex Henri Un Satyre et une Bacchante

54 Mais on avait compté sans la Reine
Mais on avait compté sans la Reine. Ce n'était pas la première fois qu'elle jalousait Jane. D'abord à propos de son mari; ensuite, elle avait souffert de sa popularité. Et voici que le séduisant Hadji-Petros lui était enlevé sous le nez. Lorsque Jane commença les négociations pour son divorce et son remariage, la Reine frappa. Hadji-Petros fut relevé de son commandement des Pallikares et de son poste de gouverneur. Le couple revint à Athènes en disgrâce. Hélas ! le brigand se révéla sycophante. Il écrivit à la Reine pour lui demander sa réintégration : « Si je souhaite épouser cette femme, ce n'est pas par amour, mais simplement par intérêt. Elle est riche et je suis pauvre... J'ai un rang à tenir et des enfants à élever. » Mais la Reine ne céda pas. Elle répondit en publiant la lettre. Malgré cela, Jane restait amoureuse, plus peut-être du brigand que de l'homme, ou encore de ce qu'il représentait... l'aventure, l'évasion. C'était également l'évasion de cette inactivité de l'âge moyen, cet « établissement » qui lui faisait horreur et qu'elle n'était pas plus disposée à supporter à Athènes à quarante-six ans qu'elle ne l'avait été à Munich à vingt-sept ans. Ce n'était pas tellement qu'elle souhaitât rester jeune — qui ne le souhaite pas? Mais bien plutôt qu'elle ne vieillissait ni physiquement, ni moralement. En même temps que la fraîcheur de sa beauté, « le teint du matin », elle gardait l'optimisme et la gourmandise insouciante de la jeunesse.

55 Cabanel Alexandre Nymphe enlevée par un faune

56 Comme tout Athènes ainsi que la Reine était hostile à la dernière intrigue amoureuse de Jane, les amants décidèrent, avec une surprenante réserve, de ne pas aggraver l'état de l'opinion publique en se mettant en ménage. Cela pourrait venir plus tard, avec le mariage. Jane, qui payait comme d'habitude, loua deux petites maisons contiguës dans les faubourgs de la ville; elle vivait dans l'une avec ses domestiques, et le chef des brigands vivait dans l'autre avec quelques-uns de ses Pallikares. Personne ne s'y trompa. Elle se mit alors à faire bâtir un magnifique hôtel particulier, quelque chose qui éblouirait toute la ville, qui devait être la forteresse de leur amour. Si le monde ne voulait pas les accepter, alors, tant pis pour le monde. Toutefois, pour l'instant, ils vivaient plutôt chichement dans le quartier le moins bien fréquenté. Bien peu de personnes leur rendaient visite. Mais si leur vie manquait d'élégance, du moins elle n'était pas terre à terre. Maintenant, Jane préférait les Pallikares, mangeurs d'ail et fumeurs de « tchibouk », à tous les Phanariotes internationalisés et aux courtisans parfumés. Se jetant comme toujours à corps perdu dans sa dernière affaire, elle se voyait déjà l'épouse fidèlement aimante d'Hadji-Petros, seconde mère de ses enfants, et inspiratrice de ses hommes. Elle était prête à faire violence à sa personnalité et à faire preuve de la soumission exigée des femmes pallikares. Elle voulait vivre séquestrée, prosternée devant son seigneur et maître... C'était là un doux rêve engendré peut-être par les volutes de la fumée des tchibouk tandis que les Pallikares restaient assis, immobiles, éructant avec enjouement autour des feux de camp qu'ils persistaient à vouloir allumer dans le jardin que Jane avait récemment tracé.

57 Félix Trutat Repos et désirs

58 C'est à cette époque-là, en 1852, qu'Edmond About la rencontra pour la première fois. Il trouva qu'elle était vraiment un passionnant sujet d'études, la personnalité la plus marquante d'Athènes dont la beauté, encore remarquable, ne laissait absolument pas deviner l'âge véritable. Il proclama les beautés de sa silhouette parfaite, ses mains et ses pieds aristocratiques, ses cheveux d'un blond aux reflets châtains et ses grands yeux bleu foncé. « Quant aux dents, elle fait partie de cette élite anglaise qui possède des perles dans la bouche alors que les dents des autres femmes ressemblent à des touches de piano. » Il disait ensuite que sa peau avait la blancheur du lait, cette finesse nacrée si foncièrement anglaise. Elle rougissait, à la moindre émotion : « On pouvait voir, disait-il s'échauffant sur ce sujet, ses passions bouillir dans leur prison. » Elle produisit une impression profonde sur ce Français curieux qui fut touché autant par sa réputation que par sa beauté. Amaury-Duval La Naissance de Venus

59 Et pourtant, ni sa beauté, ni son expérience maintenant considérable ne purent sauver Jane d'un autre désastre. Une femme moins romanesque ou moins puérile se fût alarmée de la façon dont Hadji-Petros avait tenté de regagner les bonnes grâces de la Reine. Mais Jane était toujours généreuse, affectivement et matériellement. Elle continua d'aimer Hadji-Petros et de partager son argent entre Spyridon, absent et oublié, qui semble avoir posé sa candidature à un autre poste consulaire et s'être complu dans son état de mari « à la retraite », et le Pallikare, parfaitement incapable de contribuer aux dépenses du ménage que Jane tenait à un niveau extravagant. Les questions financières ne la tracassèrent jamais beaucoup, non qu'elle fût riche, mais son revenu anglais de trois mille livres par an représentait à l'étranger une grosse fortune. En outre, elle eut parfois de riches amants et reçut aussi des gages d'amour sous la forme de splendides bijoux — ses émeraudes étaient fameuses; et, sans aucun doute, elle obtenait aussi du crédit, agréable habitude de cette époque.

60 Eugène Delacroix Odalisque

61 Elle continua ainsi de régner sur les Pallikares, ignorant le courroux de la société athénienne, supervisant la construction de la future forteresse de son amour et asservissant peu à peu Hadji-Petros, surtout par la tendresse dont elle faisait preuve à l'égard de son plus jeune enfant, le petit Eirini, en qui elle retrouvait quelque chose de Léonidas, son fils perdu. Elle se voyait ainsi rachetant ses fautes passées en étant pour l'enfant du brigand une seconde mère... une mère encore meilleure, plus éclairée et plus sérieuse qu'elle ne l'avait été même pour Léonidas. Elle passait des journées entières à jouer avec Eirini, lui lisant des contes français et des chansons d'enfant anglaises. Buste de Jane Digby

62 Peut-être lui chantait-elle aussi la berceuse traditionnelle des Pallikares. Derrière l'innocence apparente de ce chant vibre une note surprenante de violence et de possession... en ce chant résonne toute l'aventure de pillages de ce peuple. C'est la berceuse d'une race guerrière habituée à une vie de combats perpétuels, de pillages et de conquêtes; on y sent l'envie, la fureur et le dévouement qui sont la trame même de la vie balkanique. Elle se déroule à peu près comme ceci Dodo, mon bouquet, mon Pallikare, Mon petit garçon endormi Je te donnerai un jouet d'or, Ma petite joie endormie Alexandrie pour ton plaisir Le grand Caire pour ton pain Constantinople comme royaume Et tu seras son chef Et trois gros villages Et trois gros monastères Mon petit garçon endormi Les villages pour y demeurer Les monastères pour y prier Ma jolie joie endormie.

63 Photo par japanese forms en Albanie

64 L'idylle avec le Pallikare continua dans l'ensemble sans nuages jusqu'à ce que Jane découvrit que Hadji-Petros était en réalité plus amoureux de sa femme de chambre Eugénie que d'elle-même. Ce fut une sévère désillusion, un coup porté à son cœur et à son orgueil. Eugénie avait été sa compagne discrète et fidèle pendant de nombreuses années et d'aussi nombreuses aventures. Cette Eugénie est un personnage énigmatique; on ne sait au juste quand elle entra au service de Jane, ni d'où elle venait. Sans doute était-elle Française; peut-être Jane l'engagea-t-elle au cours de son séjour à Paris avec Schwarzenberg. Nous pouvons l'imaginer d'un tempérament plutôt bilieux, le sourcil sombre, taciturne; une Française de quelque province éloignée, d'Auvergne par exemple; ses petits yeux noirs brillants toujours en éveil, à l'affût du moindre faux pli d'un col. Ses lèvres, peu habituées au sourire et minces, soulignées d'un trait d'ombre. Sa figure s'adoucissait rarement, mais la force de loyauté et de dévouement de toute sa vie se centrait autour du personnage de Madame, autour des aises de Madame, des toilettes de Madame, de la position de Madame dans le beau monde, de la défense de Madame contre tous et parfois contre Madame elle-même. Et pourtant ce fut elle qui révéla à sa maîtresse la conduite du général. Je ne puis m'empêcher de penser qu'elle agit là, pour une fois, moins dans l'intérêt de sa maîtresse (si l'histoire était vraie, ce qui n'est pas prouvé) que dans une tentative désespérée de conservation personnelle. Jane dut être une maîtresse exigeante et le nombre de ses déplacements, de ses fuites soudaines, de ses nouvelles résidences et de ses nouveaux pays, tout cela dut être bien fatigant pour Eugénie. Il est certain qu'elle voyait tout en fonction de son travail. Emballer, déballer, trouver du savon ou des fers à friser dans des pays perdus. Promener les chiens adorés de Jane. S'organiser dans des résidences temporaires, se faire comprendre de tous ces étrangers... et maintenant les Pallikares. Quelle femme de chambre qui se respecte considérerait sans frémir la perspective de vivre dans un repaire de brigands? Sans aucun doute, elle agit pour leur bien commun, c'est-à-dire le sien propre et celui de sa maîtresse, en faisant cette révélation qu'elle considérait comme pouvant mettre un terme à cette fâcheuse aventure.

65 Thomas COUTURE Courtisane et sa servante

66 Pauvre Eugénie ! comment pouvait-elle prévoir que cela allait précipiter Jane vers un autre départ, vers une autre aventure qui comporterait des privations inimaginables au cœur de paysages plus sauvages et plus étranges encore que les campements pallikares pour se terminer finalement dans les bras d'un cheik arabe? Jane était à la fois aimante et clémente. Elle avait voulu ignorer la façon dont Hadji-Petros avait expliqué leur liaison à la Reine. Elle savait qu'il s'intéressait à son argent — cela n'était rien — mais à sa femme de chambre aussi, cela était insupportable. Elle donna l'ordre à Eugénie de faire les malles. Sans plus tarder, elle décida une fois de plus de lever le camp. Sans révéler ses plans à qui que ce fût — à son amant moins qu'à tout autre — elle quitta Athènes avec Eugénie, séduite mais toujours dévouée. Elles firent voile pour la Syrie où Jane avait pensé se rendre naguère pour acheter un cheval arabe digne de son Pallikare. Maintenant c'était une évasion, un moyen de se distraire de sa peine; le premier endroit qui se présentait et surtout un nouveau terrain, un nouveau monde, loin de tous les échos douloureux de son passé. C'est ainsi que les tentes noires des Bédouins furent enfin en vue.

67 Jean-Etienne LIOTAR Portrait of a Lady in Turkish

68 Jane Digby, encore officiellement comtesse Theotoky, arriva en Syrie croyant son coeur brisé : pour la première fois, elle admettait qu'à quarante-six ans sa vie comme elle l'entendait était probablement terminée. Et de quel réconfort cela pouvait-il être de savoir qu'elle en avait profité plus que la plupart des femmes? « Cent étés écoulés paraissent aussi courts qu'un seul. » Mais les voyages l'avaient toujours aidée autrefois; l'Orient fabuleux serait une distraction. Elle se lancerait dans l'archéologie. Cette passion qu'avait suscitée en elle le roi Louis vingt ans auparavant ne l'avait jamais quittée — elle avait bien été rejetée parfois au second plan par des considérations charnelles plus impérieuses, mais Jane était demeurée l'une des quelques rares Athéniennes qui avaient suivi les fouilles sporadiques en connaissance de cause. Photo de Syrie par carlini.sonia :-O))))))))))

69 Une fois arrivée en Syrie, Jane projeta de visiter Baalbeck, Jérusalem et Palmyre. Elle descendrait jusqu'au royaume légendaire de Zénobie. Peut-être avait-elle été enflammée par Eothen. Elle avait dû lire les récits de Kinglake sur ses voyages dans le Proche-Orient, car elle était toujours une lectrice acharnée, se maintenant au courant des nouveautés littéraires, au moyen de gros colis de livres qu'on lui envoyait régulièrement de Londres et de Paris et dont beaucoup lui étaient recommandés par son plus jeune frère Kenelm avec lequel elle était restée en excellents termes. Ils échangeaient des récits détaillés de leurs faits et gestes, bien qu'ils ne se fussent jamais revus depuis qu'elle avait quitté l'Angleterre en 1829 au moment le plus critique du scandale Schwarzenberg. Elle était devenue une femme profondément cultivée. Sa manière de vivre n'avait pas affecté la qualité de sa pensée. Elle était musicienne, elle peignait, on disait que sa sculpture était remarquable, elle suivait de près les réalisations intellectuelles européennes, elle parlait et lisait déjà huit langues, elle y ajouterait plus tard l'arabe.

70 Zénobie se disait descendue des anciens rois macédoniens qui régnèrent en Égypte: Zénobie était la plus belle des femmes, sa beauté égalait celle de Cléopâtre. Elle avait le teint brun, les dents d’une blancheur éclatante, une voix forte et harmonieuse, et de grands yeux noirs, dont une douceur attrayante tempérait la vivacité. A sa beauté et son intelligence, elle alliait un caractère affirmé. L’étude avait éclairé son esprit, et en avait augmenté l’énergie naturelle. Elle n’ignorait pas le latin ; mais elle possédait au même degré de perfection le grec, le syriaque et la langue égyptienne. On ne connaît de son visage que des effigies à l’avers des monnaies. C’est le portrait d’une femme mi-grecque, mi-arabe, qui a bénéficiée d’une éducation digne d’un noble romain. Elle régna à Palmyre de 266/67 à 272 apr. J.-C. Septimia Bathzabbai Zénobie Impératrice de Palmyre

71 Il se peut qu'elle ait cru que seule l'archéologie lui restait et sans nul doute Eugénie encouragea cette idée qui leur promettait à toutes deux un mode de vie un peu plus reposant. Mais les choses en allèrent autrement. Moins d'un mois après qu'elle eut quitté Athènes, Jane eut un flirt avec un Arabe d'un charme irrésistible. On sait peu de choses de ce Sâlih. Il était jeune, beau, ardent et aussi conscient des charmes de Jane qu'elle l'était des siens à lui. Il est difficile de penser que c'était là le genre d'interprète qu'il convenait qu'une femme seule prît à son service. Il semble avoir été une splendide créature, doué d'un esprit de possession très développé; il emporta Jane comme une plume sous la tente noire de son camp bédouin dans le désert. Elle était aux anges. Les Pallikares s'estompaient. Quand la tribu de Sâlih l'accueillit avec l'hospitalité traditionnelle et pittoresque des Arabes, elle fut transportée... Du même coup elle découvrait l'Orient vivant et il se jetait à sa tête. En vain Eugénie s'impatientait, attendant à l'auberge avec les lourds bagages. Sa maîtresse était partie savourer la vie du désert le long du Jourdain, découvrant son climat, à la fois langoureux et farouche, primitif et subtil. Un autre coup de foudre 1 Cette fois-ci, son amour pour le peuple arabe et ses moeurs devait durer jusqu'à la fin de sa vie. Une fois encore, elle avait trouvé l'amour parfait : elle serait unie à jamais, suspendue dans le temps en un état de félicité sans fin. Ils allaient se marier, le peuple de Sâlih deviendrait le sien, ses coutumes les siennes... Soudain, il sembla urgent de poursuivre le divorce de Theotoky qui jusqu'à présent avait fait long feu. Il fallait arrêter la construction du nid d'amour d'Hadji-Petros. Sâlih était tout. Ce qui prouve combien le coeur de Jane restait toujours aussi jeune et ardent que sa personne. Pour une femme qui jouissait déjà d'une telle expérience, elle était vraiment restée étonnamment naïve.

72 Eugène Delacroix Femme nue étendue sur un divan

73 Mais avant de retourner à Athènes pour obtenir sa liberté, elle décida de visiter Palmyre. L'archéologie prenait quand même le pas sur la passion. Sâlih se sentit piqué au vif. Il n'avait pas compté sur ce rival inanimé. En outre il ne pouvait pas l'accompagner. Probablement y avait-il là une histoire de guerre entre tribus. Les Arabes du désert étaient dans un état permanent de conflits, de pillages et d'escarmouches. Des sauf-conduits — terme ironique — étaient souvent accordés aux voyageurs et ils ne valaient généralement pas le papier sur lequel ils étaient écrits. Même s'il était convenu que les tribus du Shammar, du Fedàan, Gomassa ou toutes autres devaient respecter le voyageur, une fois que ce dernier avait quitté leur zone, la piste le conduisait vers de nouveaux dangers provenant d'une autre tribu ou d'une bande nomade qui avaient toutes leur système particulier de razzia et elles procédaient les unes parmi les autres à des délivrances apparentes (avec partage de la récompense). Une bande de brigands s'abattaient sur la caravane de voyageurs confiants avec un déploiement terrifiant de cavalerie et à grand tapage de fusils à pierre en brandissant des lances. Ils prenaient tout ce sur quoi ils pouvaient mettre la main, et à un moment donné il se produisait une attaque brusque et théâtrale par une autre bande de cavaliers qui mettaient les premiers en fuite, semblaient les vaincre et revenaient pour réclamer la récompense qui leur était due pour avoir protégé la vie des voyageurs. De cette manière, un double bénéfice pouvait être fait au profit de tous ceux qui avaient pris part à l'opération ou plus précisément des Arabes. En fait, c'était un véritable racket.

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75 Personne n'était hors de danger; et bien que cette technique de brigandage fort brillante ne se pratiquât pas parmi les Arabes eux-mêmes, c'était souvent pour une tribu une question de vie ou de mort de s'aventurer sur le territoire d'une autre tribu. Les deux grandes factions rivales étaient les Shammar et les Anazeh. Elles étaient séparées par l'Euphrate et aussi par des siècles de vendetta. Une atmosphère aussi dramatique que celle-là constituait toujours pour Jane l'essence même de la vie. Sâlih ne pouvait rien dire qui pût la dissuader. Elle irait seule. Elle entama les négociations nécessaires à son voyage. Damas était aussi potinière que n'importe quelle ville de province —et à cette curiosité s'ajoutait le fait que des rumeurs qui commençaient à se répandre dans les bazars ne s'arrêtaient jamais. Jane ne passait pas inaperçue et fit parler d'elle comme d'habitude. Son fatal mélange de beauté, de richesse insouciante et de dédain pour les conventions provoqua l'intérêt des Arabes comme des Européens. Son projet fut immédiatement connu et une demi-douzaine de bandes rivales préparaient leur manœuvre d'attaque suivie de sauvetage. Le peuple arabe est par nature pillard. Jane joua le jeu. Des bruits concernant son aventure avec Sâlih avaient également frappé les oreilles de la colonie européenne qui, pour n'en être sans doute pas surprise, n'en était pas moins scandalisée. Le consul anglais déplorait son arrivée dans la ville. Peut-être pensait-il aux nombreux désagréments qu'avait dû subir un précédent consul à cause d'une autre noble Anglaise excentrique, lady Hester Stanhope. La comtesse était si belle aussi. Cela pouvait conduire à toutes sortes d'ennuis; du point de vue officiel, celui du Foreign Office, c'est sous cet aspect que se présentaient les affaires avec les Arabes.

76 Esther Stanhope est la nièce du premier ministre britannique William Pitt. « Jeune, belle et riche », selon Lamartine dans Le Voyage en Orient, elle a voyagé en Europe à partir de 1806 avant de visiter le Proche-Orient : Jérusalem, Damas, Alep, Koms, Balbeck et Palmyre. Lamartine écrit : « ce fut les nombreuses tribus d'Arabes errants qui lui avaient facilité l'accès de ces ruines, réunis autour de sa tente, au nombre de quarante ou cinquante mille, et charmés de sa beauté, de sa grâce et de sa magnificence, la proclamèrent reine de Palmyre, et lui délivrèrent des firmans par lesquels il était convenu que tout Européen protégé par elle pourrait venir en toute sûreté visiter le désert et les ruines de Balbeck et de Palmyre, pourvu qu'il s'engageât à payer un tribut de mille piastres. » Reine de Palmyre, elle est considérée comme une nouvelle Zénobie. Après de nombreux voyages et aventures, lady Esther se fixe ensuite dans le pays druze. Lady Hesther Stanhope

77 Edmond About cite un incident hautement coloré qui se produisit pendant les premiers jours de la présence de Jane en Syrie, incident qu'il attribue à Medjuel El Mezrab, le cheik arabe qu'elle devait épouser plus tard. Mais en réalité, si cet incident s'est produit, et cela est très vraisemblable, il dut être en relation avec Sâlih, car About l'apprit au cours de sa seconde visite à Athènes, en , peu après que Jane fut revenue dans cette ville pour y régler ses affaires; en fait, pour dresser son camp. Comme elle était toujours une grande causeuse et comme elle avait tendance à dévoiler avec une franchise désarmante les détails les plus intimes de sa vie privée, il est probable que cet incident était de ceux qu'elle racontait avec plaisir à ses auditoires athéniens béants d'intérêt, S'il en est ainsi, il est question de Sâlih et non pas de Medjuel El Mezrab, car il ne fut pas question de mariage avec ce dernier jusqu'à quelque temps de là, au dernier retour de Jane en Syrie. Voici About, curieux comme toujours, qui nous parle de la fascinante Ianthe. « Pendant une année entière j'ai vainement demandé de ses nouvelles mais cette semaine j'ai entendu parler d'elle. » Il raconte comment Ianthe a fait bâtir le nid d'amour pour Hadji-Petros et puis s'était précipitée en Syrie pour acheter une jument arabe digne de ses écuries et de son amant pallikare. Il remarque que son départ fut soudain et surprit ses amis. Il ne savait évidemment pas la raison profonde de cette fuite, qui n'était d'ailleurs pas connue de tous, et que Jane n'avait alors confiée qu'à son journal.

78 Jane Digby en Syrie

79 Il continue : « Ianthe trouva une jument arabe pur-sang comme elle la cherchait. Elle appartenait à un cheik. Le cheik était jeune et beau. Il dit à Ianthe : • Ce cheval est, hélas, impossible à dresser; et même s'il l'était • je n'en pourrais dire le prix car je l'aime plus que tout au • monde, plus même que mes trois femmes. » Ianthe répondit : • Un beau cheval est un trésor, mais trois femmes ne doivent • pas être dédaignées, si elles sont belles. Envoyez-moi votre • cheval, et je verrai si je puis le dresser. » (C'était là vraiment la façon de parler de Ianthe l'Amazone.) Deux Arabes amenèrent le cheval à Ianthe qui le dompta. Tandis qu'elle galopait, accompagnée du cheik dans une fantasia, il trouva qu'elle était plus belle que ses trois femmes réunies. Il dit : • « La femme réussit là où l'homme échoue, car la femme sait quand • il faut céder. L'animal est sans prix, maintenant que vous • l'avez dressé, mais si vous voulez toujours l'acheter, ce n'est • pas avec de l'argent qu'il vous faudra le payer. »

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81 Selon About, ces paroles réduisirent Ianthe au silence pendant quelques instants : nous pouvons l'imaginer jetant au cavalier du coin de l'œil des regards à la fois méditatifs et provocants. Mais elle était habituée à n'en faire qu'à sa tête. Elle répondit que puisqu'elle n'avait pas fait tout ce chemin pour marchander sur les termes du contrat, elle paierait le prix qu'il désirait. Mais, elle aussi, elle avait son prix. Il lui faudrait se débarrasser de son harem. Le jeune cheik hésita; ce serait contraire aux coutumes : la tradition veut qu'un musulman ait autant de femmes qu'il peut s'en payer; voulait-elle qu'il passe pour pauvre avec seulement une femme? Il invoqua même sa religion et la loi turque qui était alors en vigueur en Syrie. En bref, il considérait les conditions de Ianthe trop dures. Et voici que nous avons devant les yeux le spectacle étonnant de la comtesse Theotoky, ancienne baronne Venningen, plus anciennement encore lady Ellenborough, maîtresse « africaine » de Balzac, cette beauté qui réduisit des rois en esclavage, marchandant avec un jeune cheik arabe les conditions de sa propre reddition. About nous dit ensuite qu'ils aboutirent à un compromis, curieux compromis d'ailleurs, selon lequel Ianthe deviendrait l'unique femme pour une période de trois ans, période au terme de laquelle le cheik serait libre de reprendre son harem s'il le souhaitait ainsi; sinon le contrat serait renouvelé aux mêmes conditions. Si les détails que donne About sont exacts, il semblerait alors que Ianthe avait bien gardé tout son optimisme naïf jusqu'à la folie. Même une grande beauté comme elle avait peu de chance de maintenir un Arabe de quinze ou vingt ans plus jeune qu'elle dans une vie strictement monogame.

82 Leonid Kokov Harem shoe

83 Quoi qu'il en soit, c'était un bon sujet de bavardage et la société athénienne s'en nourrit pendant des mois. Lorsqu'on traduisit en anglais le livre d'About la Grèce contemporaine, on supprima cet incident, peut-être par déférence pour les susceptibles parents anglais de Ianthe, peut-être même à leur requête. L'historien et homme d'État grec Spyridon Trikoupis, qui vécut à Corfou et fut à trois reprises ambassadeur de Grèce à Londres, doit l'avoir bien connue; peut-être joua-t-il le rôle d'un filtre à travers lequel seuls les aspects les plus rassurants de la vie de Ianthe à Athènes pouvaient atteindre l'Angleterre. Leonid Kokov harem flower

84 Mais revenons à Damas où Sâlih boudait tandis que Jane continuait à faire les préparatifs de son voyage à Palmyre sans lui. Une fois encore nous voyons là l'irrésistible attrait que l'aventure exerçait sur Jane. Même un nouvel amour ne pouvait la retenir longtemps lorsqu'elle sentait que le désert et le spectacle passionnant de nouvelles scènes l'attendaient. Tout ce qu'elle avait de sang vagabond se mettait à bouillonner. C'est en négociant les services d'une caravane de chameaux qui l'accompagnerait à travers le désert, voyage de neuf jours à cette époque, que Jane rencontra celui qui allait devenir son quatrième et dernier mari, son grand amour, le cheik Abdul Medjuel El Mezrab. Sa tribu était une branche des Anazeh. Ils contrôlaient le désert autour de Palmyre et constituaient par rapport aux autres tribus de leur époque un groupe particulièrement honorable et cultivé. Ni nombreux, ni riches, ils avaient le sang bleu. Leur cheik Medjuel était le second de neuf fils; son père, le chef de la tribu, avait été un homme remarquable et avait exigé que ses enfants eussent une éducation complète. Medjuel savait lire et écrire, ce qui le distinguait des Bédouins ordinaires. Il parlait plusieurs langues et avait beaucoup lu; il avait étudié l'histoire de la Syrie ancienne et connaissait parfaitement le désert et ses légendes. Parfois il se louait comme guide aux voyageurs distingués. Cela augmentait les ressources de la tribu et lui permettait des contacts intéressants avec le monde extérieur. On suggéra qu'il servît de guide à Jane. C'est ainsi qu'ils se rencontrèrent. Cheik Abdul Medjuel El Mezrab

85 Isabel et Richard Burton
Medjuel El Mezrab n'avait que quelques années de moins que Jane. Il ne ressemblait pas à l'Adonis romanesque du désert, à l'œil de flamme, bien qu'il faille reconnaître que presque tous les Arabes possèdent ces yeux noirs impénétrables et brillants, si irrésistibles pour les Européennes. Lorsque Richard Burton fut nommé consul à Damas en 1869, Mme Burton connut bien Medjuel et sa femme. Isabel Burton avait l'admiration facile et elle professa toujours un certain respect pour lady Ellenborough, ainsi qu'elle préféra toujours l'appeler, bien qu'elle déplorât le teint particulièrement noir de Medjuel. Elle pardonnait la faute Schwarzenberg, ignorait toutes les autres, mais comme elle disait dans son journal : « Le contact avec cette peau noire, je ne pouvais pas le comprendre. Sa peau était noire, plus noire que celle d'un Perse et bien plus noire que ne l'est généralement celle d'un Arabe. Il faut pourtant reconnaître que c'était un homme charmant et très intelligent, parfait à tous les points de vue sauf à mes yeux comme mari. Cela me donnait le frisson. »

86 Lady Anne Blunt Wilfred Scawen Medjuel El Mezrab suivait la tradition pastorale et nomade de son peuple. (Ce n'est qu'après quinze ans de mariage que Jane le persuada de manger avec une fourchette et un couteau.) Il était à la fois érudit et viril et avait de la personnalité et de l'humour. Il appartenait au désert. Il n'avait pas du tout ce que Doughty appelle « le langage mielleux et flatteur de l'Arabe des villes ». Il fit impression sur tous les voyageurs de marque qui le connurent plus tard lorsque Jane et lui furent mari et femme. La petite-fille de Byron, lady Anne Blunt, et son mari le poète Wilfred Scawen Blunt le rencontrèrent dans leurs vagabondages en Syrie où ils achetaient les chevaux arabes qu'ils introduisirent ensuite en Angleterre et où ils projetaient farouchement un califat arabe qui devait avoir à sa tête Abd El-Kader. Ils ne le virent pas comme le mari de Madame, mais comme une personnalité en soi et ils ne firent pas d'allusions blessantes à son teint.

87 Mais au moment de leur première rencontre Jane était encore sous le charme de Sâlih. Medjuel n'était qu'un Arabe courtois avec qui elle discutait finances. Medjuel, cependant, fut intrigué par sa bizarre et belle cliente. « Anglaise... une folle »; les Arabes haussaient les épaules, accroupis près des maisons, lorgnant les lourds bagages que l'on chargeait. Eugénie, toujours aussi capable et supportant, ses souffrances, devait déballer l'argenterie, le linge damassé et la fine literie à chaque halte au bord de la piste. C'est ce qu'elle avait fait à travers toute l'Europe depuis Paris jusqu'en Grèce et dans tous les Balkans; maintenant c'était le désert. Si jusqu'à ce jour Jane n'avait pas voyagé avec un trop gros étalage de luxe, elle n'avait pas non plus commencé encore à vivre à la bédouine. Cela devait venir. Seule une toquée très riche pouvait voyager comme cela, conclurent les Arabes et entre eux ils dressèrent des plans pour piller la caravane.

88 L'expédition prit un départ majestueux
L'expédition prit un départ majestueux. Medjuel avait apporté tout ce qu'il fallait : des éclaireurs, des chameaux de bât, des chevaux et naturellement les chameaux-nourrices utilisés comme laiterie ambulante pour les chevaux arabes de pure race qui ne pouvaient trouver de pâture dans le désert aride. Au lent cheminement de la caravane, Jane et Medjuel galopaient vers l'horizon bistre pour visiter les ruines, les camps isolés ou les oasis qui se trouvaient sur la route. A quarante-six ans, Jane était aussi infatigable cavalière qu'à vingt ans lorsqu'elle avait étonné Balzac. Peut-être commençait-elle à comprendre que pour les femmes le voyage ne commence vraiment que lorsque l'amour disparaît. On ne peut pas servir deux maîtres à la fois. La plupart des femmes s'aperçoivent que les idées qu'elles se sont faites sur les pays qu'elles ont traversés ont été filtrées à travers la personnalité de leur compagnon. Une vie émotionnelle présuppose une concentration de temps et d'énergie qui n'est prodiguée qu'à une seule personne : il ne reste pas grand-chose alors pour les panoramas. Jane et Medjuel chassaient aussi l'antilope et les loups, tiraient les perdrix et Jane faisait un peu de dessin comme une vraie touriste victorienne : les ruines romantiques et ses pauvres chers chameaux, ainsi qu'elle les appelait souvent. Elle était encore en train de « faire l'Orient », de dessiner comme un profane le spectacle qu'elle voyait en élégantes perspectives, s'inspirant des albums de salon qui étaient alors en vogue.

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90 Pour Medjuel, ce fut probablement l'amour dès le premier regard, amour déconcertant et audacieux. Il était sans précédent qu'un musulman, un cheik comme lui, envisage d'épouser une chrétienne. Pourtant il sentit très tôt que, s'il désirait l'avoir pour lui, il devrait franchir hardiment ce pas difficile. Jusqu'à présent, il avait entendu parler de Sâlih. Il y en aurait d'autres. Il n'avait pas l'intention de faire partie d'une série d'amours arabes expérimentales. Il savait que c'était une grande dame, mais il n'avait pas du tout le sentiment de s'élever en demandant sa main. Il était un noble Arabe — son sang était aussi bleu, que son sang à elle. Il se serait plutôt demandé si lui même il ne risquait pas de faire une trop grave mésalliance. Mais pour l'heure il ne dit rien et l'expédition continua son chemin. La nuit, ils s'asseyaient tous autour du feu de camp et les flammes éclairaient leurs visages hâlés tandis qu'ils riaient et parlaient entre eux dans cet arabe guttural que Jane ne pouvait pas suivre. (Elle parlait avec Medjuel un mélange de français et de turc qu'il connaissait passablement bien.) Pour Jane, c'était là toute une série de pique-niques exotiques où elle s'asseyait parmi les Bédouins en mangeant de l'agneau rôti arrosé de yaourt de brebis et de miel sauvage. A l'extérieur du cercle qu'ils formaient les chameaux grognaient et blatéraient sur ce mode mélancolique qui leur est propre et les chevaux hennissaient dans l'obscurité ou bien un chacal hurlait dans le lointain. Tout en dormant en paix dans sa tente noire de Bédouin, Jane rêvait toujours à Sâlih; mais dans la sienne Medjuel rêvait à Jane.

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92 Une fois de plus, comme au moment du duel entre Venningen et Theotoky, survint un épisode tragique au bord de la farce. Cette fois-ci, le duel était une affaire tribale plus que personnelle, mais toujours à propos de Jane. La caravane suivait son chemin, à six jours de Damas, lorsqu'elle fut soudain entourée d'une bande de cavaliers à l'air féroce brandissant des lances et réclamant la bourse ou la vie. Damas résonnait de terribles histoires sur le sort des voyageurs qui traversaient le désert. Certains ne revenaient jamais : on parlait d'os blanchis, de corbeaux, de rançons, d'otages torturés, de gens morts de soif... deux Anglais étaient revenus dernièrement dans un piteux état et dépouillés de tout à l'exception d'un exemplaire du Times. Jane, confiante, se reposa sur Medjuel. Il est d'ailleurs fort possible que, cette attaque étant de ces attaques « préfabriquées » que nous avons déjà décrites, et étant menée par des membres de la propre tribu de Medjuel, ce dernier ait été au courant de l'histoire et l'ait laissée se réaliser afin de se montrer dans le rôle de défenseur de Jane, personnage chevaleresque, sans peur et sans reproche. Il est également possible qu'il n'en ait rien su à l'avance et qu'étant pris lui-même par surprise, et ses sentiments étant en jeu, il décida de défendre l'objet de son amour. Quoi qu'il en soit, il se comporta avec ce que les assaillants considérèrent comme une stupéfiante loyauté vis-à-vis de sa cliente. Il s'élança an combat, rallia ses hommes et, à la pointe de la lance, mit en déroute les maraudeurs, qui filèrent furieux. L'attaque et la contre-attaque avaient pris moins de temps à se dérouler qu'il n'en faut pour le dire. Jane, toujours avide de drame, trouva l'incident extrêmement excitant : Medjuel était un lion, un héros, son sauveur ! Il y eut quelques tendres moments qui permirent à Medjuel d'entretenir quelque espoir. On dit que plus tard, à Damas, il poussa sa cour de temps à autre et que, par gratitude, elle céda. Mais il semble bien que ce ne soit point exact, car lorsqu'elle retourna un peu plus tard à Athènes pour régler ses affaires, avant de repartir vivre définitivement en Syrie, elle projetait toujours d'épouser Sâlih. Il n'y a pourtant aucun doute que cet incident fit considérablement monter Medjuel dans son estime. Elle eut toujours un faible pour les hommes fougueux.

93 Eugène Delacroix Bédoins

94 De retour à Damas, Jane s'arracha au désert et à Sâlih, avec regret certes, mais il fallait absolument régler les choses à Athènes. Elle retourna donc dans cette ville en 1853, et y resta juste assez longtemps pour rejeter les nouvelles avances de Hadji-Petros et passionner ses amis avec les récits de ses dernières aventures. La réaction des salons athéniens dut hâter sa décision finale. Plus de salons, plus d'Europe. Elle revint en Syrie avant la fin de l'année. Mais le Lovelace Bédouin ne l'avait pas attendue. Jane trouva une rivale en place. Dans son contrat, non seulement elle voulait congédier le harem, mais aussi une jeune personne du nom de Sabla, très jeune et très impudente. Jane battit en retraite devant cette invincible jeunesse. Une fois encore larmes, regrets, remords au regard du passé et du printemps doré de sa jeunesse. De toute évidence, il ne lui restait que les voyages et l'archéologie. Elle aurait pu s'en douter. C'est dans un sombre état d'esprit qu'elle partit pour Bagdad, s'en remettant une fois encore au pouvoir réparateur des voyages, sans y croire beaucoup cette fois-ci. Elle voyait s'ouvrir devant elle les effroyables abîmes du remords et les perspectives d'une vieillesse solitaire. Elle arrivait encore à une impasse. L'Angleterre lui était fermée, la Bavière aussi. Paris, peut-être? Non, elle en avait fini avec les grandes villes. Retourner en Grèce était impensable. Elle avait coupé les ponts. L'Orient, qui l'avait séduite et punie, pourrait encore la consoler. Elle aimait cette terre et sa vie. Elle se mit à apprendre l'arabe et décida qu'elle se retirerait dans une petite maison, au fin fond du quartier arabe de Damas. Il fallait encore compter avec Eugénie. Elles vieilliraient ensemble, entourées des chats et des chiens qu'elle aimait tant. Maintenant elle aurait plus de temps pour s'occuper d'eux. Il est des natures qui ont besoin d'amour, de la présence d'un être qui les aime, du plaisir que leur procure un paysage ou une symphonie, ou même leur nourriture. L'amour semble faire partie de leur métabolisme de base; l'âge ne change pas de telles natures; le besoin n'en disparaît qu'avec la vie elle-même. Il en était ainsi de la nature de Jane. Ce fut donc dans un état de noire dépression qu'elle entreprit de tirer le meilleur parti de la poussière et des cendres qui lui restaient.

95 Francisco Masriera y Manovens A Harem Beauty

96 Edward Lear Damascus Elle commença à explorer le pays. Edward Lear, revenant de Petra au cours de l'une de ses expéditions où il fit les croquis qui aboutirent aux charmantes et minutieuses aquarelles maintenant oubliées avec ses « Poèmes absurdes », dit qu'il la rencontra vers cette époque : « Lady Ellenborough, en pelisse de velours cramoisi et en habit de cheval de satin vert, montant embrouiller encore les absurdités de Jérusalem », écrit-il cruellement. Nous brûlons d'en savoir davantage. Se sont-ils rencontrés dans quelque auberge pleine de vermine au bord d'une piste? Échangèrent-ils les mêmes platitudes que tous les voyageurs ou des notes sur les insecticides ou des dessins? Ils n'eurent vraisemblablement que très peu de contacts ensemble — ils n'avaient d'ailleurs pas grand-chose en commun : cet homme d'une timidité maladive, névrosé, dans les nuages, dressait toujours des barrières de maladie, d'absurdité, et d'interdits entre lui et la réalité, alors que lady Ellenborough bravait tous les interdits, jouissait d'une santé de fer et tirait de la vie tout ce qu'elle pouvait, abattant toutes les barrières.

97 A cette époque, la Syrie passait aux yeux de la plupart des Européens pour bien plus lointaine et mal gouvernée que l'Inde. Elle comprenait la Syrie actuelle, le Liban actuel, la Jordanie actuelle et la Palestine. Pendant des siècles elle s'était trouvée sous la loi turque. La Sublime-Porte chargeait les cheiks locaux d'administrer les diverses provinces, mais souvent avec l'intention cachée de les jeter les uns contre les autres. Une fois par an, les grands pèlerinages à La Mecque mettaient le pays tout entier en effervescence. Il y avait différents itinéraires selon la contrée d'où l'on venait : Afrique du Nord, Arabie, Le Caire. Le Hadj Occidental, ou caravane de pèlerins venant de l'Occident, augmentée des pèlerins venus de Constantinople, partait de Damas. A côté de cette scène immémoriale, il y avait maintenant les prospecteurs qui travaillaient au projet du chemin de fer de la vallée de l'Euphrate, qui devait offrir un raccourci pour aller dans les Indes mais qui fut abandonné finalement en Des bateaux grecs mouillaient dans les ports deux fois par mois pour apporter le courrier. Des messagers montés sur dromadaires assuraient les communications à travers le désert; on avait baptisé l'itinéraire Damas-Hit « Route de la Mort », car il était infesté de brigands et les puits étaient distants les uns des autres de deux cent cinquante milles. Dès 1160 les califes Fatimides du Caire avaient établi un courrier spécial par pigeons voyageurs qui servit pendant plusieurs générations. Les oiseaux procédaient par étapes : Le Caire, Bassora, Beyrouth, Constantinople; sur l'itinéraire du petit Désert ils volaient de Damas à Palmyre et Meched Rahba. Tous les cinquante milles, il y avait des tours pour les oiseaux.

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99 En dehors de ces étendues sauvages et arides cernées de rochers s'élevaient les ruines de l'empire de Zénobie, et la muraille rose veinée de Petra, « la cité couleur de rose rouge presque aussi vieille que le monde ». A l'Ouest, Damas s'épanouissait parmi ses jardins. Damas, « Shaum Sheref », la Sainte ou la Bénie, comme on l'appelait. On dit que Mahomet l'ayant regardée, l'avait appelée Paradis. Il précisa que ce n'était là qu'une boutade, car il ne devait y avoir qu'un Paradis, celui d'Allah. « Les minarets jaillissaient du milieu de l'ombre dans le ciel brillant et s'enflammant, effleuraient le soleil », dit Kinglake. C'était un paysage de lait et de miel. Mais il était loin d'être fade. Pendant l'hiver, la neige le recouvrait, les loups hurlaient sur les coteaux, et les tribus émigraient vers le Sud, comme tous les ans, à la recherche de pâturages pour leurs moutons et leurs chameaux. On estimait les tribus selon le nombre de leurs troupeaux ou, pour les tribus guerrières, selon le nombre de lances qu'elles rassemblaient.

100 Petra Photo par Marcelo Ruiz

101 Le pittoresque de la Syrie est aussi violent que son histoire, qui retentissait encore du nom de Roustam et de ses éléphants et de celui du grand Tamburlaine. Plus récemment, Mohamed Ali, qui avait fait massacrer les Mameluks, avait convoité la Syrie, mais ses sièges et ses manœuvres n'aboutirent à rien, et des personnes qui étaient revenues à Damas pour donner des nouvelles du vieux tyran disaient l'avoir vu rongeant son frein dans un hôtel de Naples et jouant au whist avec un jeune touriste américain. Son fils, Ibrahim pacha d'Acre, n'avait, lui non plus, abouti à rien de bon, et aux dernières nouvelles, on l'avait vu à Londres au club de la Réforme. La Syrie retrouvait son calme avec soulagement. On ne pouvait cependant la considérer encore comme un endroit parfaitement paisible ni recommandable aux touristes. Et au milieu du XIXe siècle bien peu de voyageurs la traversaient. L'énorme quantité de livres qui devaient paraître au cours de la seconde moitié de ce même siècle comme Une flânerie d'été en Syrie, Terres berceaux de civilisation, Mes amis les Bédouins n'étaient pas encore écrits, pas plus que cette terre n'avait été explorée. Après lady Hester Stanhope, Jane Digby était l'une des premières Européennes à s'y aventurer seule.

102 La Syrie se nommait au XIXème siècle Bilad el-Cham

103 Au début du printemps de 1854, elle partit pour Bagdad
Au début du printemps de 1854, elle partit pour Bagdad. Elle songeait encore à Sâlih et se révoltait contre le spectre de la vieillesse. Mais bientôt se présenta un nouvel interlude revivifiant avec un autre Arabe, le cheik El Barrak, qui la trouva aussi séduisante dans son chagrin et avec ses quarante-cinq ans passés que d'autres, ses premiers amants, l'avaient trouvée au printemps de sa vie. Peut-être sa pelisse &- velours cramoisi y était-elle pour quelque chose. Aux yeux de cet Arabe, ce devait être un équipement de reine destiné aux ravins rocheux. Le cheik fut pressant, la dame était seule. Nous ne savons pas ce qu'Eugénie pensa de tout cela, ramassée sur elle-même à côté du feu de camp et regrettant sans aucun doute la civilisation et la retenue relatives des Pallikares.

104 Ils passèrent ainsi quelques journées et quelques nuits voluptueuses dans le désert, ce qui distrayait agréablement Jane de sa mélancolie. Mais l'aventure se révéla aussi méprisable que l'homme qui l'avait provoquée. Ils se disputèrent, elle lui reprocha d'abord sa rudesse à l'égard de « ces pauvres chers chameaux », puis son manque d'enthousiasme pour ses dessins. La rupture finale se produisit lorsqu'il usa sans façons de la tente de Jane pour y inviter plusieurs étrangers. Une scène violente se produisit alors; Jane s'en voulait beaucoup d'avoir accepté un tel homme comme amant; El Barrak était furieux de la voir échapper à son emprise — elle et peut-être aussi son argent. Ils étaient déjà en fort mauvais termes lorsqu'ils atteignirent Alep, mais ils poursuivirent leur voyage ensemble. Ce n'est pas facile de quitter une caravane en cours de route. Du côté de Jane, pas de regrets; puisqu'il n'y avait pas d'amour, il n'y avait pas non plus de déception. Ç'avait été une grande erreur, et il valait vraiment mieux vivre sans amour, dans la solitude et la dignité. Mais son esprit revenait toujours douloureusement à Sâlih et elle pensait aussi parfois avec affection à Medjuel qui avait été si différent de El Barrak; si sympathique, avec de si bonnes manières...

105 Marcial Plaza-Ferrand

106 La plupart des Arabes de Syrie connaissaient bien Jane de réputation maintenant et l'on avait discuté de ses dernières aventures amoureuses à travers camps et bazars; la nouvelle de son retour de Bagdad eut tôt fait d'atteindre Medjuel dans le désert. Lorsqu'il apprit qu'elle chevauchait vers Damas en compagnie du cheik El Barrak, il agit rapidement. Soudain, il surgit de l'horizon pour la rejoindre, lui apportant en cadeau une superbe jument arabe; leur rencontre fut décisive. Le cheik El Barrak disparut avec tact ou peut-être avec prudence. Ensemble Jane et Medjuel revinrent à la ville. Au cours des jours qui suivirent, Jane découvrit en Medjuel toutes les qualités et tous les attraits qu'elle avait si souvent cru trouver chez d'autres hommes. Cette fois-ci, on ne la trompait pas. Medjuel avait du caractère, de l'esprit et de la race, et il l'aimait pour elle-même. (Il devait y en avoir de multiples confirmations. Au cours de leurs trente années de vie commune, il ne manifesta jamais le moindre intérêt pour la fortune de Jane.) Medjuel était un homme d'honneur et fort courtois. Il était aussi capable d'éprouver une passion romantique, elle le découvrit bientôt. Homme de décision en outre, pendant l'absence de Jane il s'était occupé de divorcer de son épouse qui lui avait donné des fils et qui, d'après les canons arabes, était une vieille femme. Personne ne semble avoir trouvé cruel de la renvoyer ainsi dans sa tribu. On lui rendit le douaire qu'elle avait apporté en arrivant et elle fut pourvue d'une retraite honorable.

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108 Medjuel était donc maintenant libre d'épouser Jane selon les lois européennes. Il le lui proposa tandis qu'ils chevauchaient une fois encore vers Palmyre. Et Jane, à nouveau ravie comme une jeune fille, nota dans son journal leur premier baiser. Elle l'accepta sans réserve. Soudain, plus de solitude ni de déceptions. Elle avait découvert l'homme parfait, la vie parfaite. Elle se sentait renaître. « Si je n'avais ni miroir, ni mémoire, je croirais avoir quinze ans », écrivait-elle dans son journal. Avec ou sans miroir, tous les témoignages contemporains conviennent qu'elle ne paraissait pas du tout son âge. A soixante-huit ans, bien plus tard, on lui en donnait encore quarante. « Ces Anglaises doivent posséder un procédé diabolique pour ne pas vieillir », disait un voyageur français, un peu avec regret.

109 Il y eut une entrevue orageuse avec le consul anglais, que l'idée de cette union choquait profondément et qui mettait en question le bon sens de Jane; il essaya d'empêcher le mariage ou au moins de faire traîner les choses en longueur jusqu'à ce qu'il ait consulté les autorités d'Angleterre. Mais Jane fut inébranlable. Les obstacles administratifs furent balayés et le mariage eut lieu à Homs, où Medjuel possédait une maison, bien qu'il préférât toujours la vie du désert sous la tente. Jane fut aussitôt adoptée et adorée de la tribu des Mezrab. On la connut sous le nom de Jane Digby El Mezrab — les Arabes l'appelaient leur Sitt, leur Dame, ou, de façon plus pittoresque, Umn-el Laban — la mère du Lait, par allusion à la blancheur de sa peau. Elle se sentait parfaitement heureuse parmi eux. Elle sentait qu'elle était enfin arrivée vraiment chez elle, et c'était vrai.

110 Jane et Medjuel partagèrent tout d'abord leur temps entre Homs et les tentes du désert, ces tentes noires en peau de Kedar qui sont demeurées les mêmes à travers les siècles. Plus tard, Jane devait faire bâtir une belle maison dans les faubourgs de Damas où ils vivaient à l'européenne six mois de l'année, vivant les autres six mois à la bédouine. Chacun s'adaptait au mode de vie de l'autre, bien que Medjuel, comme tous les Bédouins, trouvât les villes étouffantes et fît dans le désert les fréquentes incursions qu'exigeaient non seulement sa nature même mais aussi ses intérêts : les troupeaux et les chevaux. Jane fut prompte à adopter les habitudes arabes. Elle fumait le narguilé et aimait se promener pieds nus, portant le yashmak et la traditionnelle robe bleue. Elle apprit à souligner ses yeux bleus de la ligne de khôl qui est une partie essentielle du maquillage de la femme arabe et elle s'abandonna à la vie et aux habitudes de la tribu. D'apparence et de coeur elle était avec eux. Jane Digby El Mezrab portant le yashmak et la traditionnelle robe bleue.

111 Sa parfaite maîtrise du cheval, sa connaissance des bêtes et des soins à leur donner, héritage de son séjour à Holkham, étaient hautement appréciées des Arabes. Ils chassaient avec des faucons et des chiens persans; et bientôt Jane passa maître dans l'art de monter à dromadaire : on la voyait souvent courir à la tête d'un groupe de Bédouins. Le dromadaire est un animal difficile à monter. Il est capable d'atteindre de très grandes vitesses mais il roule et tangue constamment et de façon désagréable. Mais pour une telle amazone, ce n'était pas une difficulté. Elle les appelait : « Chers animaux si utiles. » Comme une autre experte en l'art équestre, lady Anne Blunt, elle aimait et estimait les dromadaires, elle les trouvait des animaux patients, intelligents et affectueux. L'élevage des moutons, et des chevaux, et les récoltes, toute cette vie pastorale réveillait en elle de nombreux échos de Holkham. Au fond d'elle-même elle n'avait jamais été mondaine ou citadine. Elle avait beaucoup aimé la vie primitive à Dukadès et aussi dans les montagnes d'Albanie. Cette vie était mille fois meilleure que l'autre. Elle rayonnait de satisfaction, mais elle fut déchirée entre diverses émotions — fierté, étonnement, tristesse — lorsque Medjuel partit seul dans le désert pendant deux mois pour conduire des moutons afin de gagner de l'argent pour sa tribu. Elle remarqua encore à cette occasion combien il s'intéressait peu à son argent à elle : il ne lui était pas venu à l'esprit de se servir de l'argent de sa femme comme l'avaient fait Schwarzenberg, Theotoky, Hadji-Petros et bien d'autres.

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113 Peut-être que pendant ces périodes qui alternaient avec d'autres plus vibrantes, elle pouvait évaluer et savourer le calme du désert, cet immémorial climat arabe de néant, de simple existence, comme un état de bien-être. Peut-être aussi commençait-elle à partager les points de vue si spéciaux des Arabes sur la vie. On a dit que l'Arabe avait comme objectif essentiel dans sa vie d'Exister — libre, brave, sage — ou simplement d'Exister contrairement à tant d'autres peuples dont le but est de Posséder — la fortune, le savoir, un nom. Peut-être aussi avait-elle conscience de ce puissant bruissement d'ailes, de cette pulsation de l'effort du XIXe siècle qui résonnait intensément au delà des limites du désert, annonçant un nouveau mode de vie où il suffirait de Faire. Mouvement et actions pour eux-mêmes, sorte de tic nerveux. Comme la vie du berger bédouin semblait magnifiquement riche comparée à celle du citadin pressé ! Peut-être se rappelait-elle que cet Ellenborough maniéré — ce mari que tant de vies et tant d'amours séparaient d'elle — était aussi arrivé en Orient, mais un autre Orient que le sien? Il était devenu gouverneur général des Indes. Si elle était restée pour aller en Orient avec lui, comme ces pavillon bordés de perles lui auraient paru étouffants et décevants ! Les tentes bédouines noires de ses Mezrabis étaient mille fois plus agréables.

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115 Elle commençait à parler arabe couramment mais les personnes qu'elle connut ensuite, comme le grand orientaliste sir Richard Burton, dirent qu'elle parlait avec un accent régional marqué, une sorte de grasseyement campagnard qu'elle tenait de sa tribu et sur lequel elle était fort susceptible. Medjuel, au contraire, selon Abd El-Kader, parlait l'arabe le plus correct de toute la Syrie. Sa vie était fort affairée et toute faite d'histoires de tribus ou de famille. Elle avait huit beaux-frères maintenant, avec leurs femmes et leurs enfants et deux beaux-fils, Schetebb et Japhet, avec leurs femmes. Elle vivait en excellents termes avec tous. Ils s'habituèrent peu à peu à avoir recours à leur Umn-el Laban pour des conseils ou pour des questions de plus en plus nombreuses : culture, médecine, loi, vie domestique, éducation et bien d'autres encore. Le frère aîné de Medjuel, le cheik, n'avait pas d'enfants : Medjuel était donc virtuellement le chef des Mezrabis d'abord en raison de ses aptitudes linguistiques et ensuite à cause de ses deux fils qui étaient les héritiers du cheik.

116 Il ne faut pas s'imaginer que Medjuel et Jane vivaient toujours une sereine idylle d'automne. « Nous si calmes, maintenant qu'il n'y a plus de passion. » Il y eut encore pour eux bien des années de brûlante passion agrémentées de querelles d'amoureux, de réconciliations, de jalousies, climat torride de l'amour passionné. Parfois, c'étaient de romantiques voyages d'amoureux, seuls dans le désert. Parfois, il y avait incompréhension et séparation. Quand ils s'étaient mariés, Jane avait imposé un pacte extrêmement particulier. Si Medjuel se sentait contraint par la monogamie européenne, il était libre de prendre une autre femme, mais elle devrait vivre à l'écart et Jane ne devrait jamais le savoir. Pour Jane, dans la première ardeur de ses amours, sûre — comme de coutume — de les voir toujours durer, cela avait paru raisonnable. Et en fait ce l'était, mais la raison voisina-t-elle souvent avec l'amour? Avec le temps, les occasionnelles absences de Medjuel et les ragots de bazar devaient amèrement tourmenter Jane. Il y eut des scènes. Et Medjuel n'était pas non plus toujours satisfait d'elle. Elle était toujours terriblement attirante bien qu'elle ne fût peut-être plus maintenant aussi amoureuse, si bien qu'il n'y avait peut-être plus rien que des coups d'œil en coulisse... et pourtant des insinuations curieuses entourent le nom du cheik Farès El Mezrab. Certains incidents restent obscurs et embrumés de passion. Medjuel était aussi jaloux que tous ceux de sa race. Il est inconcevable qu'il ait pu tolérer la moindre liberté de la part de sa femme.

117 Dominique Ingres La Grande Odalisque

118 Il n'y avait pas place pour l'ennui
Il n'y avait pas place pour l'ennui. En plus des drames personnels, il y avait les luttes entre tribus et ces razzias au cours desquelles des tribus ennemies s'abattaient sur eux et emportaient le plus beau du bétail et même une fois la jument favorite de Jane. Le gouvernement fit traîner les choses en longueur et aucune sanction ne fut jamais prise. Jane fut soulevée d'indignation et de mépris. A la tête de leurs troupes, Jane et Medjuel partaient en galopant au combat. Il y eut dans le désert trois semaines d'état de guerre : Holo Pacha attaqua leur camp au plus profond de la nuit avec quatre-vingt-dix hommes, mais Medjuel et Jane rallièrent leurs hommes et le mirent en déroute. On l'admira encore davantage dans le monde arabe lorsqu'elle eut montré son goût de l'aventure. Elle suivait une loi qui lui était propre; les Arabes comprirent comme les Européens qu'elle renversait toutes les notions préconçues, et ne pouvait être classée dans aucune des catégories habituelles : femme, amazone, épouse, maîtresse... elle était Jane Digby El Mezrab et n'avait pas plus sa réplique en Orient qu'en Occident. Son argent était parfois précieux pour l'achat de nouveaux modèles d'armes pour la défense de la tribu. (Les tribus bédouines étaient en majeure partie armées de lances et de vieux pistolets d'arçon ridicules.) Dans ce cas Medjuel acceptait à l'occasion sa contribution et elle en était encore plus respectée de son peuple. Voici un passage guerrier tiré de son journal : « Dans la matinée on entendit le canon et les mousquets, et environ douze douzaines d'Arabes se précipitèrent dans la ville pour nous apprendre que Hassaim Bey avait attaqué notre camp avec Ibn Merschid et qu'après avoir tiré sur nos tentes ils avaient emmené tous nos chameaux mais que, grâce à Dieu, ils n'avaient tué aucun de nos hommes. » Ils bouclèrent alors une fois de plus leurs armures, amorcèrent leurs fusils à pierre et partirent en expédition de représailles. Non, il n'y avait pas place pour l'ennui.

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120 Certaines de ces escarmouches se poursuivaient des semaines d'affilée, sauvagement. D'autres étaient plus formelles et se déroulaient dans le goût des tournois du Moyen Age, c'est-à-dire avec plus de cérémonie et de pompe traditionnelle que d'effusion de sang. Certaines tribus syriennes et notamment celles des Rowàla et celle des Ibn Haddal, gardaient encore la coutume immémoriale de l'Uttfa, représentation d'un chameau de grande taille que l'on place au centre du combat à l'occasion d'une bataille. L'Uttfa consistait en un énorme bâti de bambou, une sorte de cabane à claire-voie, décoré d'une profusion de plumes d'autruches. A l'intérieur était assise une fille dont le travail consistait à chanter ces lentes chansons arabes nasillardes qui peuvent exprimer l'amour ou la colère avec des variantes à peine perceptibles. Son but était d'exciter l'ardeur guerrière des Rowàla pour qu'ils soutiennent l'attaque. Le succès de sa défense ou sa capture décidait du sort de la bataille. Ce ne dut pas être une position très enviable de se trouver ainsi au milieu des lances qui sifflaient et des farouches combattants de la tribu. Mais ce fut l'un des spectacles légendaires qu'offraient les nombreuses coutumes arabes aujourd'hui disparues que Jane Digby El Mezrab put voir de ses propres yeux.

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122 Elle parle souvent aussi de la djerid ou fantasia, cette charge sauvage à corps perdu des cavaliers bédouins, panache arabe traditionnel qui se pratiquait du Maroc à l'Arabie. Elle n'entre pas dans les détails; elle accepte tout cela comme une coutume existante, sans plus. Au contraire, sa compatriote, Isabel Burton, plus nouvellement arrivée en Syrie et aussi éblouie qu'elle par l'Orient, la décrit en détail : « Quand je dis que les hommes se lancent dans la djerid, je veux dire qu'ils partent au galop sauvagement, faisant feu de leurs armes en pleine vitesse, en criant, en se dressant sur leurs étriers, leurs brides dans la bouche, jouant avec leurs longues lances ornées de plumes et les faisant vibrer dans l'air, les lançant et les rattrapant en plein galop, ramassant des objets à terre, tirant de leurs pistolets, se jetant sous le ventre de leurs chevaux et faisant feu dans cette position en plein galop et en poussant leur cri de guerre... La sauvagerie de cette scène est vraiment délassante, ajoute-t-elle, mais il vous faut être bon cavalier, car les chevaux sont eux-mêmes emportés par cette fougue. » .

123 Checa Y Sanz Ulpiano Fantasia

124 En 1857, Jane décida de rendre visite à l'Angleterre
En 1857, Jane décida de rendre visite à l'Angleterre. Elle désirait voir sa famille, ses hommes d'affaires, les dépositaires de son revenu et régler son testament en faveur de Medjuel. Mais il fallait opérer discrètement, car une aura de scandale entourait son nom en Angleterre; si l'on faisait allusion à elle, c'était en termes d'opprobre sous le nom de la femme écarlate. C'était une très dure épreuve pour sa famille qui souffrait profondément lorsqu'elle lisait des passages comme celui-ci : « Des personnes indésirables, telles que la trop connue et polyandre Jane Digby El Mezrab. Cette personne fut d'abord la femme de lord Ellenborough qui divorça d'avec elle; en second lieu celle du prince Schwarzenberg et par la suite de six autres personnages. Finalement, ayant lassé l'Europe, elle prit le chemin de la Syrie où elle épousa un sale petit cheik bédouin noir. » Sauf en ce qui concerne les adjectifs de « sale », « petit » et « noir » que les Digby n'avaient d'ailleurs pas la possibilité de réfuter, il n'y avait vraiment rien à dire

125 Eugène Delacroix La Femme caressant un perroquet

126 Jane n'était pas revenue dans son pays depuis le scandale Schwarzenberg de Elle avait laissé une société imprégnée de l'esprit large, de la gaieté de la Régence. Maintenant elle allait la retrouver confite dans la pruderie victorienne. Toutes ses contemporaines étaient devenues des matrones grasses ou desséchées. Le mouton et l'acajou étaient à la mode. La vie de famille était l'autel auquel chacun sacrifiait. Il y avait de longues fiançailles, des sentiments durables, mais de passion, point. On ne parlait jamais de divorce. Les veuves qui se remariaient n'étaient plus reçues à la Cour. Les missionnaires étaient très en vogue. Toutes les races qui n'étaient pas franchement européennes étaient rejetées comme noires ou jaunes, pauvres païens qu'il fallait convertir ou traiter avec condescendance — mais certainement pas épouser; l'idée même en était indécente. Surtout quand vous aviez l'allure de Jane qui revenait au bercail familial avec un air impénitent de jeunesse et de romantisme. A cinquante ans, elle semblait encore être autour de la trentaine. Elle avait gardé sa ligne; ses cheveux étaient toujours du blond châtain que Balzac avait admiré, quelques fils d'argent apparaissant à peine. On remarqua qu'elle avait contracté l'horrible habitude orientale de se noircir les yeux. Maquillée! Toute son élégance, tout son charme, toute sa gracieuse gaieté ne comptaient pas : l'aura générale de désapprobation ne pouvait supporter une pécheresse heureuse. Encore, si elle était revenue épuisée et baignant clans les larmes du repentir ! comme cela eût été émouvant et agréable... on aurait pu lui montrer combien on pouvait être charitable envers une femme perdue. Au lieu de cela, elle se glorifiait positivement de son mariage arabe (qui couronnait tous les autres aussi...).

127 Heinrich Fussli Johan Femme nue étendue et femme jouant du clavecin

128 Cette visite ne fut vraiment pas un succès, bien que quelques-uns de ses parents se fussent ralliés autour d'elle avec une apparence de chaleur. Le tempérament et l'éternelle jeunesse de Jane étaient une barrière fatale, pour tous, sauf pour son frère Kenelm aussi affectueux que jamais. Steely elle-même, sa vieille et fidèle gouvernante, ne devait pas se laisser gagner par les récits pittoresques de ses joies syriennes. Jane avait épousé un noir — Steely ne se souciait pas d'en discuter. Aux yeux de toute la famille, Medjuel restait l'innommable, ce qui blessait péniblement l'orgueil de Jane. Le printemps froid et humide de l'Angleterre la déprima; il n'y avait pas de lettres de son bien-aimé Medjuel. Il s'impatientait. Elle n'appartenait pas plus à l'Angleterre maintenant qu'à l'époque de sa jeunesse. Peu après son cinquantième anniversaire, il lui sembla préférable de retourner promptement vers la Syrie, le soleil et Medjuel. Elle s'arrêta à Paris juste le temps d'acheter un piano, un tas de vêtements élégants et toute une variété de volailles. Elle se pressa : Marseille, la Méditerranée; elle rongeait son frein tandis que le bateau s'attardait dans les petits ports d'escale. Enfin la côte basse couleur d'abricot de la Syrie fut en vue : l'Orient, Beyrouth et les montagnes du Liban, enfin ! Elle se rua à terre. Bagages, piano, volailles, toilettes parisiennes, elle oubliait tout. Elle chevaucha toute la nuit : « Le coeur battant, j'arrivai à Damas... il arriva, Medjuel, le cher, l'adoré, et en ce moment de bonheur, j'oubliai tout le reste. » La vagabonde avait enfin trouvé son foyer.

129 Henri Guillaume Schlesinger Beauty

130 Medjuel était un homme profondément religieux
Medjuel était un homme profondément religieux. Il ne manquait jamais les prières rituelles de sa foi musulmane au lever et au coucher du soleil. Jane n'avait jamais été remarquablement assidue, mais elle devint, par gratitude, plutôt que par repentir, une pratiquante fort pieuse. Elle savait qu'il n'était pas question de convertir Medjuel au christianisme; elle respectait sa religion, comme lui respectait la sienne, mais il semble qu'elle ait regretté de ne pas être parvenue à le faire passer du croissant à la croix. Peut-être la piété, le mysticisme normal des musulmans qui l'entouraient, l'avaient-ils influencée — il est possible que leur profonde piété innée ait réveillé en elle des principes religieux qui stagnaient. De toute façon, elle finit par redoubler d'active participation aux affaires de l'Église. Avec le temps, les missionnaires furent bien accueillis chez elle et elle encouragea leurs projets de fonder des écoles pour les jeunes infidèles. Il n'y eut jamais chez Jane ce qu'on peut appeler un retour par repentir. Elle n'essayait pas de se racheter. Elle se rendait tout simplement compte de sa chance et de son bonheur avec Medjuel, en remerciait Dieu humblement et tentait de faire partager son bonheur à d'autres et en particulier aux missionnaires qui essayaient d'aider les chers Bédouins, son peuple, et aux Bédouins eux-mêmes qui pourraient tirer profit (qui sait?) des classes d'instruction religieuse et des jardins d'enfants. On raconte qu'un jour, dans une école du dimanche à Damas, elle se glissa dans une classe sans être remarquée et s'accroupit parmi les autres femmes arabes. Elle était habillée comme elles et voilée — et d'ailleurs elle teignait maintenant ses longs cheveux châtains en noir à cause de la superstition arabe selon laquelle les cheveux blonds portent malheur. Il n'y a rien d'étonnant à ce que les missionnaires n'aient pas reconnu là l'ancienne lady Ellenborough. Elle resta après les autres pour bavarder poliment et les féliciter de leur travail. Et ici, il me semble percevoir un reflet de cette autre Jane, de cette créature espiègle qui énumérait sa longue liste d'amants comme un Almanach du Gotha de mauvais goût; cette Jane dont le badinage ironique avait réjoui Balzac comme tous ceux qui la connaissaient.

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132 Mais, même à soixante ans, elle n'était pas absolument confite en religion. A Damas, à la fois dans les milieux orientaux et occidentaux, elle était devenue une figure célèbre et fort appréciée. Les Burton venaient d'arriver au consulat et lui, en tant qu'orientaliste, put profiter avec un profond plaisir de sa connaissance remarquable de la vie arabe. Abd El-Kader aussi s'était établi dans la ville avec ses cinq cents fidèles Algériens. Les Burton, les Mezrab et Abd El-Kader passèrent de nombreuses nuits paisibles d'été sur la terrasse de la maison des Burton à Salahiyyeh où, leurs narguilés à côté d'eux, ils passaient le temps à fumer et à échanger leurs connaissances orientales. Burton était toujours en train de rassembler des notes pour ses Mille et une Nuits et en particulier pour l'Essai Terminal qui dit tout ce qu'il y a à dire sur la vie sexuelle et les coutumes arabes. Photo par Raquel Pellicano

133 Certes Burton, lorsqu'il était un jeune voyageur audacieux, s'était déguisé en colporteur persan et bien avant son voyage à La Mecque avait réussi à pénétrer cette autre forteresse sacrée des musulmans : le harem. Tout ce qu'il écrivit rendait le son de la vérité; mais Jane Digby El Mezrab était devenue la femme d'un musulman. Elle connaissait leurs habitudes, leurs harems comme Burton lui-même ne les connaissait pas. Il la consulta sans aucun doute sur de nombreux points. Mme Burton qui en ces occasions était toujours un peu laissée de côté (on sent très bien son attitude empressée, respectueuse qui restait vraiment celle d'une spectatrice), nous parle de ces soirées passées sur les terrasses alors que les autres visiteurs, les quelque vingt Européens qui résidaient alors à Damas, les membres des services consulaires et gouvernementaux et les visiteurs de passage étaient partis, pour la bonne raison que peu de gens se souciaient de rester dehors après la tombée de la nuit sur ce flanc de montagne isolée où les Burton habitaient. « Comme je regarde en arrière vers ces jours romanesques... où les matelas et les coussins des divans étaient étalés sur la terrasse... alors on préparait sur place le souper et il ne restait avec nous que les personnages les plus intéressants et les plus remarquables de Damas, ces deux êtres qui ne surent jamais ce qu'était la peur, le célèbre Abd El-Kader et lady Ellenborough... C'était une très belle femme, bien qu'à l'époque où j'écris elle eût soixante et un ans, grande, autoritaire et avec une allure de reine. C'était une grande dame jusqu'au bout des doigts autant que si elle venait de quitter les salons de Londres ou de Paris, raffinée dans ses manières comme dans sa voix, et elle n'émettait jamais une parole que vous puissiez désapprouver. Mon mari pensait qu'elle dépassait de beaucoup la femme la plus intelligente qu'il eût jamais rencontrée, il n'y avait rien qu'elle ne pût faire. Elle parlait neuf langues à la perfection et savait aussi les lire et les écrire. Ses lettres étaient splendides; si elle traitait une affaire, elle ne parlait jamais ni trop ni trop peu (ce n'était pas comme Mme Burton qui passait du coq à l'âne et déversait des flots de paroles). Elle avait vécu une vie d'aventures des plus romantiques et maintenant on pouvait dire qu'elle succédait à lady Hester Stanhope. »

134 Gabriel Joseph Marie Augustin Ferrier A Harem Beauty Holding A Fan

135 Mme Burton décrit ensuite la façon dont Jane partageait son temps entre la maison de Damas et les tentes bédouines : « Lorsque je la vis pour la première fois à Damas, écrit-elle, elle menait une vie demi-européenne. Elle noircissait ses yeux au khôl et vivait de façon curieusement désordonnée. Mais autrement elle n'avait rien d'extraordinaire, assure-t-elle fermement. Elle était honorée et respectée comme la reine de sa tribu, portant une robe bleue, ses beaux cheveux nattés en deux longues tresses jusqu'au sol, trayant les chameaux, servant son mari, lui préparant sa nourriture, lui donnant de l'eau pour se laver les mains et la figure, assise par terre pour lui laver les pieds, lui donnant son café, ses sorbets, ses narguilés, et, pendant qu'il mangeait, elle restait debout, le servait et en tirait gloire. (Mme Burton approuvait profondément cette attitude, car elle aussi était une femme soumise et ravie dans la contemplation de son mari.) Elle était splendide en robe orientale et, en la rencontrant au bazar, on aurait juré qu'elle n'avait pas plus de trente-quatre ans. »

136 Bien que, lorsqu'elle vivait à la bédouine, Jane semble avoir porté généralement les mêmes vêtements simples que les autres femmes, il est évident qu'elle faisait parfois des frais de toilette. Dans son testament, on trouve mentionnés quelques somptueux atours orientaux. « Mes ornements arabes, ma ceinture et mes bijoux d'or et d'argent et mon casque d'argent doré, mon plastron de cuirasse et ma bride incrustés de corail... mon aigrette de diamants coloriés pour la tête. » Était-ce là une pièce d'orfèvrerie européenne, héritage de ses jours plus mondains, ou était-ce une de ces barrettes de diamants compliquées, tremblantes et finement découpées, que l'on trouve dans les souks de bijoutiers tunisiens et qui étaient fabriquées par des artisans italiens pour le marché oriental? Cela n'a aucune importance, mais j'aime l'imaginer chargée des trophées de sa beauté où les discrets gages d'amour européens se mêlaient aux splendeurs plus barbares de sa race d'adoption et présidant peut-être l'une des fantasias arabes traditionnelles, avec des chevaux caracolant, des sabots tonnant et des salves qui cinglaient les spectateurs; présidant, avec la même grâce que celle qui avait été autrefois l'ornement de l'Almack's ou des salons de Paris, de Munich et d'Athènes..., les camps qui avaient jalonné son chemin.

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138 L'Honorable Jane Digby El Mezrab, ainsi qu'on l'appelait maintenant (ses frères et sœurs s'étaient conféré ce titre en 1859 comme enfants d'un baron) voyait tous les gens de marque qui visitaient Damas, bien qu'on n'ait jamais su si elle avait rencontré deux des Anglais les plus intéressants qui y vinrent, Doughty et Holman Hunt. Le peintre pré-raphaélite arriva en 1854 décidé, selon ses propres termes, à découvrir par lui-même à quoi ressemblait le Christ. Pendant deux ans il vagabonda, fixant sur sa toile des types et des scènes bibliques. Doughty, voyageur érudit, la tête pleine de fossiles et Anglais chaucérien, vivait caché dans le quartier arabe de Damas en Il étudiait l'arabe afin de préparer ses voyages à travers l'Arabie. Pour de telles personnalités Jane Digby El Mezrab et son mari étaient toujours hospitaliers et empressés. Mais ceux qui la considéraient comme une des curiosités locales (« vous savez bien, cette ex-beauté avec quatre maris encore en vie qui a fini par épouser un noir ») recevaient un accueil glacial. Ceux en revanche qui venaient munis d'une introduction amicale étaient sûrs d'être reçus dans la charmante maison qu'elle avait fait bâtir à la limite de la ville, près de la Bab Menzel Khassab, une des nombreuses portes de Damas. Cette maison était aussi jolie et personnelle que l'avaient été toutes celles qu'elle avait fait bâtir jusque-là. Le jardin était rempli de plantes rares aussi bien que d'arbres fruitiers anglais. Il y avait aussi des fleurs anglaises; les plates-bandes qui entouraient la maisonnette et qui ressemblaient à une indienne, devaient rappeler le Norfolk de sa jeunesse — œillets et ibérides, les williams sucrées et les campanules. Medjuel les regardait avec envie. Nomade, il ne s'intéressait pas à l'horticulture; mais quel pâturage pour ses chameaux ! Les étables et les communs s'ouvraient sur une cour centrale où dansait une fontaine et où la ménagerie toujours grandissante de Jane était nourrie par la toujours fidèle Eugénie. A un moment donné, outre les chevaux, les ânes, les dromadaires, le pélican, les chiens et les perroquets de Perse, il y eut environ une centaine de chats. Et il fallait que chacun eût son assiette personnelle. Il n'y a rien d'étonnant à ce que cette tâche ait été confiée uniquement à Eugénie, ce travail eût semblé inconvenant et incompréhensible à des Bédouins.

139 Damas

140 La maison était surtout meublée à l'européenne : or moulu, miroir, gros point, bibelots et aussi photographies de famille. Il y avait un superbe salon octogonal de grandes dimensions et de grande élégance où Jane recevait ses hôtes parmi les charmantes choses qu'elle avait amassées au cours de ses vagabondages. Ses vêtements, quoique un peu démodés, restaient indéniablement parisiens; au cou elle portait des perles magnifiques. L'empereur du Brésil lui rendit visite un matin à six heures; c'était une heure bizarre, mais il fut reçu avec grâce. Il fut aussitôt sous le charme. Elle, de son côté, dit que de toutes les plaisantes majestés qu'elle avait connues, il était la majesté la plus plaisante. L’empereur Pierre II du Brésil

141 Jane avait adopté de façon absolue son mari et ses mœurs
Jane avait adopté de façon absolue son mari et ses mœurs. Isabel Burton dit qu'elle était « plus Bédouine que les Bédouins et non seulement acceptait mais partageait elle-même leurs habitudes de razzier et de soulager de grosses sommes d'argent les voyageurs du désert qui traversaient leur territoire munis de sauf-conduits. » Tel est le récit de Mme Burton sur la façon dont ils tirèrent profit de l'attitude méfiante que Jane leur recommandait en qualité de guide et protectrice ou Ghafir de leur expédition à Palmyre. « Ce voyage était une entreprise terriblement difficile à cette époque... Tout d'abord six mille francs devaient être confiés aux El Mezrab, tribu qui servait d'escorte pour ce voyage... Il n'y avait pas d'eau ou plutôt seulement deux puits sur tout le trajet et eux seuls les connaissaient; les difficultés et les dangers étaient grands; ils voyageaient de nuit et se cachaient le jour. On peut dire que les chameaux furent environ dix jours en route et les chevaux environ huit jours... Lady Ellenborough (pour Mme Burton elle était toujours une pairesse plutôt qu'une Mezrab)... aida la tribu en dissimulant les puits et en exerçant le chantage sur les Européens qui voulaient visiter Palmyre, ce qui rapportait des sommes considérables à la tribu. » Les Burton étaient décidés à partir, mais ils n'avaient pas d'argent à gaspiller dans des plaisirs touristiques de ce genre. Richard Burton n'avait pas besoin d'interprètes; pour l'homme qui avait pénétré à La Mecque comme musulman, une telle expédition n'était qu'une petite promenade. Lorsqu'il demanda à sa femme si elle voulait risquer le départ isolé, elle eut une réponse qui la caractérisait bien : « Où vous allez, je veux aller. » Isabel dit qu'en apprenant leur décision, lady Ellenborough fut dans tous ses états. « Elle savait que cela porterait un coup fatal à une grosse source de revenus pour sa tribu. Elle était très intime avec nous, et vaguement parente de ma famille par alliance et elle aurait favorisé notre projet si cela n'avait pas été détruire tout son système. Elle fit tout ce qu'elle put pour nous dissuader; elle pleura par avance sur notre perte en nous disant que nous ne reviendrions jamais — et en fait tout le monde nous conseillait de faire nos testaments; finalement, elle nous offrit l'escorte de l'un de ses Mezrabis de façon que nous puissions échapper aux razzias bédouines et parvenir plus vite à l'eau si elle existait. »

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143 Ceci est l'interprétation de Mme Burton; il se peut qu'elle ait ainsi jugé témérairement une offre tout à fait innocente de la part de Jane. Il se peut aussi qu'elle ait eu raison; quoi qu'il en soit, Burton était de taille à se mesurer avec n'importe quel Bédouin. Il parlait souvent du déclin de la chevalerie arabe : perfidie croissante et disparition du sens traditionnel de l'honneur. Là où autrefois la cérémonie sacrée de briser le sel ensemble assurait la vie sauve aux voyageurs parmi les tribus, maintenant la faim et le besoin avaient tout changé. « Inutile de plaider : Nahnu Malihin (nous sommes unis par le sel), écrivait Burton. Ils répondent : « Ton sel n'est pas dans mon ventre. » La grande majorité de ces fils d'Agar qui ont abandonné l'usage des bonnes manières ignore ou plutôt ridiculise les mœurs rococo de leurs ancêtres. Et il y a des scélérats qui vous offrent un bol de sel d'une main et vous poignardent de l'autre. »

144 Eugène Delacroix Charge

145 Quoi qu'il en soit, les Burton décidèrent de partir; ils acceptèrent l'offre que leur avait faite Jane de les faire accompagner par un Ghafir Mezrab, mais pour être tout à fait en sécurité prirent dix-sept chameaux chargés d'eau. Ils étaient tous les deux habillés en Arabes et armés jusqu'aux dents; il y avait plusieurs valets, kavass et éclaireurs et aussi Mohamed Agha, le fidèle garde afghan de Burton. Cette cavalcade considérable partit avec un certain éclat : même ainsi toutes les précautions étaient prises. Ils dormaient tout habillés, leurs revolvers à côté d'eux; les hommes prenaient la garde chacun leur tour et l'on enlevait les clochettes des chameaux de façon qu'un silence absolu règne sur le camp toute la nuit. A environ un jour de voyage de Damas, Mme Burton dit qu'il lui sembla que le Mezrab avait « un regard mystérieux et amusé ». Elle en discuta avec son mari; ils étaient certains qu'il les mènerait bientôt vers une embuscade. Burton appela Mohamed Agha et lui donna quelques ordres en persan. L'Afghan partit comme une flèche. Mme Burton dit que chaque fois que Burton lui disait d'aller chercher quelqu'un, il partait en disant : « Oui, par Allah! Excellence, s'il était en enfer je vous l'en sortirais. » — « ... On retira au Bédouin sa jument et ses armes et on le fit monter sur une mule de bât. On lui prodigua toute l'amabilité possible et il jouit absolument de toutes les aises dont nous pouvions jouir, mais deux hommes montaient la garde auprès de lui jour et nuit si bien qu'il était réduit à l'impuissance.

146 René HIS Campement bédouins

147 Nous savions très bien que le Bédouin sur sa jument pur-sang aurait quitté la caravane en prétendant qu'il allait chercher les puits alors qu'en réalité il aurait cherché sa tribu pour la faire fondre sur nous et nous faire capturer; on donnerait des ordres pour qu'on nous respectât et qu'on nous traitât bien, puis nous serions rançonnés et tout ceci aurait prouvé qu'il était impossible de visiter Palmyre sans une escorte bédouine à six mille francs par tête; quant au Foreign Office, il aurait certainement reproché sévèrement à son consul d'avoir couru un tel risque et l'aurait peut-être rappelé. Nous tenions à notre Mezrab pour en faire étalage afin de prouver que nous avions une escorte bédouine chaque fois que les razzias bédouines risquaient de se présenter, mais on ne l'autorisait à faire aucun mouvement, aucun signe. » Jane dut bouillir de rage en voyant l'insulte que l'on faisait ainsi à ses chers Mezrabis, ou encore se réjouissait-elle peut-être que sa tribu reçoive une leçon salutaire et qui ne donne pas lieu à effusion de sang? Rien ne nous permet de penser qu'elle ait jamais tenté de modifier les habitudes bédouines de violence pas plus qu'elle tenta jamais de les convertir au christianisme. Elle vivait avec eux et parmi eux, sauvegardant certains de ses principes à elle, mais ne faisant jamais de prosélytisme. D'autre part, si Medjuel l'adorait, le noble, le lion, l'amant à la nature indépendante, il ne s'était jamais servi de sa fortune à elle; on n'avait pas le droit de le critiquer parce qu'il se procurait des fonds par des moyens traditionnels de son peuple. Non, selon toute probabilité, les sympathies de Jane allaient plutôt aux Bédouins qu'aux Burton. Mais elle garda un silence discret et, après avoir pleuré au moment de leur départ vers des dangers inconnus, elle les accueillit à leur retour avec toutes les apparences du soulagement. C'était le Destin! Inch Allah ! Dieu l'avait voulu ainsi.

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149 L'année 1872 apporta à la fois l'aventure et la comédie en abondance
L'année 1872 apporta à la fois l'aventure et la comédie en abondance. La guerre entre tribus se réveilla dangereusement. Les Mezrab soutinrent les Saba contre leurs rivaux traditionnels les Rowàla sur la question vitale du pâturage et des concessions de comptoirs. Après un certain nombre d'accords en sous-main et d'intrigues avec l'administration turque (qui s'en réjouissait), les Rowàla convièrent les Saba à la bataille; les Mezrab les rejoignirent, mais les choses allèrent mal pour eux et ils subirent de grosses pertes en hommes et en bétail. Leurs camps furent razziés. Jane s'élança pour être à la bagarre avec Medjuel. Les Saba pansaient leurs blessures; ils se reformèrent pour l'attaque. Il y eut de sauvages combats et cette fois les Rowàla furent battus à Jabul dans un combat d'une telle férocité que toute la Syrie en entendit parler. Les pertes subies par les Mezrabis firent naître la rumeur de la mort de la femme de leur chef, l'Umn El Laban.

150 On n'avait de nouvelles ni de Jane, ni de Medjuel; les rumeurs se multipliaient : Jane était maintenant un personnage aussi célèbre dans tout le Levant qu'elle l'avait été en Europe. Dans la vie comme dans la mort elle avait droit aux gros titres. Les journaux remuèrent beaucoup de boue. Les éloges funèbres furent d'une lecture piquante : tous disaient la même chose avec des degrés variés de précision; l'un d'entre eux commençait sur un ton des plus impertinents : « Une noble dame vient de mourir qui a beaucoup usé... ou abusé du mariage. » L'auteur lui accordait six maris rien qu'en Italie : « Elle en était à son septième mari quand elle épousa à Athènes un colonel grec, le comte de Theotoky qui ne put la retenir plus longtemps que les autres. » Et ainsi de suite. Cette même notice nécrologique affirmait que son neuvième mari avait été un conducteur de chameaux qui l'avait précédée dans la tombe; elle montrait ainsi un peu plus de précision que le Burke's Peerage qui dans une de ses éditions raconta avec exactitude son premier et son second mariage et perdit ensuite toute mesure : « ... Elle épousa en troisièmes noces le général cheik Medjuel de l'armée grecque et en quatrièmes noces Medjuel, « distingué Oriental. » De telles variations sur le thème conjugal était totalement extérieures à l'expérience de Burke. Les éloges funèbres continuaient à envahir les presses anglaise, française et allemande — rivalisant entre elles d'embellissements hautement colorés. Les parents de Jane qui vivaient encore étaient profondément mortifiés. Il leur semblait que, même de sa tombe, son pouvoir sexuel agissait encore.

151 Eugène Delacroix Une Odalisque

152 Mais de telles calomnies ne devaient pas passer sans être relevées
Mais de telles calomnies ne devaient pas passer sans être relevées. Mme Burton, qui n'était plus à Damas depuis la sinistre affaire du rapport de son mari, n'avait pas oublié la vénération qu'elle professait pour lady Ellenborough. Elle se rappelait encore la magie de ces soirées sur la terrasse à Salahiyyeh. Avec son énergie habituelle, elle se hâta de défendre la mémoire de sa chère amie; elle expédia des pages de dénégations et de défense au Times et à d'autres journaux européens. Ses raisons étaient honorables, mais elle était presque aussi inexacte que les autres. D'un coup de plume, elle rejetait toutes les calomnies concernant une vie déréglée. Après avoir énuméré les nombreuses vertus de lady Ellenborough, elle insista sur sa fréquentation régulière de l'Église protestante « souvent deux fois le dimanche ». ... Après avoir annoncé qu'elle remplissait toujours ses devoirs de bonne chrétienne et d'Anglaise, elle poursuit avec un zèle croissant : « Elle ne commit qu'une faute et qui sait si ce fut vraiment la sienne? (ajoute-t-elle généreusement), effacée par quinze années de bonté et de repentir. » Ainsi Mme Burton admettait l'aventure du prince Schwarzenberg comme l'unique faute de lady Ellenborough, mais ignorait tous ses autres manquements. Elle disait ensuite qu'elle possédait des notes autobiographiques et des documents dictés par lady Ellenborough qui désirait qu'elle écrivît sa biographie.

153 Édouard Manet La nymphe surprise

154 Mais Jane n'était pas morte
Mais Jane n'était pas morte. Lorsqu'elle revint enfin à Damas sur son cheval aux côtés de Medjuel triomphant, elle eut le plaisir assez relatif de lire ses propres notices nécrologiques. Les affirmations de Mme Burton semblent l'avoir contrariée plus que tout le reste et elle envoya un peu partout des démentis catégoriques. Elle n'était pas morte — elle n'avait pas eu neuf maris — elle n'avait décidé aucune biographie. Il y eut un échange de lettres aigres-douces entre les deux dames et puis, comme il est vraisemblable que Jane fut sans rancune, elle oublia toute cette histoire de sa mort à la faveur du travail plus agréable de sa vie. Au contraire, la pauvre Mme Burton ressentait amèrement la réprimande qui lui avait été adressée. Elle avait eu de si bonnes intentions !

155 Josef Straka Le perroquet

156 Et maintenant Jane était grand-mère
Et maintenant Jane était grand-mère. Mais, sauf en ce qui concerne Léonidas qu'elle pleurait encore, Jane n'avait jamais été une mère très passionnée. Les enfants Schwarzenberg ne la touchaient guère. Les deux Venningen, Bertha et Héribert, qu'elle avait abandonnés pour Theotoky, ne lui avaient jamais laissé non plus de grands regrets. Si bien que l'état de grand-mère ne semblait pas la toucher autant que les affaires de sa tribu. Bien qu'elle ne vît jamais les enfants Venningen, elle restait en correspondance avec eux. Bertha était un cas pénible; son esprit était légèrement voilé et elle fut finalement mise dans un asile. Pauvre Bertha! écrit sa mère, naïvement émue et se reprochant de l'avoir abandonnée. Aurait-elle sauvé l'esprit de Bertha en restant? Non; c'était là pure sentimentalité (Jane était toujours romantique, mais rarement sentimentale); Bertha était encore bébé lorsqu'elle partit; Bertha ne l'avait jamais connue — elle avait été élevée dans l'amour et la richesse par le baron, mais son esprit ne s'en était pas éclairci. Pour Héribert c'était une autre histoire. Il ne posait pas de problèmes comme sa sœur, mais bien qu'ils ne se soient jamais rencontrés, la mère et le fils avaient toujours maintenu des liens affectueux. Il lui avait envoyé sa photographie qu'elle gardait précieusement: elle fut ravie lorsqu'il lui envoya son ami le comte Louis ArcoValley pour lui rendre visite. Nous pouvons imaginer Héribert poussant son camarade d'études à rendre visite à sa mère orientale : « Va donc voir Maman, elle vit là-bas, tu sais. » Mais le comte savait-il? Nous le voyons étudiant de Heidelberg, peut-être, visitant la Terre Sainte et arrivant en Syrie assourdi par l'accueil déchaîné d'une cohorte hurlante de Mezrabis qui l'escortèrent à travers les plaines jusqu'à Damas, jusqu'à la femme de leur chef — la mère d'Héribert.

157 Children, Generation I Generation I (1) 1 Hon
Children, Generation I Generation I (1) 1 Hon. Arthur Dudley Law Born 15 February 1828 Died 1 February 1830 (3) 2 Mathilde (Didi) Selden Born 12 November 1829 Basel Married Baron Bieschin 3 Felix Schwarzenberg Born December 1830 Paris Died (4) 4 Freiherr Heribert von Venningen-Ullner Born 27 January 1833 Palermo Married 1865 Countess Gabrielle von Paumgarten, daughter of Count Hermann von Paumgarten and Hon. Mary Erskine Died 15 May 1871 Children, Cf Generation II-1 (5) 5 Count Leonidas Theotoky Born 21 March 1840 Paris Died 1846 Villa Bagni di Lucca Generation II-1 (I-4) 1 Freiherr Karl von Venningen-Ullner Born 15 January 1866 2 Freiherr Max von Venningen-Ullner von Diepurg Born 11 October 1869 Riegerding Died 30 September 1935 Muenchen Married (1) 22 October 1901 Schoen-Briese Countess Ruth von Kospoth, daughter of Count Karl-August von Kospoth and Nora von Klitzing Born 21 March 1880 Schoen-Briese Died 12 March 1914 Schoen-Briese Married (2) 20 March 1919 Dresden Countess Hedwig Schaffgotsch gen. Semperfrei von und zu Kynast und Greiffenstein, daughter of Count Levin Schaffgotsch gen. Semperfrei von und zu Kynast und Greiffenstein and Rosa von Schoenberg Born 16 February 1889 Meran

158 La tribu tout entière était fièrement dévouée à sa Sitt
La tribu tout entière était fièrement dévouée à sa Sitt. A n'importe quelle heure du jour et de la nuit, on venait lui demander conseil et aide. Parfois, dans les moments de grande tension entre tribus, les guerriers du désert descendaient en nombre vers la maison de Damas et se répandaient partout, abreuvant leurs chevaux à la fontaine, campant dans les beaux jardins de Jane, envahissant même la maison où ils dormaient sur les marches. C'étaient des hommes de Medjuel, Jane ne s'en inquiétait pas. Sans s'émouvoir, elle restait dans le grand salon octogonal, s'occupant à ses travaux d'aiguille ou discutant archéologie avec des amateurs de fouilles. Fouilles archéologiques à Damas

159 Elle était considérée à cette époque comme l'une des plus grandes autorités en fait de ruines syriennes. Lorsque Carl Haag, le peintre bavarois à la mode, visita la Syrie en 1859, ils allèrent dessiner ensemble et Medjuel et ses hommes les escortaient jusqu'aux sites les plus éloignés et les plus pittoresques. Nous pouvons imaginer la scène. Haag, l'artiste en vogue, dont les gravures léchées ornaient tant de foyers londoniens, devenu peut-être un peu poseur, sûr de lui, sous le patronage royal de la reine Victoria et du Prince Consort. Mais toujours l'artiste professionnel avec on parapluie doublé de vert attaché à son léger chevalet de voyage, son tabouret de camp et son attirail de peinture — aquarelle naturellement. A côté de lui, Jane, avec un attirail bien plus restreint, et maintenant endurcie au soleil, dessinant à coups légers, avec bonheur et habileté aussi, les paysages agréablement réels de son temps. Il y avait quelque chose de touchant dans cette scène, les grandes aventures, la femme du chef arabe, l'Honorable Jane Digby El Mezrab assise tranquillement dans le désert, peignant une délicate aquarelle à la manière enseignée par Steely, il y avait si longtemps, dans la salle de classe de Holkham. C'est le genre de peinture auquel peu de familles accordent maintenant de la valeur si ce n'est du point de vue historique; du point de vue artistique, on ne les prend pas au sérieux. Mais elles ont le pouvoir nostalgique d'évoquer un endroit, un moment, un épisode, là où des tentatives plus intellectuelles échoueraient. On trouve encore de ces délicates petites aquarelles entassées dans des greniers ou dans des boutiques de brocanteur. Un pâle éclat doré annonce le cadre. La trouvaille est tirée au jour. Le soir sur la baie de Naples; les lacs suisses; les cèdres du Liban; une petite voiture dessinée devant quelque villa élégante... Ce sont des tributs personnels pathétiques mais durables à la beauté, et d'un autre âge.

160 Carl Haag Nomad and his Camel

161 Ainsi Jane voyait-elle l'Orient romantique autour d'elle, tout en bavardant sur des amis communs de Londres et de Munich. Et à l'ombre de quelques oliviers rabougris ou d'une mosquée croulante étaient assis Medjuel et ses Mezrabis drapés dans leurs burnous, immobiles, silencieux, les yeux vagues, perdus dans ce regard arabe curieusement tourné vers l'intérieur comme s'ils voyaient le sujet de leur réflexion, l'absorbaient puis le contemplaient enfin de l'intérieur. Quand Jane apprit que Haag avait fait le portrait du Prince Consort, elle lui donna immédiatement mission de peindre le portrait de Medjuel. Non point qu'elle vît Medjuel sous les traits d'un Prince Consort, mais plutôt parce qu'elle adorait son seigneur et maître, et que rien, pas même le portraitiste officiel de la reine Victoria, n'était trop bon pour lui. Carl Haag Portait de Medjuel

162 «Soixante ans d'âge, mais une fille impétueuse et romantique de dix-sept ans serait encore moins passionnée que moi », écrit-elle le jour de son anniversaire. Ce ténor romantique Conti puait sa carrière, la soixantaine passée. Elle était évidemment de ces rares femmes à qui est dévolue la jeunesse éternelle et qui restent toujours désirables. Il est impossible de supprimer les légendes, de dire qu'elle était pressante, accaparante ou que son argent et sa naissance lui donnaient le moyen de se procurer des amants bien après que les autres femmes eussent pris leur retraite. Exactement de la même façon qu'il' ne lui était jamais arrivé de perdre son droit de naissance anglais ou sa personnalité en devenant arabe, de même il ne sembla jamais lui être arrivé de vieillir. Dans ses Mémoires, lord Redesdale nous rappelle comment elle parlait des amis de sa jeunesse, du Londres de la Régence comme si le temps ne les avait pas changés non plus. Elle demandait des nouvelles d'un vieil ami, lord Clanwilliam. M. Mitford, c'était le nom que portait alors lord Redesdale, répondit qu'il était magnifique « nous battant tous au patinage à Highclere il y a deux ou trois mois ». Elle parut étonnée : « Qu'est-ce que cela a de singulier? » demanda-t-elle. • Eh bien, répondit-il, vous devez vous rappeler qu'il a plus de soixante-dix ans. » • Mon Dieu, s'écria-t-elle, est-ce possible? ce beau jeune homme ! » Mais Jane se sentait toujours jeune. D'allure elle le restait aussi. L'admiration et l'amour sont les meilleurs traitements de beauté. Sa vie ne l'avait jamais poussée vers le fauteuil du repos; elle était partagée, pourrait-on dire, entre le cheval et l'alcôve. Jusqu'à très peu d'années avant sa mort, le rythme ne se ralentit jamais et rien ne changea. Lord Redesdale nous dit aussi comment elle racontait quelques-unes de ses nombreuses expéditions guerrières pour relever les affronts faits à sa tribu. Elle ajoutait : « Nous avons d'ailleurs en fait à l'heure présente un pied à l'étrier, car nous devons partir demain matin pour le désert. » C'était en 1871, alors qu'elle avait environ soixante-cinq ans.

163 Ecole Française néo-chassique dans le goût de David
Hébé (la jeunesse éternelle) abreuvant d'ambroisie l'aigle (Jupiter).

164 Elle restait passionnément et romantiquement amoureuse de Medjuel, et sauf un mystérieux épisode où rien n'est certain concernant la cour ardente que lui fit le cheik Farès, elle resta toujours fidèle à Medjuel. Mais lui, de son côté, l'était-il aussi? Certes il l'aimait profondément et jamais il n'eut d'autre Saba ni d'autre maîtresse et jamais il n'admit de prendre une autre femme ainsi que l'avait spécifié leur pacte originel. Dans l'ensemble il dut être un mari d'une ardeur fort satisfaisante, comme le révèle le journal de Jane. Mais certaines rumeurs persistaient au sujet d'une liaison lointaine avec Ouadjid, la veuve de son fils Schetebb; elle était, disait-on, pour Medjuel beaucoup plus qu'une bru; Jane en fut horriblement jalouse. Mario Borgoni A Beauty

165 Et puis, si nous revenons en arrière, il y eut aussi ce désaccord provoqué par l'attitude de Jane lorsqu'elle défendit les chrétiens pendant le massacre de Ce hideux chapitre de l'histoire syrienne commença par un hiver plus neigeux qu'aucun autre, des récoltes perdues, la famine et une agitation croissante de cette population hétérogène. Bientôt musulmans et chrétiens se jetèrent les uns sur les autres. En mai, à Beyrouth, les Druzes anéantirent presque complètement les Maronites, secte chrétienne, dans un massacre qui fit déferler des vagues de terreur à travers tout le pays. En juillet, ce massacre atteignit Damas où furent égalées les horreurs de la révolte hindoue. Kurdes et Druzes incendièrent la ville; ils faisaient sortir les chrétiens de chez eux en les enfumant, puis les passaient au fil de l'épée ou les violaient ou les écartelaient. Les cadavres empilés dans les ruisseaux pourrissaient et les chiens errants se jetaient dessus. C'était une scène hallucinante. Tous ceux qui le purent, s'enfuirent, mais Abd El-Kader et Jane Digby El Mezrab restèrent pour faire ce qu'ils pourraient. Image d’Epinal Abd el-Kader arrive au secours des chrétiens à Damas, en 1859

166 Abd El-Kader se jeta au milieu de la tuerie, essayant ce raisonner la populace. Quand il se rendit compte que c'était peine perdue, il ouvrit sa maison comme asile pour tous les chrétiens qui pourraient l'atteindre. De sa maison proche du quartier musulman, Jane entendait la bataille faire rage. En tant qu'épouse chrétienne d'un musulman et personnalité connue, sa position était dangereuse. Medjuel et ses hommes avaient transformé la maison en fort. Les coups de feu crépitaient sans cesse. On avait brûlé les consulats des pays étrangers. Certains des consuls avaient pu s'échapper avec leurs employés — d'autres furent blessés ou tués sur-le-champ. Il semble que peu d'entre eux aient songé à se grouper pour faire front. Unis, ils auraient pu résister peut-être. Un seul, le consul de Grèce, opposa quelque résistance; il se retira sur la terrasse de sa maison avec un fusil et une bouteille de raki. De cette position avantageuse, il faisait mouche sur tout musulman qui approchait. Il y eut bientôt devant sa porte un étalage imposant de cadavres, ce que voyant la populace battit en retraite. Mais même une telle présence d'esprit était sans effet contre l'envahissement par le feu. La chaleur de cet été syrien se combina avec celle des combats. C'était une fournaise. L'air était rempli de la puanteur des cadavres, des cris et des gémissements de ceux qui passaient à la torture. Damas, la cité dorée, second paradis, était un enfer tel que Hieronymus Bosch les imaginait. Et pourtant Jane Digby El Mezrab quitta la maison fortifiée des Mezrab et toute seule pénétra dans la cité, essayant comme Abd El-Kader de faire l'impossible pour arrêter le carnage. Elle n'eut pas plus de succès que lui, mais elle continua, inébranlable. On ne toucha ni à sa personne, ni à sa maison —hommage remarquable à sa position parmi les Arabes. Mais elle avait fait ainsi acte public de reconnaissance de sa propre foi chrétienne qu'elle continua à souligner. Il n'y avait rien de tors dans son caractère qui ne pouvait admettre de transiger. Même son amour pour Medjuel et les Arabes devait s'effacer ici. Au milieu de sa vie, Jane possédait une foi si forte qu'elle n'aurait pu la renier, pas plus qu'elle n'aurait renié bien des années auparavant son amour pour Schwarzenberg.

167 Jean-Baptiste Huysmans Abd el Kader secourant les maronites

168 Maintenant comme jadis cette droiture manquait de souplesse; mais c'était ainsi. Jamais elle n'aima ni ne pria en secret. Il semble qu'en l'occurrence Medjuel ait pris également une position ferme. Il y eut un froid entre eux et il retourna dans le désert, laissant Jane désespérée. Mais pas seule. Même après le massacre, alors qu'on la stigmatisait comme une femme musulmane prise en faute — une infidèle — il se déroula toute une série de scènes invraisemblables et hautement colorées d'opéra-bouffe où le cheik Farès poussait sa cour avec une habileté renouvelée fort désagréable pour Jane, abandonnée dans Damas sans le soutien ni des Mezrabis ni des fonctionnaires anglais qui auraient pu l'aider, si du moins elle eût été encore Anglaise. Par son mariage et sa résidence en Syrie, elle était maintenant devenue citoyenne turque, fait qu'elle ne put jamais accepter, pas plus que son âge. Farès était un prince puissant qui possédait d'énormes territoires, mais il est indiscutable qu'il convoitait la femme légendaire de Medjuel pour elle-même. Il se peut que la fortune de Jane, comme l'assurait cyniquement Burton, ait été son passeport dans le désert, mais cette fortune n'affecta l'attitude ni de Medjuel pauvre mais sans aucun sens pratique, ni de Farès assez riche pour ne pas être attiré par l'argent. Même au déclin de sa vie et dans un monde oriental, les charmes de Jane étaient tout-puissants. Ceci semble réfuter la théorie générale selon laquelle les Arabes, à l'inverse des Chinois, ne sont sensibles qu'à l'extrême jeunesse. Mais là encore peut-être Jane était-elle une exception.

169 William Beechey La “jeunesse éternelle” représentée par Hébé donnant de l’ambroisie à Jupiter en aigle

170 La trajectoire de sa vie émotive ou sexuelle dut monter de l'innocente coquetterie de la jeune fille aux amourettes passionnées de la jeune épouse pour aboutir enfin au premier amour brûlant. Après cela, il n'y avait plus de retour possible. Il y a les suffragettes, les femmes qui combattent pour leur égalité avec l'homme; il y a les femmes qui passent leur vie à se plaindre qu'elles sont le sexe faible, essayant de se révolter, de protester, de concurrencer l'homme dans les différents domaines de l'activité humaine. Mais Jane n'était pas de ces femmes. Elle n'eut jamais à lutter pour obtenir son égalité : elle lui vint tout naturellement. Le problème de l'inégalité des sexes n'exista jamais dans son esprit, car, née amazone, elle était née égale. En jargon moderne, elle n'était pas refoulée. Elle était pleinement femme : belle, frêle d'apparence, mais elle traversa la vie à cheval en sautant toutes les barrières sociales et morales. Et s'il y a un point sur lequel elle n'ait pas été l'égale de l'homme, ce fut seulement parce que l'homme aimait moins, se fatiguait plus vite.

171 Pierre Honore Hugrel , Sacrifice au dieu Pan

172 Même autour de ses vingt ans, elle semble avoir impressionné Balzac par son ardeur. Le portrait un peu déformé qu'il fit d'elle dans le Lys dans la vallée (Balzac avait en effet nettement exagéré ce portrait parce qu'il utilisait les passions de lady Arabella pour faire ressortir la pureté de lys de la pauvre Mme de Mortsauf) est tout ce que nous avons d'un témoin oculaire sur la femme qui devait susciter la passion de tant de genres d'hommes. Voici Balzac parlant de sa maîtresse : « Lady Arabella prit plaisir, comme le démon sur le faîte du Temple, à me montrer les plus riches pays de son ardent royaume... elle était la maîtresse du corps. » Mme de Mortsauf était naturellement « la femme de l'âme » ce qui n'était peut-être pas un rôle aussi pleinement satisfaisant.

173 François Boucher Hercules et Omphale

174 On peut dire que, lorsqu'elle rencontra Medjuel vers la fin de la quarantaine, ses appétits avaient diminué et ses attraits aussi. Mais elle adora Medjuel comme elle n'aima jamais aucun autre homme. Il semble qu'elle se soit accomplie plus pleinement dans cette union que dans n'importe quelle autre. Il se peut que les prouesses légendaires de l'amant arabe y aient été pour quelque chose aussi. Il est probable que sa vie aventureuse l'avait rendue trop exigeante pour les pâles et conventionnels Occidentaux. Mais sa vie conjugale de vingt-cinq ans avec Medjuel se poursuivit sous le signe de l'ardeur sans tomber dans la tiédeur des Philémon et Baucis. Si l'on se rappelle qu'elle ne l'avait épousé qu'à cinquante ans, il faut bien admettre qu'elle était à tous égards une créature exceptionnelle. Sa beauté si longtemps célébrée en Europe devait toujours sembler surprenante aux Arabes habitués au teint uniformément ocré de leurs femmes. Les couleurs brillantes de Jane, blanc, bleu et or comme sa voix douce, sa jeunesse perpétuelle, sa vitalité et son indépendance, tout cela était si différent et fascinant. Tous ceux qui la connurent en Syrie, depuis les missionnaires du pays jusqu'à Dom Pedro empereur du Brésil, furent ravis de son charme qui avait su résister au temps et de sa simplicité si féminine — charme qui avait survécu à tous les orages et à tous les scandales pour s'épanouir enfin dans un long halo doré. En bonne Orientale, elle n'eut pas de crépuscule.

175 Ange Tissier Odalisque 1860

176 Mais les ans « comme de grands boeufs noirs » se précipitaient enfin, implacables. De toute l'Europe la poste apportait des faire-part de décès. Peu de contemporains de Jane Digby restaient en vie maintenant. A soixante-quatorze ans elle commença à trouver trop rude la vie dans les tentes bédouines et trop fatigantes les longues chevauchées dans le désert. Au cours des derniers mois qui précédèrent sa mort, elle dut rester à Damas tandis que ses chevaux piaffaient d'impatience dans les étables. Medjuel circulait dans le désert sans elle et elle en souffrait amèrement.

177

178 Quelque temps avant, devenue enfin réaliste, elle avait acheté une concession dans le cimetière protestant. Sans doute savait-elle que pour les Mezrabis comme pour tous les autres Arabes le corps après la mort est un objet sans intérêt, une enveloppe que l'on jette vite et que l'on oublie. Peut-être pensa-t-elle aux tombes à peine creusées du désert, au linceul qui remplace le cercueil et aux chacals qui rôdent. Pour la mort, elle choisit de reposer parmi les chrétiens. Tombeau de Jane dans le cimetière protestant de Damas

179 Durant l'été 1881, le choléra balaya la ville
Durant l'été 1881, le choléra balaya la ville. La plupart des Européens partirent pour les collines. Jane et Medjuel restèrent dans la belle maison avec les fontaines, les jardins et la ménagerie... Mais Eugénie n'était plus là pour nourrir les centaines de favoris. Était-elle morte ou, exaspérée finalement par les exigences d'une telle maisonnée, retournée en France? On l'ignore. De toute manière, une amie vieille et loyale s'en était allée. La fin survint rapidement, avec une attaque de dysenterie, le 11 août. Medjuel était auprès de sa femme quand elle mourut, Medjuel depuis vingt-cinq ans incarnation de l'aventure, du romanesque et de la beauté de l'Orient, la révélation de sa vie. Avec Medjuel, selon la splendide expression de sir Richard Burton : « La poésie de la vie ne sombra jamais dans la prose. » Maison de Jane à Damas où elle décéda le 11 août 1881

180 Dans la mort comme dans la vie, Medjuel lui apporta l'élément théâtral qu'elle aimait. Tandis que le cortège funèbre sinuait très lentement sur son chemin pompeux vers le cimetière protestant, le sauvage Bédouin du désert qui était en lui se révolta. L'horrible atmosphère funèbre et le rituel de la foi de sa femme le révoltèrent. Il stupéfia les quelques personnes du cortège en s'élançant hors de la première voiture. Il s'enfuit en courant. Le cortège continua, considérablement ému. Le service s'acheva; un prêtre lisait les dernières paroles majestueuses lorsque l'on entendit le bruit des sabots d'un cheval. Medjuel était revenu. Sur la jument noire favorite de Jane, il galopa jusqu'à la tombe ouverte. « Et les cendres retournèrent aux cendres et la poussière à la poussière... » Son mari du désert et son cheval arabe étaient là auprès d'elle enfin. Pour Jane Digby, la poésie de la vie n'avait jamais sombré dans la prose.

181 Jument arabe dans le désert

182

183 Un livre écrit par Mme Lesley Blanch Musique: « Salma ya salama » , Mohamed Salah Mahmoud au violoncelle Sur la bible de Jane ElisabethDigby el Mezrab étaient inscrits ces mots: Judge not, that ye be not judged (ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés, Mat7:1). E Martens Offrande à l'amour Daniel, La Roche-Posay le 31/10/2010 Ce diaporama « Diaporama littéraire N°74 La vie amoureuse de Jane Digby el Mezrab » est strictement privé (je n’ai pas de site, donc si vous souhaitez recevoir un de mes précédents diaporamas littéraires envoyez moi Tous mes diaporamas sont à usage non commercial


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