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____________ LE STOÏCISME

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Présentation au sujet: "____________ LE STOÏCISME"— Transcription de la présentation:

1 ____________ LE STOÏCISME
Ζήνων ____________ LE STOÏCISME Pierre Baribeau (2011)

2 LES STOÏCIENS Zénon de Cithium Cléanthe Chrysippe Panétius Posidonius
Cicéron Sénèque Épictète Marc Aurèle

3 ESSAIS SUR LE STOÏCISME
* - L’ancien stoïcisme * - Destin et responsabilité * - La liberté du jugement et de l’impassibilité * - La morale des stoïciens * - Stoïcisme et christianisme *

4 L’ANCIEN STOÏCISME * «On appelle âge hellénistique l’époque pendant laquelle la culture grecque est devenue le bien commun de tous les pays méditerranéens ; depuis la mort d’Alexandre jusqu’à la conquête romaine, on la voit peu à peu s’imposer, de l’Égypte et de la Syrie jusqu’à Rome et à l’Espagne, dans les milieux juifs éclairés comme dans la noblesse romaine. La langue grecque, sous la forme de la κοινή ou dialecte commun, est l’organe de cette culture. A certains égards, cette période est une des plus importantes qui soient dans l’histoire de notre civilisation occidentale. De même que les influences grecques se font sentir jusqu’en Extrême‑Orient, nous voyons inversement, à partir des expéditions d’Alexandre, l’Occident grec ouvert aux influences de l’Orient et de l’Extrême‑Orient. Nous y suivons, dans sa maturité et dans son éclatant déclin, une philosophie qui, loin des préoccupations politiques, aspire à découvrir les règles universelles de la conduite humaine et à diriger les consciences. Nous assistons, pendant ce déclin,…»

5 L’ANCIEN STOÏCISME .«…à la montée graduelle des religions orientales et du christianisme : puis c’est, avec la ruée des Barbares, la dislocation de l’empire et le long recueillement silencieux qui prépare la culture moderne. Un magnifique élan idéaliste qui pénètre de pensée philosophique la civilisation tout entière, mais qui bientôt s’arrête et meurt en dogmes cristallisés, un retour de l’homme sur soi qui renie la culture pour ne chercher appui qu’en lui-même, dans sa volonté tendue par l’effort ou dans la jouissance immédiate de ses impressions, tel est le bilan du IVe siècle, du grand siècle philosophique d’Athènes. A partir de ce moment, les sciences expulsées de la philosophie vont continuer leur vie autonome, et le IIIe siècle est le siècle d’Euclide (330‑270), d’Archimède (287‑212) et d’Apollonius (260‑240), un grand siècle pour les mathématiques et l’astronomie, tandis qu’au Musée d’Alexandrie, dont le bibliothécaire est le géographe Ératosthène (275‑194), les sciences d’observation et la critique philologique se développent de pair.»

6 L’ANCIEN STOÏCISME «Quant à la philosophie, elle prend une forme tout à fait nouvelle et elle ne continue à proprement parler dans aucune des directions que nous avons décrites jusqu’ici : les grands dogmatismes que nous voyons naître alors, stoïcisme et épicurisme, ne ressemblent à rien de ce qui les a précédés ; si nombreux que puissent être les points de contact, l’esprit est entièrement nouveau. Deux traits le caractérisent : le premier c’est la croyance qu’il est impossible à l’homme de trouver des règles de conduite ou d’atteindre le bonheur sans s’appuyer sur une conception de l’univers déterminée par la raison ; les recherches sur la nature des choses n’ont pas leur but en elles-mêmes, dans la satisfaction de la curiosité intellectuelle, elles commandent aussi la pratique. Le second trait, qui d’ailleurs aboutit plus ou moins, c’est une tendance à une discipline d’école ; le jeune philosophe n’a point à chercher ce qui a été trouvé avant lui ; la raison et le raisonnement ne servent qu’à consolider en lui les dogmes de l’école et à …»

7 L’ANCIEN STOÏCISME ..«…leur donner une assurance inébranlable ; mais il ne s’agit de rien moins dans ces écoles que d’une recherche libre, désintéressée et illimitée du vrai ; il faut s’assimiler une vérité déjà trouvée. Par le premier de ces traits, les nouveaux dogmatismes rompaient avec l’inculture des Socratiques et réintroduisaient dans la philosophie le souci de la connaissance raisonnée ; par le second, ils rompaient avec l’esprit platonicien ; ni amateurs de libre recherche comme le Platon socratique, ni autoritaires et inquisiteurs comme l’auteur du Xe livre des Lois. Rationalisme, si l’on veut, mais rationalisme doctrinaire qui clôt les questions, et non, comme chez Platon, rationalisme de méthode, qui les ouvre. Ces deux traits si nouveaux ne furent pas acceptés sans résistance, et nous verrons, au‑dessous des grands dogmatismes, se continuer la tradition des Socratiques au IIIe siècle. Pour bien comprendre la portée et la valeur de ces deux traits, il convient de se demander quels étaient les hommes qui introduisaient ces nouveautés et de quelle manière ils ont réagi aux circonstances historiques nouvelles créées par l’hégémonie macédonienne.»

8 L’ANCIEN STOÏCISME --«Athènes reste le centre de la philosophie ; mais, parmi les nouveaux philosophes, aucun n’est un Athénien, ni même un Grec continental ; tous les Stoïciens connus de nous, au IIIe siècle, sont des métèques venus de pays qui sont en bordure de l’hellénisme, placés en dehors de la grande tradition civique et panhellénique, subissant bien d’autres influences que les influences helléniques, et, particulièrement celles des peuples tout voisins de race sémite. Une cité de Chypre, Cittium, a donné naissance à Zénon, le fondateur du stoïcisme, et à son disciple Persée ; le second fondateur de l’école, Chrysippe, est né en Cilicie, à Tarse ou à Soles, et trois de ses disciples, Zénon, Antipater et Archédème, sont aussi de Tarse ; de pays proprement sémites viennent Hérillus de Carthage, disciple de Zénon, et Boéthus de Sidon, disciple de Chrysippe : ceux qui sont issus des contrées les plus proches sont Cléanthe d’Assos (sur la côte éolienne), et deux autres disciples de Zénon, Sphaerus du Bosphore et Denys d’Héraclée, en Bithynie sur le Pont‑Euxin ; dans la génération qui a suivi Chrysippe, Diogène de Babylone et Apollodore de Séleucie viennent de la lointaine Chaldée.»

9 L’ANCIEN STOÏCISME «La plupart de ces villes n’avaient pas derrière elles, comme les cités de la Grèce continentale, de longues traditions d’indépendance nationale ; et, à cause des besoins du commerce, leurs habitants étaient disposés à voyager jusqu’aux pays les plus lointains ; le père de Zénon de Cittium était, dit‑on, un commerçant chypriote qui, venant à Athènes pour ses affaires, en rapportait des livres des Socratiques dont la lecture donna à son fils le désir d’aller entendre ces maîtres. Mais ces demi-barbares restaient bien indifférents à la politique locale des cités grecques. C’est ce que prouve clairement l’attitude politique des protagonistes de l’école pendant le siècle qui s’écoula depuis la mort d’Alexandre (323) jusqu’à l’intervention des Romains dans les affaires grecques vers 205. On sait les grands traits de l’histoire politique de la Grèce à cette époque ; elle est un champ clos où s’affrontent les successeurs d’Alexandre, particulièrement les rois de Macédoine et les Ptolémées.»

10 L’ANCIEN STOÏCISME «Les villes ou les ligues de villes ne savent que s’appuyer sur une des deux puissances pour éviter d’être dominées par l’autre. La constitution des cités change au gré des maîtres du jour qui, selon les cas, s’appuient sur les partis oligarchique ou démocratique. Athènes en particulier ne fait que subir passivement les résultats d’une conflagration qui s’étend dans tout l’Orient. Après une vaine tentative pour recouvrer son indépendance, elle se livre, par la paix de Démade (322), au Macédonien Antipater qui y établit le gouvernement aristocratique et se rend maître de toute la Grèce. Un moment le régent de Macédoine qui lui succède, Polysperchon, y rétablit la démocratie pour s’assurer son alliance (319) ; mais Cassandre, le fils d’Antipater, chasse Polysperchon, rétablit le gouvernement aristocratique à Athènes sous la présidence de Démétrius de Phalère, et se maintient en Grèce malgré les efforts des autres diadoques, Antigone d’Asie et Ptolémée, qui s’appuient contre lui sur la ligue des villes étoliennes.»

11 L’ANCIEN STOÏCISME .«En 307, nouveau changement. Démétrius de Phalère est chassé d’Athènes par le fils d’Antigone d’Asie, Démétrius Poliorcète, qui rend à Athènes sa liberté, enlève au Macédonien la Grèce entière et se proclame le libérateur de la Grèce : les Athéniens abandonnés par lui sont assez forts pour arrêter, avec le concours de la ligue étolienne, Cassandre de Macédoine qui franchit les Thermopyles en 300 et se fait battre à Élatée. Quelques années après la mort de Cassandre, Démétrius Poliorcète prend, en 295, le trône de Macédoine que garderont ses descendants. A partir de ce moment, l’influence macédonienne est à Athènes presque sans contrepoids ; en 263 seulement, sous le règne d’Antigone Gonatas, fils de Démétrius, Ptolémée Évergète se déclare le protecteur d’Athènes et du Péloponèse, et Athènes, soutenue par lui et par Lacédémone, fait un dernier et vain effort pour recouvrer son indépendance (guerre de Chrémnide). A partir de ce moment, elle reste comme indifférente aux événements : pourtant la résistance aux Macédoniens est encore très vive dans le…»

12 L’ANCIEN STOÏCISME .«…Péloponnèse, où la Macédoine cherche à appuyer son influence sur les tyranneaux des villes ; on sait comment, vers 251, Aratus de Sicyone établit la démocratie dans sa patrie, puis, prenant la présidence de la ligne achéenne, chasse les Macédoniens de presque tout le Péloponnèse et reprend Corinthe. Mais, malgré ses efforts, et bien qu’il essaye même de corrompre par l’argent le gouverneur macédonien de l’Attique, il ne peut faire entrer les Athéniens dans l’alliance, et il s’appuie sur Ptolémée. On sait la triste fin de ce dernier effort de la Grèce vers l’indépendance ; Aratus trouve devant lui un ennemi grec, Cléomène, roi de Sparte, qui, rénovateur de la vieille constitution spartiate, veut reprendre l’hégémonie dans le Péloponnèse ; contre cet ennemi, Aratus fait appel à l’alliance des rois de Macédoine, qui, depuis la mort du Poliorcète, étaient les ennemis traditionnels des libertés grecques ; Antigone Doson et son successeur Philippe V l’aident en effet à battre Cléomène (221), mais reprennent pied en Grèce jusqu’à Corinthe.»

13 L’ANCIEN STOÏCISME …«Aratus est victime de son protecteur qui le fait empoisonner ainsi que deux orateurs athéniens qui plaisaient trop au peuple. Ce sont les Romains qui, en 200, délivreront Athènes du joug macédonien, mais non point pour la rendre indépendante. Tel est le cadre où se déroule l’histoire de l’ancien stoïcisme avec ses trois grands scholarques, Zénon de Cittium (322‑264), Cléanthe (264‑232) et Chrysippe (232‑204). Ce bref rappel était nécessaire pour bien comprendre leur attitude politique. Cette attitude est nette : entre les villes grecques, qui font un dernier effort pour conserver leurs libertés, et les diadoques qui fondent des États étendus, ils n’hésitent pas ; toute leur sympathie va aux diadoques et particulièrement aux rois de Macédoine ; ils continuent la tradition des cyniques admirateurs d’Alexandre et de Cyrus. Zénon et Cléanthe n’ont jamais demandé pour eux le droit de cité athénien, et Zénon, nous dit‑on, tenait à son titre de Cittien. […] De l’enseignement de Zénon et de Chrysippe, nous n’avons qu’une connaissance indirecte ; des nombreux traités de Zénon, …»

14 L’ANCIEN STOÏCISME «…des sept cent cinq traités de Chrysippe, il ne reste qu’une partie des titres conservés par Diogène Laërce et d’infimes fragments. Les seuls ouvrages stoïciens que nous possédions, ceux de Sénèque, d’Épictète et de Marc‑Aurèle datent de l’époque impériale, quatre siècles après la fondation du stoïcisme. C’est en recherchant les traces que l’ancien stoïcisme a laissées soit chez eux, soit chez d’autres écrivains que l’on peut reconstituer cet enseignement […] il est souvent difficile de faire un départ entre les opinions des anciens Stoïciens, ceux du IIIe siècle, et les opinions du moyen stoïcisme au IIe et au Ier siècle ; d’ailleurs, même dans le cours de l’ancien stoïcisme, il y a bien des divergences de détail, malgré l’accord en gros. Il ne faut donc pas se dissimuler le caractère quelque peu artificiel d’un exposé d’ensemble du stoïcisme, construit avec des données aussi pauvres ; partant de la doctrine de Zénon, nous indiquons à l’occasion ce que ses successeurs Cléanthe ou Chrysippe en ont modifié ou abandonné.»

15 L’ANCIEN STOÏCISME ..«Zénon de Cittium fut élève de Cratès le cynique, de Stilpon le Mégarique, de Xénocrate et de Polémon, les scholarques de l’Académie ; il fut en relation fréquente avec Diodore Cronos et son élève Philon le dialecticien. Voilà déjà des influences bien variées ; Zénon se vantait en outre de « lire les anciens », et sa doctrine est considérée à certains égards comme une rénovation de l’héraclitéisme. Mais ces influences par les historiens anciens (en particulier Apollonius de Tyr, dans un livre Sur Zénon) laisse encore bien énigmatique l’éclosion du stoïcisme. Sans doute, il prit chez les Mégariques le goût de cette dialectique sèche et abstraite qui caractérise l’enseignement de l’ancien stoïcisme ; en outre celui qu’il fréquenta le plus, Stilpon, passe pour avoir eu le même dédain de préjugés que les cyniques et avoir mis le souverain bien dans l’âme impassible. L’académicien Xénocrate, de son côté, exagérait à ce point le rôle de la vertu qu’elle lui paraissait être la condition du bonheur; Polémon mettait en valeur, comme les cyniques, la supériorité de l’ascèse sur l’éducation purement...»

16 L’ANCIEN STOÏCISME …«…dialectique, et il définissait la vie parfaite une vie conforme à la nature. […] Mais il y a fort loin de ces influences générales à la doctrine stoïcienne, qui ne se réduit pas à une pédagogie morale, mais est une ample vision de l’univers qui va dominer la pensée philosophique et religieuse pendant toute l’antiquité et une partie des temps modernes ; il y a là comme un nouveau départ et non la continuation d’écoles socratiques qui se meurent. Devons‑nous en chercher l’origine sur le sol grec ? Oui, semble­t‑il, du moins en partie. La pensée du IVe siècle n’est en effet, épuisée ni par le conceptualisme d’Aristote et de Platon, ni par l’enseignement des Socratiques ; elle est bien plus diverse. Les écoles médicales étaient prospères, et elles s’occupaient fort des questions générales de la nature de l’âme et de la structure de l’univers ; qu’on se rappelle les apparitions inattendues de la médecine dans le Phèdre et surtout dans le Timée de Platon. Dans son livre Contre Julien, le médecin Galien, une de nos meilleures sources sur l’histoire du stoïcisme, nous apprend que Zénon, Chrysippe et les autres...»

17 L’ANCIEN STOÏCISME …«…Stoïciens ont longuement écrit sur les maladies, que, au reste, une école médicale, l’école « méthodique », se réclamait de Zénon, et enfin que les théories médicales des Stoïciens étaient celles mêmes d’Aristote et de Platon. Il les résume ainsi : il y a dans le corps vivant quatre qualités opposées deux à deux ; le chaud et le froid, le sec et l’humide ; ces qualités ont pour support quatre humeurs, la bile et l’atrabile, le flegme acide et le flegme salé ; la santé est due à un heureux mélange de ces quatre qualités, et la maladie (du moins la maladie de régime) est due à l’excès ou au défaut d’une de ces qualités, tandis que d’autres maladies viennent d’une rupture de continuité des parties du corps. Il arrive aussi que telles opinions physiques des Stoïciens (sur le siège de l’âme dans le cœur, sur la digestion, sur la durée des grossesses) soient citées formellement par Philon d’Alexandrie comme des opinions empruntées par les physiciens aux médecins. On peut préciser la portée de ces emprunts grâce aux fragments qui restent de l’œuvre de Dioklès de Karystos, un médecin du IVe siècle, cité par Aristote.

18 L’ANCIEN STOÏCISME …«Selon la doctrine physiologique que nous venons de voir attribuer aux Stoïciens, Dioklès pensait que tous les phénomènes de la vie des animaux sont gouvernés par le chaud et le froid, le sec et l’humide, et qu’il y a dans chaque corps vivant une chaleur innée qui, en altérant les aliments ingérés, produit les quatre humeurs, le sang, la bile et les deux flegmes, dont les proportions expliquent la santé et la maladie. Mais, d’autre part, nous le voyons admettre que l’air extérieur, attiré vers le cœur par le larynx, l’œsophage et les pores, devient, une fois dans le cœur, le souffle psychique en qui réside l’intelligence, qui, en se répandant dans tout le corps, le tend et le soutient, de qui enfin les mouvements volontaires prennent leur origine. « Les corps vivants, dit Dioklès, sont ainsi composés de deux choses, ce qui porte et ce qui est porté. Ce qui porte c’est la puissance, ce qui est porté c’est le corps. » Beaucoup de maladies sont dues à l’obstruction de cette puissance, identique au souffle et empêchée de circuler dans les vaisseaux, à cause de l’accumulation des humeurs.»

19 L’ANCIEN STOÏCISME …«Ce sont là les théories mêmes des Stoïciens sur l’être vivant. Mais l’explication est généralisée ; chez eux, tout corps, animé ou inanimé, est conçu à la manière d’un vivant ; il a en lui un souffle (pneuma) dont la tension retient les parties : les divers degrés de cette tension expliquent la dureté du fer comme la solidité de la pierre. L’univers dans son ensemble (comme dans le Timée, si imprégné d’idées médicales, est aussi un vivant dont l’âme, souffle igné répandu à travers toutes choses, retient les parties. […] le Dieu des Stoïciens n’est ni un Olympien ni un Dionysos ; c’est un Dieu qui vit en société avec les hommes et avec les êtres raisonnables et qui dispose toute chose dans l’univers en leur faveur ; sa puissance pénètre toutes choses, et à sa providence n’échappe aucun détail, si infime qu’il soit. On conçoit d’une manière toute nouvelle son rapport à l’homme et son rapport à l’univers ; il n’est plus le solitaire étranger au monde, qui l’attire par sa beauté ; il est l’ouvrier même du monde, dont il a conçu le plan dans sa pensée ; la vertu du sage n’est ni cette assimilation à Dieu que rêvait Platon, ni cette…»

20 L’ANCIEN STOÏCISME …«…simple vertu civique et politique que peignait Aristote ; elle est l’acceptation de l’œuvre divine et la collaboration à cette œuvre grâce à l’intelligence qu’en prend le sage. C’est là l’idée sémitique du Dieu tout‑puissant gouvernant la destinée des hommes et des choses, si différente de la conception hellénique. Zénon le Phénicien va donner le ton à l’hellénisme. Sans doute ce n’est pas une importation brusque dans la pensée grecque ; le Dieu de Platon dans le Timée est un démiurge, celui des Lois s’occupe de l’homme et dirige l’univers dans tous ses détails ; et le Dieu du Socrate de Xénophon qui a donné aux hommes leurs sens, leurs inclinations et leur intelligence, les guide encore par les oracles et la divination. Ainsi le thème démiurgique et providentialiste s’annonçait déjà ; mais avec Zénon, il devient la pièce maîtresse de la philosophie. Nous verrons, dans la suite de cette histoire, ces deux conceptions, sémite et hellénique, tantôt tendre à fusionner, tantôt s’affronter dans la pleine conscience de leur divergence ; et peut‑être trouverons‑nous, sous les diverses …»

21 L’ANCIEN STOÏCISME …«…formes que prend leur conflit jusqu’à l’époque contemporaine, une des oppositions les plus profondes de la nature humaine. A ce thème fondamental se subordonne le reste de la doctrine ; Zénon est avant tout le prophète du Logos, et la philosophie n’est que la conscience que l’on prend que rien ne lui résiste ou plutôt que rien n’existe à part lui ; c’est « la science des choses divines et humaines », c’est‑à‑dire de tout ce qu’il y a d’êtres raisonnables, c’est‑à‑dire de toutes choses, puisque la nature est elle‑même absorbée dans les choses divines. Sa tâche est dès lors toute tracée, et, qu’il s’agisse de la logique et de la théorie de la connaissance ou de la morale, de physique ou de psychologie, elle consiste dans tous les cas à éliminer l’irrationnel et à ne plus voir agir, dans la nature comme dans la conduite, que la pure raison. Mais ce rationalisme du Logos ne doit pas faire illusion ; il n’est en aucune manière le successeur du rationalisme de l’intelligence ou intellectualisme de Socrate, Platon et Aristote ; cet intellectualisme avait toute sa réalité dans une méthode dialectique qui …»

22 L’ANCIEN STOÏCISME _ ....«…permettait de dépasser la donnée sensible pour atteindre les formes ou essences parentes de l’intelligence. Nul procédé méthodique de ce genre dans le dogmatisme stoïcien ; il ne s’agit plus d’éliminer la donnée immédiate et sensible, mais tout au contraire de voir la Raison y prendre corps ; nul progrès ne mène du sensible au rationnel, puisqu’il n’y a pas de différence de l’un à l’autre ; là où Platon accumule des différences pour nous faire sortir de la caverne, le Stoïcien ne voit que des identités. Comme, dans les mythes grecs, les légendes des dieux restent extérieures à l’histoire des hommes, tandis que, dans la Bible, l’histoire humaine est elle‑même un drame divin, ainsi, dans le platonisme, l’intelligible est en dehors du sensible, tandis que, pour le stoïcisme, c’est dans les choses sensibles que la Raison acquiert la plénitude de sa réalité. […] La théorie de la connaissance consiste précisément à faire rentrer dans le sensible le domaine de la certitude et de la science que Platon en avait soigneusement écarté. La vérité et la certitude sont dans les perceptions les plus communes, et elles n’exigent aucune qualité qui dépasse celles qui appartiennent à tout homme, même aux plus ignorants […]»

23 DESTIN ET RESPONSABILITÉ
* …«Le fatalisme a souvent été accusé par ses adversaires d'abolir la liberté et la responsabilité morale : si tout arrive selon le destin, comment certaines choses pourraient-elles encore dépendre de nous (argument paresseux) ? Et comment pourrions-nous dès lors être tenus pour responsables de nos actes (argument moral antifataliste)? Le stoïcisme devait impérativement répondre à cette objection commune pour restaurer la cohérence et la réputation de sa philosophie. Cicéron et Aulu-Gelle nous ont transmis l'écho de la plaidoirie de Chrysippe. Des deux inférences, paresseuse et morale, dont la consécution constitue l'argumentation morale antifataliste, Chrysippe admet la seconde mais il rejette la première. Concédant que la négation de la spontanéité entraînerait effectivement la ruine de la responsabilité, il conteste vigoureusement que le fatum stoicum implique l'anéantissement de la spontanéité (les "choses qui dépendent de nous"). L'argument paresseux recourant à une logique… de l'exclusion causale, Chrysippe trouve son salut dans une logique de l'inclusion, …»

24 DESTIN ET RESPONSABILITÉ
…«…intégrant l'agir dans la chaîne du destin. Entrelacement universel des causalités, le fatum stoicum coordonne deux types de causes, <<auxiliaires et prochaines>> (i.e., procatarctiques) et <<parfaites et principales>> (i.e., synectiques), dans l'unité d'un système. Les causes procatarctiques désignent l'ensemble des facteurs extrinsèques, circonstances et événements qui affectent l'homme : elles représentent le donné fatal de l'existence, la part de nécessité à laquelle il doit se résigner. Mais si ces causes externes déterminent l'homme à réagir et à prendre position, elles ne déterminent pas sa réaction qui dépend de facteurs intrinsèques : la spontanéité de sa nature agissant au titre de cause synectique, "parfaite et principale". Dans le Traité du destin de Cicéron, Chrysippe illustre ce distinguo par un exemple emprunté à la physique : le <<cône>> et le <<cylindre>>. Ces solides auront beau subir le même choc, ils décriront des trajectoires différentes, l'un tournoyant et l'autre roulant dans la direction imprimée par l'impulsion. C'est dire que le choc fixe le terme initial mais …»

25 DESTIN ET RESPONSABILITÉ
…«…non le terme final de la trajectoire, qui dépend de la seule essence du mobile ou de sa configuration géométrique. Se bornant à impulser le mouvement, le choc n'exerce plus d'influence par la suite. Sitôt le corps ébranlé, c'est sa forme qui détermine la nature de la trajectoire. La cause procatarctique désigne donc la <<cause antérieure>> du mouvement, dont la cause synectique est la <<cause simultanée>> : la première <<introduit les situations mais n'agit pas>>, tandis que la seconde, seule efficace, détermine le phénomène. Le point essentiel de cette théorie est que le mouvement du corps trouve sa raison déterminante à l'intérieur de lui-même, et non dans l'impulsion qu'il reçoit. Or, le devenir existentiel est comparable au mouvement physique. Les individus différents réagissent différemment aux mêmes événements, preuve qu'ils sont la cause principale de leur devenir. Les représentations sensibles ne déterminent pas leur réaction, qui ressortit aux seuls jugements, fous ou sages, qu'ils portent sur les événements qui les affectent. Le point capital de l'argument chrysippien est …»

26 DESTIN ET RESPONSABILITÉ
…«…donc que l'individu échappe à la nécessité en tant qu'il réagit à l'impulsion du destin en fonction de sa nature propre. Le fatum stoicum est personnalisé par l'individualité de chacun. Loin de faire violence aux hommes, il suppose leur spontanéité : il ne détermine pas leur destin indépendamment de leur nature. Trouvant la cause principale de leurs actes à l'intérieur d'eux-mêmes, ils peuvent légitimement en être tenus pour responsables : ils ne sauraient imputer au destin ce dont ils sont le principe. Tout cela est bien connu : la distinction des causes procatarctiques et synectiques permet à Chrysippe de sauver la responsabilité dans le système de la fatalité. Mais il nous semble qu'on peut aller plus loin dans l'interprétation de la métaphore en moralisant les types géométriques. Dans le texte d'Aulu-Gelle n'apparaît que le seul <<cylindre>> et ce, pour désigner le méchant qui, ayant reçu un faible choc du destin, dévale la pente du crime : <<il est fatal par enchaînement de causes que les mauvaises natures ne soient pas exemptes de fautes et d'erreurs>>.»

27 DESTIN ET RESPONSABILITÉ
…«A la figure du cylindre, Cicéron ajoute celle du cône, qui représente la sagesse. Dans la métaphore de Chrysippe, l'impulsion donnée au solide exprime les représentations sensibles ou l'ensemble des circonstances qui obligent l'homme à s'engager, à donner ou à refuser son assentiment; d'après notre interprétation, le cône est la figure de l'homme rationnel qui, amortissant les chocs de la sensibilité, n'est point trop affecté par eux et fait preuve de constance; et le cylindre est la figure de l'homme passionnel qui, non content de succomber aux sollicitations sensibles, surabonde dans leur sens jusqu'à s'éloigner considérablement de sa position initiale. La distinction des formes géométriques ne viserait donc pas seulement à différencier les réactions des hommes aux événements, mais à leur assigner une valeur morale en opposant le naturel faible qui se laisse emporter par la sensibilité à la nature forte qui sait raison garder. La première partie de cette interprétation, bien établie par la recherche, définit l'aspect fondamental de la réponse de Chrysippe : l'individualisation…»

28 DESTIN ET RESPONSABILITÉ
…«…du destin laisse subsister la responsabilité. Si la seconde partie est plus originale, il nous semble qu'elle permet de progresser dans la compréhension de la comparaison de Chrysippe en en dévoilant les implications morales. On peut adresser deux critiques à cette réponse de Chrysippe. La première est qu'elle se fonde sur une physique archaïque ignorant le principe d'inertie. D'après sa comparaison du comportement humain au mouvement physique, le choc se borne à impulser le mouvement mais il n'exerce plus aucun effet par la suite, la trajectoire dépendant alors de la seule configuration géométrique du corps. <<L'objet de cette analogie>>, note J.-J. Duhot, <<est d'illustrer le fait que, tout comme l'impulsion initiale du mouvement, la représentation provoque en nous une réaction, mais n'a aucun effet sur la nature de cette réaction. Si on la resitue dans le cadre de la physique grecque, la comparaison de Chrysippe est excellente, alors qu'elle ne veut plus rien dire dans notre conception physique, pour laquelle, en raison de l'inertie, la force de l'impulsion initiale entre dans la détermination du…»

29 DESTIN ET RESPONSABILITÉ
…«…mouvement. L'absence d'inertie éliminant toute influence de l'impulsion sur la nature de la chute, la trajectoire n'a qu'une source de détermination, la forme du mobile, qui fait que le cylindre roule et que le cône tourne. Si le cylindre roule, ce n'est pas parce qu'on l'a poussé, mais en raison de sa forme cylindrique. L'impulsion a pour unique effet de déclencher la chute, et la trajectoire est entièrement déterminée par le mobile lui-même>>. Interprété à l'aune de la physique moderne, l'exemple de Chrysippe irait à l'encontre de son intention : le choc (la sensibilité) ne cesse de déterminer le mouvement (l'action). Sa comparaison ne vaut que dans un référentiel pré-galiléen, remarque tout à fait judicieuse qui permet d'en éclairer le sens. Mais outre que le reproche est anachronique, il n'entame pas la pertinence de la solution de Chrysippe. Comme l'a montré Leibniz, son raisonnement peut en effet être adapté à la physique moderne, respecter le principe d'inertie et conserver sa pertinence philosophique. Des corps qui recevraient constamment la même quantité de mouvement (tels, par exemple, …»

30 DESTIN ET RESPONSABILITÉ
…«…des bateaux entraînés par le courant d'un fleuve) iront plus ou moins vite selon leur moindre ou plus grande inertie, différence symbolisant, d'après la Théodicée, leur moindre ou plus grande vertu. C'est une manière d'établir, dans le cadre de la science moderne, que la raison principale du devenir d'un être lui est intérieure. Ne jetons donc pas la pierre sur la comparaison chrysippienne, qui a le mérite d'illustrer une idée essentielle à la liberté : le principe de nos actions n'est pas les représentations sensibles qui nous affectent mais le jugement que nous portons sur elles. Conformer ce jugement à la raison, c'est être libre. La seconde critique est philosophiquement plus décisive. Chrysippe a raison de dire que nos actions dépendent moins, en définitive, des circonstances extérieures que de notre nature physique et psychologique, mais dans un monde où <<toutes choses dépendent du destin>>, cette nature est-elle moins déterminée que les autres phénomènes? Dire que le naturel dépravé suit nécessairement les sollicitations sensibles, n'est-ce pas …»

31 DESTIN ET RESPONSABILITÉ
…«…affirmer une nouvelle forme de déterminisme psychologique? Et Chrysippe ne réintroduit-il pas en définitive la nécessité qu'il voulait combattre? Ces questions se réduisent à celle-ci : la conception stoïcienne de la liberté surmonte-t-elle l'épreuve de l'argumentation morale antifataliste? Engageant le sens du fatalisme ancien, ce problème complexe divise toujours les interprètes. Nous ne prétendons pas lui apporter de réponse définitive, l'objet de notre recherche étant le fatalisme moderne. Tout au plus pouvons-nous délimiter le champ des interprétations et indiquer celles qui nous semblent les plus dignes de foi. On peut distinguer trois types de jugements, dont le premier est le plus hostile. Le stoïcisme échouerait à préserver la liberté et la responsabilité. Sa physiocratie transcendantale résout le caractère aux déterminismes physiques : notre nature n'est pas moins l'oeuvre du destin que les autres phénomènes. Déterminés jusque dans notre intériorité, nous serions les instruments passifs de la toute-puissante fatalité. Nous rejetons cette interprétation…»

32 DESTIN ET RESPONSABILITÉ
…«…qui occulte la liberté du jugement défendue par les stoïciens. La seconde interprétation est plus intéressante. Elle s'accorde en partie avec la première : si la réponse de Chrysippe à l'argumentation morale antifataliste n'établit pas la liberté de l'homme, elle préserve sa responsabilité. Qu'il soit cylindre ou cône, fou ou sage, asservi par les passions ou affranchi par la raison, l'individu n'en est pas moins la cause de ses actes de sorte que ceux-ci, bons ou mauvais, peuvent légitimement lui être imputés. Dans la perspective de l'ancien stoïcisme dont Chrysippe est le principal pilier, seuls Dieu et le sage sont libres à proprement parler : le premier parce qu'il est la ratio recta et perfecta, et le second, parce qu'il s'identifie à elle par la constance du penser et de l'agir. Individualité exceptionnelle et héroïque, le sage stoïcien définit un type asymptotique, idéal vers lequel l'humanité doit tendre sans pouvoir l'atteindre. Mais le fait que la quasi-totalité des hommes agissent non-librement ne les empêche pas d'agir spontanément, conformément à leur nature et à leurs …»

33 DESTIN ET RESPONSABILITÉ
…«…jugements, et d'être par conséquent la cause principale de leurs actes. Nous apprécions cette interprétation, qui a le mérite d'établir que la distinction du cône et du cylindre engage moins la question de la liberté que celle de la responsabilité. Mais elle implique une troisième interprétation : le stoïcisme parvient également à maintenir la responsabilité et la liberté de l'homme, si celle-ci n'est pas l'enjeu de la distinction de Chrysippe. Par la pratique de la philosophie morale, il est donné à chacun d'émender et de parfaire son caractère inné. Si notre nature est le principe de nos actions, elle en est également l'objet, réciprocité sans laquelle l'éthique, la parénétique et les exercices de  l'éthique seraient  absurdes  et insensés. Mais comment concilier l'affirmation du destin avec celle de la liberté morale? La question ne présente aucune difficulté pourvu qu'on ne confonde pas le fatalisme stoïcien et le nécessitarisme des modernes. Rappelons et prolongeons les acquis du premier chapitre. S'identifiant à la raison divine, le fatum stoicum détermine moins les événements que leur …»

34 DESTIN ET RESPONSABILITÉ
…«…enchaînement : génial chef d'orchestre, il harmonise dans le grand concert de l'univers les interactions des étants dont chacun est doué d'un dynamisme propre en tant qu'expression de la raison divine. Tel est le sens de la distinction établie par Chrysippe entre les causes principales et les causes auxiliaires. L'adage <<tout arrive selon le destin>> signifie simplement que tout arrive en vertu d'une cause antécédente. Mais si la cause antécédente détermine l'occurrence de l'événement, elle ne détermine pas l'événement lui-même, qui dépend de la seule spécificité de la chose affectée. Rien n'est donc plus éloigné de Chrysippe que le déterminisme laplacien : son fatalisme apparaît <<moins comme le lien de causalité des événements successifs, que comme le concours harmonique d'agents produisant spontanément leurs événements>>, écrivait E. Bréhier. Loin d'exclure la spontanéité des êtres, le destin la suppose en tant qu'il assure leur coordination systématique. Contrairement à la nécessité de Hobbes ou de d'Holbach, le fatum stoicum n'est donc pas une réalité mécanique qui détermine…»

35 DESTIN ET RESPONSABILITÉ
_ «…passivement les hommes : il laisse subsister leur liberté morale, leur capacité à formuler des jugements rationnels et à perfectionner leur âme. Cette thèse fonde le principe de l'éthique stoïcienne : si le destin nous impose comme une fatalité irrémédiable l'existence des <<choses qui ne dépendent pas de nous>> (i.e., l'ensemble des causes auxiliaires), il nous réserve la jouissance de l'essentiel : la raison, la vertu et <<tout ce qui dépend de nous>>. La liberté morale est dans l'ordre du destin. Contrairement à ce qu'ont prétendu ses adversaires, le stoïcisme est une philosophie de la liberté et de la responsabilité.»

36 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
* …«Plus qu'aucune autre école de l'Antiquité, le stoïcisme a arraché le fatum au mythe pour le promouvoir à la dignité du concept. Les pères du Portique, Zénon de Cittium et surtout Chrysippe de Tarse, théoricien-né et auteur prolixe, ont constitué le destin comme un problème central de la philosophie; ils ont inventé la plupart des notions et des catégories à travers lesquelles on n'a cessé de penser ce problème jusqu'au siècle des Lumières; et ils ont suscité l'émergence, dès le début de l'époque hellénistique, du genre philosophique du traité De Fato promis à une belle postérité. Pastichant le jugement de Quintilien sur la satire romaine, ces philosophes auraient pu légitimement s'exclamer: doctrina de fato tota nostra est. Ils répondaient bien évidemment par l'affirmative à la première question fondamentale du débat: le destin existe. Mais mieux qu'aucune autre philosophie, ils surent justifier cette thèse et s'efforcer d'alléguer des preuves rationnelles et des …»

37 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«…confirmations empiriques. Si l'on en croit le témoignage du pseudo-Plutarque, le Portique avançait deux preuves de l'existence du fatum, qu'il confortait de trois arguments. La première est tirée du principe de causalité: rien n'arrivant sans cause, tout arrive selon des causes antécédentes dont l'enchaînement systématique constitue le destin. La seconde se déduit de la sympathie universelle: l'expérience atteste que la nature forme un tout unifié dont les êtres interagissent constamment. Viennent ensuite trois confirmations de la thèse: la pratique de la mantique qui jouissait d'un réel crédit auprès du Portique; la résignation du sage à l'ordre cosmique, montrant qu'il est des choses qu'on ne saurait empêcher; et le principe de non-contradiction qui implique, d'après la logique mégarique, la prédétermination des événements futurs. Si l'on en croit le traité De Fato de Cicéron, cette troisième confirmation constituerait en fait une preuve à part entière.»

38 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«On pourrait alors interpréter la juxtaposition de ces trois preuves comme la manifestation de l'universalité temporelle de la fatalité: le principe de causalité prouve la détermination des choses actuelles par les phénomènes passés; la sympathie, la détermination des phénomènes présents par l'entrelacement spatial des causalités; et le principe de contradiction, la détermination logique des phénomènes futurs. Quelle que soit la validité de ces preuves, elles ont le mérite d'exister: nous verrons qu'on ne saurait en dire autant du platonisme et de l'aristotélisme, qui admettaient le concept de fatum sans en questionner la légitimité. Si le destin existe, comment le définir? Comme l'Académie, le Portique oscille entre deux interprétations en apparence contradictoires, le théologème et le philosophème. Il définit souvent le destin en rapport au divin: Fatum divinum. «Dieu, l'Intellect, le Destin et Zeus ne font qu'un»: … la fatalité est l'expression de la raison et de la volonté de Dieu.»

39 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«Mais le panthéisme stoïcien identifiant Dieu à la Nature, le principe d'identité du fatal au naturel convient également à l'interprétation de sa doctrine du destin. Témoin en est Diogène Laërce qui, dans le cours de son exposé du dogme stoïcien, inscrit la définition de l'heimarménè dans la physique et, qui plus est, la fait intervenir aussitôt après celle de la physis. Dans le système stoïcien, «Dieu», la «nature» et le «destin» sont en effet des termes interchangeables: ils expriment la même réalité envisagée sous différents rapports. Dieu est à la fois la substance (ousia) et la raison (logos) de l'univers, principe recteur de l'être et du devenir. La Nature désigne Dieu en tant qu'il est la force (dynamis) qui façonne la matière, qui imprègne et qui organise le monde d'après un ordre systématique. Dans ces conditions, le fatum stoicum peut aussi bien être référé au divin qu'au naturel: «Le destin est la cause séquentielle des êtres ou bien la raison qui préside à…»

40 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«…l'administration du monde». Si le second aspect renvoie au divin logos, le premier se réfère essentiellement à la Nature: le fatum stoicum est la prédétermination de la temporalité par le «lien» ou l'enchaînement des causes physiques. Fidèle témoin de Chrysippe, Aulu-Gelle établit clairement ce point: «le destin est un ordre établi par la nature de la totalité des événements qui se suivent les uns les autres et se transmettent le mouvement depuis l'éternité, leur dépendance étant intransgressible». Si le concept de «cause» n'est pas ici évoqué, l'identité philosophique du fatal au naturel est clairement établie. Cicéron conforte et enrichit la définition: «J'appelle destin ce que les Grecs appellent heimarménè, c'est-à-dire l'ordre et la série des causes, quand une cause liée à une autre produit d'elle-même un effet. Il s'agit là d'une réalité qui, de toute éternité, s'écoule sans arrêt. De ce fait, il n'est rien arrivé qui n'ait été à venir et, de la même façon, il n'arrivera rien dont la…»

41 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«…nature ne contienne déjà les causes efficientes. On comprend dès lors que le destin n'est pas ce qu'entend la superstition, mais ce que dit la science, à savoir la cause éternelle des choses, en vertu de laquelle les faits passés sont arrivés, les présents arrivent et les futurs doivent arriver». Cicéron marque toute la distance qui sépare le mythème, croyance en l'influence occulte des dieux, du philosophème, idée rationnelle de la détermination causale des événements. Si sa définition du destin ne se réfère pas à la Nature, elle la postule implicitement en tant que principe de l'agencement des causalités universelles. Ces témoignages rendent manifeste le sens du fatum stoicum: le destin est l'entrelacs, l'enchaînement ou la connexion systématique des causalités physiques. Se fondant comme à son habitude sur une improbable étymologie, Chrysippe dérivait ainsi le terme de «fatalité» (heimarménè) de la racine de «lien» ou de «lier» (heiroménè, heirmos): le destin est …»

42 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«…ce qui lie et coordonne la multiplicité des événements dans l'unité d'un système causal, le système de la Nature. Cette conception causale allait sceller à jamais le sens du destin en philosophie: elle déterminera notamment la signification du concept de fatalité dans le «fatalisme moderne». Plus que par ses définitions ou par ses preuves du fatum, le stoïcisme s'est immortalisé par l'universalisation de ce concept: "Toutes choses ont lieu selon le destin"; ainsi parlent Chrysippe au traité Du destin, Posidonius au deuxième livre Du destin, Zénon et Boéthus au premier livre Du destin. L'universalisation soulève un problème décisif dont le Portique a su, contrairement aux mégariques, prendre la mesure: «comment concilier l'affirmation des déterminismes universels ("toutes choses arrivent selon le destin") avec celle de l'humaine spontanéité ("certaines choses dépendent de nous")?» Dans sa complexité, cette question cruciale…»

43 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«…divise tellement la recherche qu'on ne saurait lui apporter de réponse qui n'ait été avancée par un commentateur. Entre ceux qui estiment que les principes du Portique asservissent l'homme en le réifiant et ceux qui jugent au contraire qu'ils préservent sa liberté, le champ est ouvert aux interprétations les plus contradictoires. «Comment préserver la spontanéité de l'agir dans un monde où toutes choses arrivent selon le destin?» La clé de ce dilemme réside dans la distinction du fatalisme et du nécessitarisme: le fatum stoicum n'est pas la nécessitation mécanique de réalités passivement déterminées mais le concert harmonique d'êtres doués de spontanéité en tant qu'exprimant, chacun à sa façon et dans la mesure de sa perfection, la divine raison. Ce point appert manifestement dans la distinction qu'établit Chrysippe entre les «causes procatarctiques» et les «causes synectiques». Quand le stoïcien affirme le principe de causalité, il se borne à…»

44 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«…affirmer que rien n'arrive sans une cause antécédente: la représentation sensible est la cause «procatarctique» de nos actions, le principe qui nous engage à réagir et à prendre position. Mais contrairement au nécessitarisme de Hobbes ou au déterminisme de Laplace, la cause antécédente de Chrysippe n'est pas la cause déterminante de l'action: si elle contraint l'homme à réagir, elle ne détermine pas la nature de sa réaction qui dépend exclusivement de son caractère psychologique et de ses jugements agissant au titre de cause «synectique», «parfaite» et «principale». Dans le traité De Fato de Cicéron, Chrysippe use d'une belle comparaison pour illustrer sa réponse: celle du «cône» et du «cylindre». Les deux solides auront beau subir le même choc, ils décriront des trajectoires différentes, le cône tournoyant sur lui-même et le cylindre roulant de l'avant. Si l'impulsion reçue les détermine à se mouvoir, la nature de leur mouvement…»

45 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«…dépend de leur seule configuration géométrique, c'est-à-dire du principe constitutif de leur essence. Or, il en va de même des hommes, estime Chrysippe. Un même événement produit des réactions différentes chez des individus différents: la représentation de la richesse suscite ainsi l'envie dans le coeur de l'homme avide mais l'indifférence dans celui du sage. Bref, le principe de nos actions nous est intérieur: il ne consiste pas dans la sensibilité mais dans les jugements que nous portons sur elle et par lesquels nous choisissons de lui donner ou de lui refuser notre assentiment. Le fatum stoicum ne détermine pas le destin de l'individu indépendamment de sa nature. Fatalité n'est pas nécessité: loin de faire violence aux hommes, elle suppose leur spontanéité. Aulu-Gelle résumait bien cette doctrine: «Quoique ce soit un fait qu'en raison d'une structure nécessaire et fondamentale tout soit déterminé et enchaîné par le destin, cependant la nature …»

46 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«…de nos esprits est soumise différemment au destin suivant leur qualité individuelle». Alexandre d'Aphrodise confirme le témoignage du philologue romain: «le destin s'exerce différemment dans les différents événements dus au destin, puisqu'il agit par la nature propre de chaque être». Loin d'un déterminisme uniforme, le fatum stoicum est personnalisé par l'individualité de chacun: l'homme trouve en lui-même le principe de ses actions. Mais, objectera-t-on, pour être la cause de son devenir, la nature psychologique n'est-elle pas elle-même déterminée par la nature universelle? Et le stoïcisme ne retombe-t-il pas par là dans les affres du déterminisme psychologique? En soi fondée, l'accusation semble injuste lorsqu'on l'applique aux stoïciens. D'une part, comme le remarquait Emile Bréhier, «Chrysippe arrête son analyse aux êtres individuels et qualitativement indivisibles dont le concert compose le monde. Il ne résout pas, comme le fait la science moderne, ...»

47 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«…la nature des êtres en événements; les corps restent pour lui les sujets et principes des actions». Sujet irréductible, l'homme ne saurait s'en prendre à la nature de ce qu'il est en son fond propre, qui le constitue et qui le distingue de tous les autres étants. D'autre part et surtout, le fatalisme stoïcien admet un idéal de liberté qui le démarque radicalement du déterminisme: la liberté du jugement. Pour faciliter l'analyse de cette conception, on distinguera quatre éléments: liberté du jugement, liberté du progrès moral, liberté de l'acquiescement au destin et liberté de l'impassibilité. La distinction chysippienne des causes antécédentes et déterminantes vise à établir que nos jugements (cause synectique des actions) ne sont pas déterminés par les représentations sensibles (cause procatarctique): si celles-ci inclinent ceux-là, elles ne les nécessitent pas, la raison pouvant leur refuser son assentiment. Cette liberté du jugement fonde la liberté stoïcienne sous les quatre…»

48 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«…rapports que nous venons de distinguer. Faute de pouvoir changer le cours des événements, l'homme peut changer la représentation qu'il s'en fait et, par là-même, en modifier la valeur affective. Intellectualiste, l'éthique chrysippienne dérive en effet les passions de jugements erronés: rectifier ceux-ci, c'est éradiquer celles-là. «Les choses qui ne sont pas en notre pouvoir» sont celles, extrinsèques, dont la possession n'est jamais assurée: richesses, honneurs, vie, santé, qu'un rien suffit à enlever... Se vouer à les désirer avec ardeur, c'est se condamner d'emblée à l'échec et au malheur. Non qu'il faille se désintéresser de la conservation de sa vie et de celle d'autrui, de la recherche du bien-être et de la reconnaissance sociale - le stoïcien n'est pas indolent, ascétique ni retiré du monde, loin de là -, mais il faut garder à l'esprit que la jouissance de ces biens dits «indifférents», souhaitable mais non essentielle, est par nature …»

49 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«…incertaine: ce serait méprise que de l'ériger en finalité suprême de l'existence. Le sage aspirera donc à certaines des choses qui ne dépendent pas de lui mais, contrairement aux autres hommes, il ne sera pas déçu en cas d'échec, sachant qu'elles sont par essence aliénables. La voie de la sagesse emprunte d'autres chemins. Elle consiste à se procurer «les choses qui sont en notre pouvoir», c'est-à-dire les biens véritables, inaliénables dans leur intériorité et dont la jouissance, toujours assurée, garantit le bonheur: la raison, le jugement et la vertu. L'esclavage de la plupart des hommes provient du fait qu'ils confondent les deux ordres. S'abusant à désirer exclusivement «ce qui ne dépend pas d'eux», ils se vouent par leurs jugements erronés à la servitude et à la frustration. Préservant la distinction, le sage stoïcien sauve sa liberté. Il sait en effet que si le destin lui impose une infinité d'événements, il lui réserve le meilleur: la jouissance de la raison.»

50 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«Pour avoir tout pouvoir sur le corps et les réalités externes, le tyran n'en a aucun sur l'intériorité de la pensée. Il aura beau enchaîner le sage, l'exécuter ou même le précipiter dans le taureau de Phalaris, il ne pourra jamais le contraindre à juger, in fore interno, qu'il n'est pas un tyran! L'intériorité du jugement assigne à l'homme le bastion irréductible de sa liberté. S'il est vrai que les actions résultent du caractère psychologique, il n'est pas moins vrai que le caractère est, pour partie, objet de l'activité raisonnée de l'homme, rétroaction sans laquelle les prétentions de la philosophie éthique à parfaire la personnalité seraient vaines et insensées. Le fatalisme stoïcien n'exclut donc pas la possibilité d'un «progrès moral», bien au contraire. Il appartient à chacun de réformer sa nature par la pratique de la philosophie et la droiture du jugement. Sans doute la liberté au sens propre est-elle l'apanage du sage, les autres mortels subissant inéluctablement le joug des passions.»

51 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«Mais si le sage définissait aux origines du Portique une figure exceptionnelle, le stoïcisme impérial - Sénèque, en particulier, mais on pourrait également citer Epictète et Marc-Aurèle - s'est attaché à réaliser ce type idéal, promettant à tout homme assez constant et raisonnable pour gravir le sentier escarpé de la vertu de parvenir à la souveraine «Libertas» au terme de ses peines. Le caractère dépend de soi. Ceux qui interprètent le stoïcisme comme un déterminisme objecteront a contrario les fragments où les philosophes de cette école semblent décrire la constitution du caractère psychologique comme la résultante de l'inné et de l'acquis, et où ils font valoir le rôle des traumatismes infantiles, de l'éducation et du milieu, etc., dans la constitution de la personnalité. Ces textes établissent cependant moins le déterminisme psychologique que la nécessité d'une éducation rationnelle pour développer l'autonomie du sujet.»

52 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«Se résignant à ce qui ne dépend pas de lui, le sage exerce pleinement ce dont le destin l'a rendu maître, ses actions et ses pensées. On touche là à la dimension mystique de la liberté stoïcienne, à condition de prendre le «mysticisme» en un sens philosophique comme la croyance en la capacité de l'âme à s'unir, par la raison, au principe fondamental de l'être. En développant une parfaite rectitude du jugement, la raison individuelle de l'homme peut en effet s'identifier à la raison absolue de Dieu. Si elle ne fait qu'un avec le logos universel et qu'elle veut toujours ce que le destin ordonne, c'est-à-dire en définitive ce qui arrive, elle ne sera jamais frustrée. Tel est le chemin de la sagesse et du bonheur: ne vouloir que ce qui dépend de nous et abandonner le reste à Dieu comme le meilleur juge de ce qui doit advenir. «Ne veux pas que ce qui arrive arrive comme tu le veux, mais veux ce qui arrive comme il arrive, et tu couleras des jours heureux», résumera Epictète.»

53 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«Faut-il voir là résignation indolente au destin? abandon lascif au devenir? ou «fatalisme» au sens commun de ce terme impliquant la soumission paresseuse à ce qui pourrait être évité avec un peu d'énergie? Nullement. Entretenu par la polémique depuis l'Antiquité, ce contresens sur le Portique est par trop fréquent. S'il y a bien un «fatalisme» chez les stoïciens, c'est au sens philosophique de cette notion (idée de l'absolue prédétermination des événements par le jeu des causes naturelles, intelligibles à la raison), et non au sens commun (croyance en la détermination inconditionnelle des événements par une ou des puissances invisibles). Rien de passif ni de paresseux chez ces philosophes, quoi qu'ait prétendu l'argumentation morale antifataliste depuis les origines. D'une part, nous avons vu que le sage ne se détourne pas des «biens indifférents», utiles à la vie et au bien-être: il les recherche en restant conscient de leur précarité.»

54 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«S'il fera son possible pour se les procurer, il ne sombrera pas dans le désespoir s'il échoue, sachant qu'il ne dépendait pas de lui de les obtenir. D'autre part et surtout, le terme de «résignation» convient mal pour désigner la conformation du sage stoïcien à l'ordre universel: loin de la passivité et de la tristesse, cette conformation implique l'activité joyeuse et souveraine d'une âme s'identifiant à Dieu par la raison. Comme l'écrivait Franz Cumont, «Le sage ne parvient pas seulement à cette résignation qui est restée la vertu par excellence de l'islam, il atteint plus haut, il parvient à aimer son sort, quel qu'il soit». Son attitude n'est pas soumission passive mais consentement ou, mieux encore, acquiescement mystique au destin: Amor Fati. Le sage n'entend pas subir l'inéluctable, la mort dans l'âme, mais l'accepter comme l'expression de la Raison divine, qui sait mieux que nous ce qui importe au bien de l'univers. On connaît la célèbre prière de Cléanthe: …»

55 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
«…«Guide-moi, ô Zeus, et toi, ma Destinée, vers cette place que vos décrets m'assignent. Je suivrai sans murmure. Si je refuse, me voilà un méchant, et je ne devrai pas moins suivre». «Ducunt volentem fata, nolentem trahunt», traduira Sénèque d'une maxime vigoureuse: «les destins guident ceux qui acquiescent; ils entraînent ceux qui résistent». C'est la fameuse métaphore du chien attaché à une voiture: qu'il résiste à la traction ou qu'il abonde dans son sens, il n'en sera pas moins emporté par sa force supérieure. Entraînés par le destin, les hommes sont semblables à ce chien, estiment les stoïciens: le plus sage est celui qui conforme sa volonté à l'ordre universel, cette conformation n'étant cependant pas résignation contrite mais optimisme, acte de foi et confiance en la raison cosmique. Par contraste, la résignation du fataliste moderne au sort - par exemple, celle du baron d'Holbach ou de Jacques le Fataliste dans ses moments de désespoir - …»

56 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«…est tout sauf joyeuse, faute d'établir un rapport de la raison humaine à Dieu. La quatrième dimension de la liberté stoïcienne est l'impassibilité (apathie), qui résume l'ensemble des vertus. Libéré de l'aliénation par la droiture du jugement, le sage n'éprouve aucune des «maladies de l'âme», les passions, que le stoïcisme réduit à quatre principales: le «désir», la «crainte», le «plaisir» et la «douleur». Est-ce à dire qu'il est un coeur de pierre, froid et indifférent à ce qui l'entoure? Nullement, quoi qu'en ait pensé la tradition. Cette interprétation qu'on retrouve sous la plume de Descartes, de Pascal, de Fontenelle, de Diderot, de Casanova et qui se prolonge au XXe siècle chez certains philosophes et historiens de la philosophie est un nouveau contresens qui redouble le précédent: elle confond l'impassibilité et l'insensibilité. Pour ne point subir d'affections passionnelles, la sagesse connaît des affections rationnelles, les «eupathies», qui expriment la plénitude…»

57 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«…d'une affectivité gouvernée par la raison. Sublimée par la raison, l'âme du sage substitue la volonté au désir, la prudence à la crainte, et la joie aux plaisirs contradictoires et tourmentés du vulgaire. Seule la douleur ne connaît pas de forme rationnelle, confirmant que la sagesse procure un bonheur exempt de souffrance. L'apathie stoïcienne n'est donc pas l'état d'un «rocher», d'une «statue» ou d'un coeur dénué de sensibilité (Diderot), ni celui d'un «mannequin inerte» (A. Schopenhauer): elle est eupathie, joie et jouissance d'une vie purement rationnelle. Il faut ajouter à cela que le stoïcisme impérial a considérablement humanisé le sage en réalisant son type idéal. Le sage selon Sénèque n'est pas moins affecté que les autres hommes par les coups du sort qui lui arrachent des larmes et des cris de douleur, sauf qu'il les surmonte très vite pour rétablir dans son âme la constance de la vie rationnelle. Il est accessible à l'éphémère émotion, …»

58 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
…«…réaction naturelle de la sensibilité irréductible à la raison, mais non à la passion, dont l'enracinement dans le coeur est durable. L'apathie n'exclut donc pas la sensibilité, que celle-ci soit gouvernée par la raison (les eupathies ou sentiments moraux) ou que sa violence la déborde momentanément (les émotions). Il n'est qu'un état affectif que l'impassibilité exclut absolument: la passion, compulsion obsessionnelle et maladive de l'âme qui amoindrit son amplitude psychique et qui lui interdit de connaître le bonheur. Répétons-le, tant le spectre de ces contresens a hanté l'interprétation du stoïcisme: impassibilité n'est pas insensibilité, constance de la raison n'est pas monotonie ni tristesse, et fatalisme n'est pas paresse. Il fallait impérativement rappeler ces points pour rectifier les erreurs communément colportées par les «fatalistes modernes» et par leurs adversaires sur le compte du «fatalisme ancien». L'histoire de la philosophie ne saurait faire siennes les calomnies de la littérature polémique.»

59 LA LIBERTÉ DU JUGEMENT ET DE L’IMPASSIBILITÉ
_ .…«Quoi qu'ait prétendu la controverse depuis l'Antiquité, «le stoïcisme n'est autre chose qu'un traité de la liberté prise dans toute son étendue», pour reprendre les mots de Diderot qui, en bon «fataliste», faisait justement reproche à ce système de trop donner à la liberté de la raison. Dans la philosophie du Portique, l'homme est responsable de son caractère éthique qu'il lui appartient de perfectionner par la pratique de la philosophie morale; sa faculté de juger le doue d'une liberté inaliénable; il peut par elle s'élever à la compréhension et à l'acceptation de l'ordre universel, et, mieux encore, à l'identification à la raison divine, source d'harmonie et de bonheur; et il connaît alors la pure et parfaite impassibilité de la vie rationnelle, qui, résumant l'ensemble des vertus, lui procure une Joie inaliénable. Loin de contredire le fatum stoicum, cette conception de la liberté lui est corrélative: c'est précisément parce que l'ordre universel est par Dieu éternellement déterminé que la liberté humaine se réalise dans l'exercice intérieur de la raison, le perfectionnement de soi et le consentement au destin, source d'une bienheureuse impassibilité. On présentera souvent les «fatalistes modernes» comme les héritiers du Portique mais le rapprochement est illégitime, relevant de la polémique plutôt que de l'interprétation objective: hostile à tout nécessitarisme, le fatalisme stoïcien préserve la liberté de l'homme en tant qu'être doué de raison.»

60 LA MORALE DES STOÏCIENS
* …«Pendant que le cynisme, l'épicurisme, l'académisme affaiblissaient les liens de la société antique, et, en énervant le principe de la morale, travaillaient sans le savoir à préparer l'avènement d'une conception plus vaste de la justice, une autre école plus mâle et plus austère, qui a laissé le renom d'une école de grandeur d'âme, apportait une part bien autrement importante au renouvellement moral et social de l'humanité: «Il semblait, dit Montesquieu, que la nature humaine eût fait un effort pour produire d'elle-même cette secte admirable qui était comme ces plantes que la terre fait naître dans des lieux que le ciel n'a jamais vus. L'idée fondamentale du stoïcisme, idée déjà émise par Socrate et par Platon, mais que les premiers stoïciens, Zénon, Chrysippe et Cléanthe, ont exprimée avec bien plus de précision et un développement plus philosophique, c'est l'idée d'une justice naturelle, d'un droit naturel qui a son fondement dans l'essence même de l'homme et dans sa parenté avec la divinité. «La loi, disait Chrysippe, est la reine de toutes les choses divines et humaines, …»

61 LA MORALE DES STOÏCIENS
…«…l'arbitre du bien et du mal, du juste et de l'injuste, la souveraine maîtresse des animaux sociables par nature. Elle commande ce qui doit être fait et défend le contraire.» Quel est le principe de la loi ou de la justice? C'est Dieu ou Jupiter: «On ne peut trouver, disait Chrysippe, un autre principe de la justice que Jupiter ou la nature première ou universelle. Et l'on ne doit pas dire seulement avec Orphée que la justice est assise à la droite de Jupiter, il est lui-même le droit et la justice; il est la plus antique et la plus parfaite des lois.» Cette loi, étant elle-même la droite raison, unit tous ceux qui ont la raison en partage: «Or, tous les hommes possèdent la raison qui est une dans son principe; donc tous les hommes sont capables de la loi et de la même loi». Les doctrines du stoïcisme sur la loi naturelle trouvèrent à Rome, dans Cicéron, un interprète ou même un promoteur de génie. Le De legibus est un livre tout stoïcien et, selon toute apparence, traduit en partie des stoïciens. C'est le premier traité de droit naturel que nous présente l'histoire de la philosophie; au moins le livre de cet ouvrage était-il…»

62 LA MORALE DES STOÏCIENS
…«…tout entier consacré aux principes du droit. Ces principes sont ceux que nous venons de résumer d'après les premiers stoïciens. Cicéron les proclamait et, de plus, il les défendait contre les objections des académiciens et de Carnéade rapportées plus haut et que nous ne connaissons que par lui. La science du droit, dit-il, ne se tire pas des édits des préteurs ni de la loi des Douze Tables, mais de la philosophie même, ex intima philosophia. Or, la philosophie nous apprend qu'il y a dans tous les hommes une raison commune; cette raison, c'est la loi même; elle est chez tous les hommes, elle leur parle à tous le même langage; elle vient de Dieu et nous unit à lui. Ce n'est pas une loi écrite, elle est née avec nous; nous ne l'avons pas apprise, reçue d'autrui, lue dans les livres; nous l'avons trouvée et puisée dans la nature même. C'est de cette loi qu'émane le droit. Le droit, c'est la raison; comme elle, il est divin; comme elle, il est invariable, fondé dans la nature non dans l'opinion. Il est absurde de supposer que la justice repose sur les institutions et sur les lois des peuples.»

63 LA MORALE DES STOÏCIENS
…«Eh quoi! si les lois sont faites par des tyrans? Qu'importe que ce soit ou un seul homme, ou plusieurs, ou tous? Si tous les Athéniens avaient approuvé des lois tyranniques, auraient-elles paru justes par cette raison? Il n'y a de justice que celle qui est fondée sur la nature: ce qu'un intérêt établit, un autre le détruit. Si les volontés du peuple, si les décrets des chefs de l'État, si les sentences des juges établissaient, le juste et l'injuste, ils pourraient rendre juste le brigandage, l'adultère, le faux. Pour commettre un crime avec justice, il suffirait d'avoir les suffrages de la multitude! Tout ce qui est bon a sa raison en soi-même et dans la nature. Juge-t-on du vrai et du faux par leurs conséquences? Non, mais par leurs qualités intrinsèques. Il en est de même de la vertu, qui n'est que la nature perfectionnée par la raison. Il en est de même du droit, car ce qui est juste est vrai. Ainsi, au-dessus de l'État, il y a la raison, le droit, la loi. Les États particuliers ne sont que des membres d'un grand tout, gouverné par la raison. Voilà l'État véritable, voilà l'idéal de l'État, voilà cette république universelle que Zénon …»

64 LA MORALE DES STOÏCIENS
…«…rêvait entre tous les peuples, supprimant, dans son utopie; les cités particulières, comme Platon la famille et la propriété. Dans cet ordre d'idées, Marc-Aurèle disait: Il n'y a qu'un seul monde, un seul Dieu, une seule loi, une seule vérité. De même qu'il n'y a qu'une seule lumière, quoiqu'elle paraisse se diviser sur les murailles, sur les montagnes et sur les objets divers, il n'y a qu'une âme qui se partage entre les êtres intelligents. Tous les êtres tendent à s'unir, la terre avec la terre, l'eau avec l'eau, et l'air avec l'air, les animaux se rassemblent, les abeilles, les poussins, les grands troupeaux sont des sociétés qui nous présentent le modèle de ce que doit être la nôtre. Un poète a dit dans une pièce de théâtre: «0 chère cité de Cécrops!» Chère cité de Jupiter, s'écrie Marc-Aurèle. Ce lien universel est si étroit qu'il ne peut rien arriver de bon ou d'utile à chacun, qui ne soit bon à l'univers. Ce qui est utile à l'abeille est utile à la ruche; et réciproquement ce qui est utile à la ruche est utile à l'abeille. Celui qui se sépare autant qu'il est en lui du reste de l'univers, soit en s'indignant contre les accidents de la vie, …»

65 LA MORALE DES STOÏCIENS
…«…soit en commettant quelque injustice, est semblable à un bras, un pied, une tête, coupés et séparés du corps. Il ne suffit pas de dire: je suis une partie du tout; il faut dire: je suis une partie du corps de la société humaine, et en général de la nature. Si l'univers entier forme une seule famille, à plus forte raison cela est-il vrai du genre humain. «Homo sum et nihil humani à me alienum putto.» Ce beau mot de Térence est le cri du stoïcisme. Il faut aimer l'homme, par cela seul qu'il est homme. Tous les hommes sont parents; et comme leur mère commune est la nature, c'est-à-dire la raison de Dieu, commettre une injustice envers les hommes est une impiété. Ce n'était pas là seulement une utopie. Déjà, l'idée d'un droit des gens, jus gentium, c'est-à-dire d'une justice entre les divers peuples, qui vient tempérer et purifier les droits de la guerre, commence à s'introduire dans les esprits. Le De officiis, de Cicéron, est le premier écrit, chez les anciens, où ce principe d'une justice que l'on doit même à l'ennemi commence à se faire jour. Le droit fécial des Romains en était la première forme.»

66 LA MORALE DES STOÏCIENS
…«Cicéron, s'appuyant sur l'autorité de ce droit sacré, recommande à ses concitoyens, à l'exemple de leurs ancêtres, le respect des nations ennemies, la loyauté dans les alliances. Il ne veut pas que, dans l'exécution d'un traité, l'on sacrifie l'esprit à la lettre. Il ne veut pas qu'on éternise la guerre, quand la paix est sans péril. Il flétrit l'habileté d'un certain Q. Fabius Labiénus qui, chargé de terminer une contestation de territoire entre Noles et Naples, avait adjugé à Rome l'objet du débat. Ainsi commençait à se faire jour l'idée d'une certaine fraternité entre les peuples, idée si ignorée des âges barbares, où l'étranger n'est autre chose que l'ennemi. Il est aisé de comprendre que les principes précédents, si peu favorables aux préjugés de cité, devaient l'être encore moins à la doctrine de l'esclavage. Si le sage seul est vraiment libre, s'il est libre dans la pauvreté, dans la captivité, dans la servitude, si Épictète est plus libre que son maître, s'il y a une liberté inviolable que ni la loi, ni la force, ni aucun accident extérieur ne peuvent faire fléchir, si enfin le seul esclavage est l'esclavage des passions, n'est-il pas…»

67 LA MORALE DES STOÏCIENS
…«…évident que l'esclavage légal est une oppression, l'abus de la force, la honte de celui qui l'impose et non pas de celui qui le subit? Si tous les hommes sont parents, s'ils sont tous d'une même famille et d'une même race, s'ils ont une même raison, une même nature, un même auteur, comment croire qu'il soit permis aux uns d'opprimer les autres et de les réduire en servitude? Le stoïcisme n'eût-il pas déduit ces conséquences, elles se déduisaient d'elles-mêmes, par la force des choses, des principes posés. On peut, à la vérité, mettre en question si le stoïcisme primitif a combattu l'esclavage. Un seul texte de Zénon ne suffirait pas peut-être pour conclure à l'affirmative. Mais dans les stoïciens romains, l'hésitation n'est plus possible. Je citerai les deux passages les plus importants: celui de Sénèque et celui d'Épictète. Tout le monde connaît ce beau morceau de Sénèque: «Ils sont esclaves? dites qu'ils sont hommes. Ils sont esclaves? Ils le sont comme toi ! Celui que tu appelles esclave est né de la même semence que toi, il jouit du même ciel, respire le même air, vit et meurt comme toi.»

68 LA MORALE DES STOÏCIENS
…«Épictète est encore plus fort: il s'empare du principe même d'Aristote, pour le tourner contre l'esclavage. «Il n'y a d'esclave naturel que celui qui ne participe pas à la raison or cela n'est vrai que des bêtes et non des hommes. L'âne est un esclave destiné par la nature à porter nos fardeaux, parce qu'il n'a point en partage la raison et l'usage de sa volonté. Que si ce don lui eût été fait, l'âne se refuserait légitimement à notre empire, et serait un être égal et semblable à nous.» Épictète s'appuie encore sur le principe que nous ne devons pas vouloir aux autres hommes ce que nous ne voulons pas pour nous-mêmes. Or, nul ne veut être esclave; pourquoi donc se servir des autres comme d'esclaves? Telles étaient les pensées d'Épictète et de Sénèque sur l'esclavage. Mais, par une rencontre qui prouvait encore mieux que toutes ces maximes l'égalité naturelle des hommes, les deux plus beaux génies du stoïcisme à Rome se trouvèrent aux deux extrémités des conditions sociales: Épictète, Marc-Aurèle, un esclave, un empereur, animés d'une foi commune, étaient sans doute…»

69 LA MORALE DES STOÏCIENS
…«…un merveilleux témoignage de cette nouvelle fraternité, dogme commun des stoïciens et des chrétiens; et, par un renversement qui confondait tout, la Providence avait voulu que l'esclave fût le maître, et l'empereur le disciple. Le plan de cet ouvrage ne nous permet pas d'insister sur un point qui nous paraît aujourd'hui bien démontré, c'est que le principe de la sociabilité a été compris par les derniers stoïciens de la manière la plus large; que d'Aristote à Marc-Aurèle, la philosophie ancienne a toujours été en développant les idées d'humanité, de bienveillance, d'égalité. La seule question qui, pour quelques esprits, semble encore en suspens, c'est de savoir si la philosophie ancienne est arrivée par elle-même à ces nouvelles conséquences, ou si elle les doit à une influence venue d'ailleurs. Or, à notre avis, pour celui qui étudie la philosophie antique dans tout son développement, la réponse ne saurait être douteuse. Que trouvez-vous en effet dans Platon? Un principe qui, entendu dans toute sa force, suffirait à lui seul pour porter ces conséquences dont on s'étonne: c'est qu'il y a une …»

70 LA MORALE DES STOÏCIENS
…«…société naturelle entre l'homme et Dieu; c'est que l'objet de la science et de la vertu est Dieu. En plaçant si haut le principe et le modèle du bien, Platon affranchissait, sans le savoir, l'homme des fausses conventions, des lois arbitraires, du joug de l'inégalité. Mais il ne vit pas ces conséquences, et laissa le citoyen opprimé par l'État, tout en appelant le sage à une vertu idéale, supérieure à la vertu politique. Aristote va plus loin que Platon: il comprend admirablement le principe de la sociabilité: il dit que rien n'est plus doux pour l'homme que la société de l'homme; il unit les hommes à la fois par la justice et par l'amitié; enfin sa morale serait la morale universelle, s'il n'avait admis l'esclavage. Ainsi, quelles limites séparent la morale d'Aristote et de Platon de la morale des derniers stoïciens? Deux choses: la cité et l'esclavage. Or, voyez, après Aristote, les révolutions qui mêlent et confondent tous les États, Alexandre en Asie, les Grecs en Égypte, en Syrie, jusque dans les Indes; les Romains en Grèce, en Judée; les Juifs et les Grecs à Rome: les républiques partout détruites, l'empire romain…»

71 LA MORALE DES STOÏCIENS
....«…établissant partout l'unité; en même temps, l'épicurisme dissolvant les liens politiques; le stoïcisme forçant l'homme à rentrer en lui-même, à se séparer de la nature, des accidents extérieurs de la pauvreté, de la misère, de l'exil, de l'esclavage; un Cléanthe travaillant de ses mains, et tous les premiers stoïciens sortant des rangs les plus humbles de la société: la doctrine de l'unité du monde, de la république universelle, de la loi reine des mortels et des immortels, formant de tous les hommes une même famille; la bienfaisance enfin proclamée par Cicéron; comme une vertu égale à la justice. Je demande si, après trois ou quatre siècles d'un pareil travail, il est étonnant que l'idée de la cité et celle de l'esclavage se soient affaiblies, atténuées, évanouies enfin dans cette philosophie humaine et généreuse que nous admirons. Je demande s'il est plus difficile à la raison humaine de comprendre que les hommes sont frères, que de comprendre que la fin dernière de la vertu est l'amour de Dieu. Or, saint Augustin lui-même reconnaît que c'est là le fond de la philosophie de Platon.»

72 LA MORALE DES STOÏCIENS
…«Résumons cependant rapidement, les principaux progrès de la morale sociale sous l'influence du stoïcisme. Nous avons parlé déjà de l'esclavage. Signalons maintenant les idées stoïciennes ou déterminées par l'influence des stoïciens sur la famille. Musonius et Plutarque démontrent que le mariage est la plus nécessaire, la plus antique, la plus sainte des unions; ils rejettent comme une impiété ce paradoxe que le sage est délié du devoir de se marier. Le but suprême du mariage c'est pour l'homme et la femme la communauté de la vie et des enfants. Ils s'associent pour vivre ensemble, pour agir ensemble, pour engendrer ensemble, pour nourrir et élever ensemble les fruits de leur union. Tout doit être commun entre eux, les biens, le corps, l'âme, les enfants, les amis et les dieux. Ils se doivent aide, assistance et affection en toutes circonstances, dans les maladies comme dans la santé, dans l'infortune comme dans le bonheur. Les stoïciens établissaient l'égalité de l'homme et de la femme. «Tous les êtres humains sont égaux, parce que tous participent à la raison…»

73 LA MORALE DES STOÏCIENS
…«…de Jupiter. L'étincelle divine, qui brille dans l'âme de l'homme, brille aussi dans celle de la femme. Elle est la compagne et non la servante de l'homme. Elle ne partage pas seulement sa table et son lit; elle doit partager ses intérêts, ses peines, ses tristesses et ses joies.» Sénèque commandait la même fidélité au mari envers la femme qu'à la femme envers son mari. Les devoirs envers l'enfant étaient enseignés aussi bien qu'envers les parents, et le pouvoir abusif que l'ancienne loi attribuait au père de famille ramené à des notions plus saines et plus humaines. Musonius et Épictète s'élèvent contre l'atroce usage de tuer et d'exposer les enfants: «C'est une injustice, dit Sénèque, d'engendrer des enfants pour les exposer et les abandonner à la charité du public.» — «Le pouvoir paternel, disait l'empereur Adrien, consiste dans l'amour et non dans l'atrocité.» Même les déclamations des rhéteurs sont pleines de protestations contre l'abus du pouvoir paternel. Le philosophe Musonius défendait aussi l'indépendance et la conscience des enfants contre l'immoralité des parents, et il admettait, …»

74 LA MORALE DES STOÏCIENS
…«…dans ce cas, la désobéissance «En obéissant à ton père, tu n'obéis qu'à un mortel; en philosophant, tu n'obéis qu'à Dieu; le choix est-il donc difficile?» On commençait aussi à comprendre que l'abus du pouvoir paternel était en même temps l'anéantissement du droit de la mère. Cet enfant, dont le père disposait souverainement, n'était-il pas aussi l'enfant de la mère? «Quoi donc! disait un rhéteur, la femme ne possédera-t-elle que par la douleur ces enfants, qui ont tiré de ses entrailles la plus grande partie de leur sang et de leur vie? Exclue de tous les conseils, où l'on ordonne de leur jeunesse, où l'on dispose de leur sort, écartée comme une étrangère, elle ne sentira qu'ils lui appartiennent, ainsi qu'à son mari, que par ses regrets et par ses larmes.» En même temps qu'ils relevaient le rôle de la mère, les sages et les philosophes relevaient aussi la dignité et la pureté de la femme, en lui demandant en même temps des devoirs plus élevés. Ce n'était pas seulement la fidélité du corps, mais celle de l'âme qu'ils réclamaient «Je n'appellerai point chaste, disait Sénèque,…»

75 LA MORALE DES STOÏCIENS
…«…la femme qui ne garde la vertu que par crainte, et non par respect pour elle-même.» Favorinus, philosophe stoïcien, anticipe sur J.-J. Rousseau pour imposer aux mères le devoir de nourrir leurs enfants: «Quel est, disait-il, cette espèce de maternité imparfaite, de demi-maternité qui consiste à enfanter et à rejeter loin de soi le fruit de ses entrailles. Crois-tu que la nature ait donné les mamelles à la femme non pour nourrir ses enfants, mais pour lui orner la poitrine?» Un déclamateur disait encore en parlant de l'amour de la mère pour ses enfants: «Elle les voit et les aime, non par les yeux, mais par le coeur. Pour toute mère, il y a dans un fils je ne sais quoi de plus beau que l'homme.» En même temps que la philosophie antique s'élevait à l'idée de la famille dans sa pureté, en même temps se développaient en elle l'idée et le sentiment de l'humanité. Par exemple, la pitié et la compassion, dont on fait d'ordinaire un sentiment exclusivement chrétien, trouve des accents vifs et touchants dans les écrivains de l'époque impériale, qu'on ne rencontrerait pas auparavant.»

76 LA MORALE DES STOÏCIENS
…«Y a-t-il un sentiment meilleur que la compassion, dit Quintilien... Dieu veut que nous nous secourions mutuellement... Secourir les malheureux, c'est bien mériter des choses humaines... L'humanité est le mystère le plus grand et le plus sacré.» Juvénal dit d'une manière encore plus vive et plus touchante: «La nature manifeste qu'elle donne aux hommes un cœur sensible, en lui donnant des larmes. Quel est l'homme de bien qui regarde les maux d'autrui comme lui étant étrangers?» Cette sensibilité conduisait à la tolérance et à l'indulgence: «Personne n'est exempt de fautes; nous avons tous péché, disait un rhéteur, nemo sine vitia, omnes peccarimus. Un poète s'écrie: «Malheureux? quand aimerez-vous? Age infelix! Quando amatis?» De là le pardon des injures. «Une âme humaine, dit Marc-Aurèle, est comme un cours d'eau pure, qu'un passant s'aviserait de maudire. La source ne continue pas moins à lui offrir une boisson salutaire, et, s'il y jette de la boue et du fumier, elle se hâte de les rejeter sans en devenir plus nuisible.»

77 LA MORALE DES STOÏCIENS
_ …«L'amour des hommes et la bienfaisance, voilà une nouvelle vertu, peu connue de l'antiquité classique: «Le plus grand malheur, dit Juvénal, c'est de n'aimer personne et de n'être aimé de personne.» Plutarque dit également: «Ne pas tirer vengeance d'un ennemi, c'est humanité, mais en avoir compassion et le secourir, c'est bonté.» Un rhéteur disait également: «Mais c'est mon ennemi. Eh! quelle gloire y aurait-il à n'avoir compassion que d'un ami?» Enfin, nous trouvons dans Sénèque des doctrines tellement chrétiennes, qu'on les a crues inspirées par saint Paul, et qu'un père de l'Église l'appelait notre Sénèque, Seneca noster: «C'est une loi, dit-il, d'accorder aux autres ce que vous réclameriez pour vous-même. Sois compatissant et miséricordieux, car la fortune est changeante... C'est un homme et vous ne voudriez pas que je le soutienne et que je le nourrisse? C'est un devoir de donner l'aumône à un mendiant, de jeter un peu de terre sur un cadavre non enseveli, de tendre la main à ceux qui sont tombés.»

78 STOÏCISME ET CHRISTIANISME
* …«Le stoïcisme est un monisme et un matérialisme ; dans cette philosophie tout est corps. Il est caractérisé par une puissance de cohésion qui lui permet d'être systématique, ce qui est un trait caractéristique des systèmes de pensée antiques. Comme tout y est corps, les différents incorporels ne sont que des attributs du corporel : il s'agit du dicible, du temps, du lieu et du vide. Ce qui différencie fondamentalement la philosophie du Portique du platonisme est aussi son optimisme envers le monde. Il n'y a pas de refus ou d'évasion du monde dans cette philosophie, les stoïciens veulent s'adapter au monde. Ils pensent que le monde est harmonieux, ainsi, selon eux l'utile est le bon et le beau est le bien. Marc-Aurèle dans Pensées à moi-même écrit que « ce qui nous arrive est toujours pour le bien de l'ensemble. Il ne nous en faudrait pas déjà davantage. Mais en y regardant de plus près, tu verras que le plus généralement ce qui est utile à un individu l'est en même temps à bien d'autres. » […] Il convient d'introduire une dernière notion, qui est peut-être la plus importante de…»

79 STOÏCISME ET CHRISTIANISME
…«…cette philosophie : le pneuma. Ce pneuma est âme du monde et en même temps son souffle, il transporte la raison du monde, le logos, qui apporte plénitude et perfection. Après cette brève définition, il convient de préciser que le stoïcisme a six siècles d'existence et d'évolution, il n'est donc pas monolithique. On peut d'ailleurs distinguer différentes écoles ou périodes du stoïcisme dans l'antiquité : l'ancien stoïcisme dont les maitres sont Zénon de Citium, le fondateur (v av. J.-C.), Cléanthe d'Assos ( av. J.C.), Chrysippe ( av J.C.), Diogène de Babylone ( av. J.C.), et Antipater de Tarse ( av. J.C.). Il ne nous reste que des fragments de ces auteurs. Ensuite vient la période du moyen-stoïcisme avec les philosophes, Panétius de Rhodes (v av. J.-C.), puis Poseidonios d'Apamée ( av. J.-C). Enfin s'impose le stoïcisme impérial ou stoïcisme latin dont les représentants principaux sont Sénèque (4 av. J.C.-65 ap. J.C.), Épictète (50-v ap. J.C.), et l'Empereur Marc Aurèle ( ap. J.C.).»

80 STOÏCISME ET CHRISTIANISME
…«A l'époque qui nous intéresse, c'est à dire le deuxième et le début du troisième siècle, la société intellectuelle semble dominée par un syncrétisme. Le stoïcisme n'est pas complètement indemne de cette tendance et on retrouve donc chez Marc Aurèle une vision de Dieu transcendant et absolu, moins centré sur l'homme, qui est plus caractéristique du platonisme. […] Au deuxième siècle, la situation du christianisme est à l'opposée de celle du stoïcisme. Il ne cherche pas à dominer mais seulement à se défendre, à s'établir contre les persécutions. C'est la raison pour laquelle la majorité de ses auteurs cherchent à obtenir un statut légal pour leur religion. D'un point de vue doctrinaire, on peut d'ailleurs se demander quelle est la réalité du christianisme à cette époque, avant les grands conciles qui l'ont en partie fondé. Ernest Renan a déjà donné une réponse à cette question. Il écrit que « le christianisme était entièrement fait avant Origène et le concile de Nicée. Et qui l'a fait ? Une multitude de grands anonymes, des groupes inconscients, des écrivains sans nom ou pseudonymes.»

81 STOÏCISME ET CHRISTIANISME
…«Sans dire comme Ernest Renan que le christianisme est « fait », on peut affirmer qu'une pensée chrétienne existe déjà avant le troisième siècle. Il convient aussi d'ajouter qu'il ne s'agit pas seulement d'une multitude d'anonymes, puisqu'au deuxième siècle on trouve les Pères apostoliques et apologètes dont les noms sont souvent connus, comme par exemple ceux de Justin, Clément de Rome ou Irénée de Lyon. Leur influence sur ce que va devenir le christianisme n'est pas à minimiser. En plus de ces auteurs du deuxième siècle, nous aborderons aussi ceux du début du troisième siècle. On connait souvent mieux ces auteurs que sont Clément d'Alexandrie, Tertullien ou encore Origène. Leurs textes ont eu un impact sur la pensée chrétienne qui ne fait aucun doute. […] Pour ce qui est de la vision des chrétiens, au vu de la situation de domination intellectuelle de la philosophie stoïcienne à cette époque, les Pères ont nécessairement subi son influence de manière directe ou indirecte. Ils n'ont pas pu avoir la même indifférence que les stoïciens témoignent envers eux.»

82 STOÏCISME ET CHRISTIANISME
…«On peut parler d'influence stoïcienne quand une idée, même empruntée chez Platon ou Aristote, est essentielle aux yeux des stoïciens. D'autre part, une idée secondaire dans la bible que l'on trouve aussi dans le stoïcisme devenue principale dans la pensée des Pères peut dénoter. Cette influence a évidemment eu lieu, étant donnée l'éducation hellénistique des Pères et le fait qu'ils évoluaient dans un milieu pétri de références stoïciennes. Comme dernière marque manifeste de cette influence des stoïciens chez les Pères de l'Église, on peut noter que ces derniers en sont une source importante, particulièrement pour les stoïciens anciens comme Zénon et ses disciples. Le stoïcisme moyen est moins connu par les Pères. Les thèses stoïciennes sont parfois rappelées par les Pères quand elles apportent de l'eau à leur moulin ou quand elles permettent de critiquer les philosophes hellènes. Ainsi, à titre d'exemple sur les dieux, ils notent que les stoïciens reconnaissent l'unicité de Dieu puisqu'ils voient les dieux comme facettes de la nature. En revanche, ils critiquent le coté animiste et …»

83 STOÏCISME ET CHRISTIANISME
…«…l'humanisation de Dieu. D'autre part, les auteurs chrétiens témoignent positivement de la morale contemporaine, en grande partie développée par le stoïcisme impérial. […] Quand on pense au stoïcisme, on pense tout d'abord à sa morale. Cette morale qui a fait passer la philosophie du portique dans le langage courant avec le mot « stoïque », signifiant impassible, sans réaction face à la douleur ou la peine. On oublie souvent alors que le stoïcisme est en fait une véritable philosophie et que ses maximes découlent d'une conception originale du monde. Ce versant du stoïcisme est en fait le moins connu ; il est principalement développé par les fondateurs de cette philosophie que sont Zénon, Cléanthe et Chrysippe. Au contraire, sont plus lus les auteurs du stoïcisme le plus tardif tels Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle, auteurs qui ont insisté sur la morale. L'une des raisons est sans doute qu'il ne nous reste que des fragments des premiers auteurs du stoïcisme. Quoi qu'il en soit, ces fragments contiennent une certaine conception de l'homme, du destin et du monde.»

84 STOÏCISME ET CHRISTIANISME
…«Pour ce qui est du christianisme, les Pères de l'Église du deuxième et troisième siècle donnent eux aussi une certaine conception de Dieu, du monde et de l'homme. Ils essayent alors de faire comprendre et de diffuser leur foi. Pour cela il leur fallait bien expliquer qui était leur Dieu et étant donné que leur Dieu était créateur et organisateur, il fallait expliquer comment et pourquoi il avait créé le monde et les hommes. Pour ce faire, ces auteurs chrétiens vont s'appuyer sur leurs textes sacrés et sur leurs convictions personnelles. Ces conceptions se trouvent alors subordonnées à la personnalité de ces Pères de l'Église et à leurs intentions. […] Dans les domaines qui relèvent de la philosophie ou de la religion, on trouve des similitudes entre la philosophie du portique et les auteurs chrétiens. On peut essayer d'expliquer ces points de convergence par différents moyens. Tout d'abord les auteurs chrétiens, comme nous l'avons déjà dit, sont tous de culture classique, leur éducation leur a fait connaitre et apprendre le stoïcisme classique et le moyen stoïcisme.»

85 STOÏCISME ET CHRISTIANISME
…«On retrouve nécessairement des traces de cette éducation. De plus il est nécessaire de prendre en compte le public auquel s'adressent ces auteurs. En tant qu'apologistes, ils s'adressent aux autorités païennes qui persécutent les chrétiens, ces autorités sont elles aussi imprégnées par la culture philosophique, il est donc naturel pour les auteurs chrétiens d'utiliser ce registre qu'ils connaissent d'ailleurs si bien. Les Pères tentent de montrer que leur religion n'a rien de subversif ou d'immoral pour se défendre des attaques qu'on leur porte. Ainsi ils mettent eux-mêmes en avant les rapprochements entre christianisme et philosophie. Enfin, l'autre objectif est de convertir les élites païennes à qui ils s'adressent, le moyen consistant à montrer que la religion païenne est moins conforme à la philosophie que le christianisme. D'autre part, les auteurs chrétiens luttent contre les courants religieux qui leur font concurrence. Ces courants sont essentiellement gnostiques, les chrétiens tentent donc de s'en démarquer. Le stoïcisme étant comme nous l'avons dit, un monisme et un matérialisme, …»

86 STOÏCISME ET CHRISTIANISME
…«…son registre s'adapte parfaitement à la lutte contre le gnosticisme. Il s'agit encore d'un facteur de rapprochement. Tous ces éléments font qu'en ce domaine, on peut véritablement parler d'emprunts fait aux stoïciens de la part des Pères de l'Église du second et du début du troisième siècle. Ils n'empruntent d'ailleurs pas seulement aux stoïciens, mais cette philosophie étant dominante à l'époque où ils écrivent, sa trace domine dans les écrits chrétiens. […] Commençons par vérifier cette culture classique des Pères de l'Église. Quand on se penche sur cette question, on remarque d'emblée que, dans une certaine mesure,  ces auteurs appartiennent par leur origine, leur culture et leur façon de vivre, à l'hellénisme. Souvent, ils n'y renoncent pas en devenant chrétiens mais le mettent à profit pour argumenter en faveur du christianisme, d'où ces divers points de convergences. […] Parmi les auteurs chrétiens, on trouve aussi de nombreux aristocrates païens convertis qui ont reçu une éducation philosophique conforme à leur milieu social.»

87 STOÏCISME ET CHRISTIANISME
…«[…] Ainsi en voulant se défendre ou pour convertir les païens, les Pères de l'Église usent de leur culture philosophique et sont amenés à reconnaître implicitement ou même explicitement que la culture grecque est porteuse de vérité. […] On peut d'ailleurs se demander si les Pères pouvaient faire autrement que reconnaitre une part de vérité dans le message païen, ils étaient comme les romains, écrasés par la puissance culturelle grecque, ne pouvant pas s'en détacher après avoir été imprégné dans leur enfance. Ils ne leur restent plus qu'à expliquer en quoi christianisme et culture grecque sont parents. Pour justifier  l'alliance entre le christianisme et la philosophie, Justin n'hésite pas à comparer Persée et Jésus, Danaé et Marie. Socrate et Héraclite en condamnant le paganisme auraient eu une partie de la révélation du vrai Dieu. Néanmoins Justin précise que « La doctrine de Platon n'est pas étrangère à celle de Christ, mais elle ne lui est pas en tout semblable, non plus celle des autres stoïciens, poètes et écrivains, …»

88 STOÏCISME ET CHRISTIANISME
…«…il ajoute « Tout ce qu'ils ont enseigné de bon nous appartient, à nous chrétiens. Car après Dieu nous adorons et nous aimons le Verbe né du Dieu non engendré, ineffable, puisqu'il s'est fait homme pour nous, afin de nous guérir de nos maux en y prenant part. Les écrivains ont pu voir indistinctement la vérité, grâce à la semence du Verbe qui a été déposée en eux. Mais autre chose est de posséder une semence et une ressemblance proportionnée à ses facultés, autre chose l'objet même dont la participation et l'imitation procède de la grâce qui vient de lui » Justin voit trois sources à cette part de message évangélique chez les grecs : le vol des écritures, il le justifie en expliquant l'antériorité de ces dernières, Moise étant plus vieux qu'Homère. L'inspiration des démons qui connaissent la prochaine venue du christ mais interprète mal les écritures d'où les similitudes des mythes. Et enfin la raison commune, il donne d'ailleurs comme exemple ce qu'il appelle les bons stoïciens. […] une des littératures les plus abondantes chez les Pères de l'Église des premiers …»

89 STOÏCISME ET CHRISTIANISME
…«…siècles est le pamphlet contre ceux qu'ils nomment les « hérétiques ». Parmi ces dits « hérétiques » ceux qui firent le plus de « concurrence » religieuse à l'Église furent les gnostiques. Il était donc nécessaire pour les Pères de l'Église de se démarquer de ces courants de leur propre religion. Pour se faire les auteurs chrétiens argumentent dans le sens contraire de ce qu'affirment les gnostiques et essayent même de les tourner en ridicule. Étant de culture classique, les Pères de l'Église vont puiser dans leur culture philosophique pour chercher ces arguments. Les différents maitres gnostiques combattus sont Simon le Magicien, Basilide, Valentin, Marcion, on ne les connait que par leurs détracteurs chrétiens. […] Dans toutes ces œuvres, l'influence du stoïcisme ne fait aucun doute. Car en effet, le stoïcisme se prête bien à la lutte contre les gnostiques. En bref, le gnosticisme avance la totale transcendance de Dieu, il le voit invisible, incompréhensible et absolu. Ils opposent âme et corps, l'âme est prisonnière du corps et du monde. Ainsi le monde, la matière sont mauvais et le but du gnostique est…»

90 STOÏCISME ET CHRISTIANISME
…«…de s'en défaire pour retrouver son « moi » véritable. En somme tout oppose les gnostiques et les philosophes stoïciens. […] Un des premiers rôles de la philosophie ou de la religion est de définir l'homme. Il leur faut connaître son origine, savoir de quoi il fait, quelle est sa finalité. Après tout, la philosophie antique comme la religion propose à l'homme une conception du monde et une manière de vivre, dans le but de le rendre heureux. Ainsi toutes deux s'adressant à l'homme et l'ayant pour sujet principal, elles se doivent de s'interroger sur ces questions. Chez les chrétiens, cela revient à se demander comment, à partir de quoi et pourquoi Dieu nous a fait. Quoi qu'il en soit, le stoïcisme et le christianisme vont, tout deux, élaborer une conception de l'homme […] Dans la philosophie du Portique, l'homme est en premier lieu défini par son rapport à la raison. En second lieu, cherchant à savoir de quoi l'homme est fait, les stoïciens lient l'âme et le corps, en font deux éléments qui se complètent. L'âme n'est d'ailleurs pour eux qu'un type de corps, Diogène Laërce explique que Zénon…»

91 STOÏCISME ET CHRISTIANISME
…«…considère l'âme comme étant une substance sensible, un souffle inhérent à notre nature. Par conséquent, elle est un corps, mais qui persisterait après la mort sans être éternelle. Il n'y a pas de supériorité de l'un sur l'autre avant Posidonius qui, selon Sénèque, estime que « La partie supérieure de l’homme, c’est la vertu : elle a pour associée une chair incommode et molle, qui n’est propre qu’à absorber des aliments» et même dans le stoïcisme impérial, l'unité corps-âme est toujours conservée. Il s'agit donc véritablement d'un des fondements de cette philosophie. […] On retrouve cette égalité du corps et de l'âme chez tous les Pères du deuxième siècle. Cependant deux tendances s'affrontent chez les chrétiens, une vision trichotomiste, corps-âme-esprit, qu'ils peuvent tenir de Saint Paul, et une vision dichotomiste corps-âme à la manière des stoïciens. Néanmoins la vision trichotomiste n'est pas non plus totalement étrangère au stoïcisme le plus tardif. Marc-Aurèle écrit « Trois éléments entrent dans la composition totale de ton être : le corps, le souffle de vie qui t’anime, et l’intelligence.»

92 STOÏCISME ET CHRISTIANISME
…«Ainsi, même s'il est peu probable que la vision de l'homme en trois parties soit issue d'une influence du stoïcisme, il y a un rapprochement des deux courants d'idées. Justin, est le premier apologiste à véritablement s'interroger sur l'homme. Il en parle à la manière d'un stoïcien, il le qualifie de « vivant raisonnable » […] Tertullien, au début du troisième siècle, définit l'homme comme pourrait le faire un stoïcien : « L'homme est un animal raisonnable... »; « L'homme n'est aucune autre substance que corps et âme ». En ce qui concerne l'unité, elle est pour lui totale. Il n'admet pas une action ou une pensée qui ne soit l'effet des deux substances, même le péché est commun aux deux. Il admet une quasi égalité : « le corps est la maison de l'âme, l'âme l'habitante de la chair ». Il estime qu'il y a compénétration et donc corporéité de l'âme. […] Une autre question concernant la nature de l'homme préoccupe les philosophes stoïciens et dans une moindre mesure les penseurs chrétiens. Il s'agit de la naissance en tant que question médicale et philosophiques.»

93 STOÏCISME ET CHRISTIANISME
…«Les divergences peuvent porter sur différents points : la manière dont se déroule la conception, la nature même du sperme, le rôle de la femme  et la question du moment de l'apparition de l'âme en l'homme. C'est ce dernier problème qui est le plus sujet à débat. Chez les stoïciens, le sperme, sang chaud et écumeux fournit le pneuma, souffle de vie. C'est d'ailleurs ce qu'on retrouve dans toute la médecine. Néanmoins, la mère transmet aussi un pneuma sans sperme donc son rôle est très important même si les textes nous font comprendre qu'il n'est pas tout à fait équivalant à celui de l'homme dans cette conception. Le pneuma forme le logos qui apparait à sept ans ou quatorze ans, les stoïciens divergent sur la question. Néanmoins le feu du pneuma continue à façonner le corps tout au long de la vie. Les stoïciens considérant que l'âme est un corps, il est logique qu'il y ait simultanéité entre la formation du corps et de l'âme. On voit bien que les thèses médicales et différentes idées philosophiques sont mêlées. Tous les Pères de l'Église ne s'intéressent pas à ces questions mais quand…»

94 STOÏCISME ET CHRISTIANISME
…«…ils le font, on constate qu'il témoigne du même éclectisme, mêlant thèses médicales et philosophiques. Justin et Athénagore reprennent l'engendrement par substance humide; cette substance humide est bien sûr le sperme. Irénée est en accord avec les stoïciens sur un autre point, il conçoit comme ces derniers qu'il y a simultanéité de conception du corps et de l'âme. Tertullien, quant à lui, explique que le sperme donne forme et le sang féminin la matière dans son Apologie ou dans le De la chair du Christ. Mais dans le De l'âme, il affirme que la femme ne donne ni pneuma ni matière mais seulement la nourriture. C'est un stoïcisme qui diminue encore le rôle de la femme. Son stoïcisme est intégral lorsqu'il nous explique que le sperme est un sang en ébullition, l'homme est fait de sang et il n'y a pas d'âme sans sang. Comme chez Irénée, il y a pour lui simultanéité de conception du corps et de l'âme et attaque même la thèse stoïcienne qui amène le logos à 7 ou 14 ans ,cette thèse est donc la plus reprise par les Pères et elle justifie d'ailleurs l'interdit de l'avortement, l'âme étant …»

95 STOÏCISME ET CHRISTIANISME
…«…présente dès l'origine. Chez Clément, le rôle de la femme est aussi dévalorisé au profit de l'homme dans la conception mais il admet qu'elle donne la matière comme les stoïciens. Pour ce qui est de l'âme, il est bien différent des stoïciens et des auteurs chrétiens que nous venons de voir vu que d'après lui, elle est ajouté par Dieu. […] Un autre problème, en parti lié à la naissance, est l'égalité ou l'inégalité des hommes. En ce domaine, stoïciens et chrétiens sont en parfait accord. Ils en viennent à affirmer l'égalité des hommes de la même manière. Cette égalité prend sa source dans la soumission de tous les hommes à une force supérieure, destin ou logos chez les stoïciens, Dieu ou Christ chez les chrétiens. […] Un dernier point mérite d'être traité sur la conception de l'homme. On connait l'importance de la divinisation des personnes dans la mythologie gréco-romaine, le stoïcisme parle lui aussi « d'homme divins ». Cette idée tient aussi une certaine place dans le christianisme. Cette idée se retrouve chez tous les stoïciens de l'époque impériale, le sage qui vie en parfaite …»

96 STOÏCISME ET CHRISTIANISME
_ …«…adéquation avec la raison, conformément à son destin est un être divin. On le lit dans un des conseils d'Épictète : « Souviens-toi que tu dois te comporter dans la vie comme dans un festin. Le plat qui circule arrive à toi : étends la main et prends avec discrétion. Il passe plus loin : ne le retiens pas. Il n'est pas encore arrivé : ne le devance pas de loin par tes désirs, attends qu'il arrive à toi. Fais-en de même pour des enfants, pour une femme, pour des charges publiques, pour de l'argent ; et tu seras digne de t'asseoir un jour à la table des dieux. Mais si l'on te sert et que tu ne prennes rien, que tu dédaignes de prendre, alors tu ne seras pas seulement le convive des dieux, tu seras leur collègue. C'est en se conduisant ainsi que Diogène, qu'Héraclite et ceux qui leur ressemblent ont mérité d'être appelés des hommes divins, comme ils l'étaient en effet. » On ne peut être plus clair. Sénèque ne l'est pas moins, il affirme lui aussi le potentiel divin de l'homme : « L’homme ne paraît jamais plus divin que lorsqu’il songe qu’il est né pour mourir, et que son corps n’est qu’une hôtellerie qu’il doit quitter aussitôt qu’il est à charge à son hôte ». Dans son ouvrage Questions naturelles, il va même jusqu'à comparer la nature de l'homme et celle de Dieu, « Quelle différence y a-t-il donc entre la nature de Dieu et la nôtre? La voici : la plus noble partie de l'homme, c'est l'âme : Dieu est tout âme; il est tout raison. […]»

97 ZÉNON DE CITHIUM Par Diogène Laërce
* ZÉNON DE CITHIUM Par Diogène Laërce …«Zénon, fils de Mnaséas (ou de Déméos), était originaire de Cittium, ville de l’île de Chypre, citadelle des Hellènes, mais possédée par des colons phéniciens. […] il consulta l’oracle pour savoir ce qu’il devait faire pour bien vivre, et qu’il reçut pour réponse le conseil de devenir couleur des morts. Ayant compris l’allusion, il se mit à l’étude des anciens. […] il écrivit : De la vie selon la nature, de l’instinct ou de la nature humaine, des passions, du devoir, de la loi, de l’éducation grecque, de la vue, du tout, des signes, les Pythagoriques, les universaux, des dictions, cinq questions homériques, de l’audition poétique. On a de lui encore : l’art, solutions, deux réfutations, les mémorables de Cratès, morale. […] Zénon fut donc très estimé des Athéniens, au point qu’ils lui remirent les clefs de leur ville, qu’ils l’honorèrent d’une couronne d’or et d’une statue de bronze. Ses concitoyens en firent autant, pensant que la statue de cet homme serait un bel ornement…»

98 ZÉNON DE CITHIUM Par Diogène Laërce
...«...pour leur ville. Les gens de Cittium habitant à Sidon en firent autant. Antigone faisait aussi grand cas de lui, et quand il venait à Athènes, il allait souvent l’écouter et l’invitait à venir le voir. Zénon n’accepta pas, mais il lui envoya Persée, un de ses amis, fils de Démétrios, originaire aussi de Cittium, qui avait quarante ans pendant la cent trentième olympiade, à un moment où Zénon était déjà un vieillard. […] Antigone de Caryste raconte qu’il se glorifiait d’être de Cittium. Ainsi, faisant partie des gens chargés de la réfection des bains publics, et voyant qu’on avait écrit sur la stèle citant les noms des hommes chargés de ce soin : « Zénon le philosophe », il demanda qu’on y ajoutât : « originaire de Cittium » ; il remplit un jour d’argent le couvercle creux d’un lécythe et l’envoya à Cratès pour que son maître ait de quoi acheter ce qui lui était nécessaire pour vivre. On dit encore qu’il avait plus de mille talents quand il vint en Grèce, qu’il prêtait à intérêt aux armateurs.»

99 ZÉNON DE CITHIUM Par Diogène Laërce
....«Il mangeait peu, du pain et du miel, et buvait du bon vin, mais en très petite quantité. Il n’eut guère de mignons, et s’il alla voir une fois ou deux une prostituée, ce fut pour ne pas paraître misogyne. Il habitait la même maison que Persée, qui lui amena un jour une joueuse de flûte, mais Zénon la renvoya bien vite. Il était extrêmement sociable, au point que souvent Antigone l’invita à ses fêtes, et alla à une fête avec lui chez Aristoclès le joueur de cithare. Par la suite, pourtant, il vécut plus à l’écart et préférait fuir la foule ; il s’asseyait au haut bout du banc, s’évitant ainsi la moitié des ennuis. Il ne se promenait jamais avec plus de deux ou trois personnes. Il demandait même parfois de l’argent aux gens qui voulaient l’approcher, afin de n’être pas gêné par trop de monde. Un jour où il avait beaucoup de monde autour de lui, il montra au fond du portique la balustrade d’un autel, et dit aux gens : « Cet autel était jadis au milieu de ce portique,…»

100 ZÉNON DE CITHIUM Par Diogène Laërce
....«...mais il gênait et on l’a mis à l’écart ; faites de même, retirez-vous, vous me gênerez beaucoup moins. » Démocharès, fils de Lachès, vint une fois le saluer et l’invita à dire et à écrire à Antigone ce dont il avait besoin, ajoutant qu’il le lui fournirait. Zénon s’en fâcha et ne voulut jamais plus le voir. On dit qu’après la mort de Zénon, Antigone s’écria « Quel spectacle j’ai perdu ! » Aussi, par l’intermédiaire de l’ambassadeur Thrason, demanda-t-il aux Athéniens de l’enterrer au Céramique. Et comme on lui demandait pourquoi il l’admirait tant, « C’est, dit-il, que malgré les nombreux et riches présents que je lui ai faits, jamais il ne s’est montré obséquieux ni lâche envers moi.» […] Il avait le visage triste et amer et le front ridé, il était très simplement vêtu, et sous prétexte d’économie, avait la parcimonie d’un barbare. Reprenait-il quelqu’un, c’était brièvement et sans excès, comme de loin. Par exemple ce qu’il dit à quelqu’un qui se pavanait : le voyant…»

101 ZÉNON DE CITHIUM Par Diogène Laërce
....«...traverser lentement le ruisseau de la rue, il lui dit : « Tu as bien raison de craindre la boue, car tu ne peux pas t’y contempler comme dans un miroir. » Un jour un philosophe cynique, disant qu’il n’avait plus d’huile dans son vase, lui en demandait un peu. Il lui répondit qu’il ne lui en donnerait pas et, comme l’autre s’en allait, il lui conseilla de se demander lequel des deux était le plus impudent. Une autre fois, il fut pris de désir pour Chrémonide, alors qu’il était assis auprès de lui et de Cléanthe. Il se leva et dit à Cléanthe, qui lui demandait la raison de son départ : « J’ai entendu dire à de bons médecins que le meilleur remède aux inflammations était le repos. » A un banquet, deux jeunes gens étaient assis à ses côtés ; l’un poussa l’autre du pied, sur quoi Zénon heurta le premier du genou, et comme il se retournait vers lui, il lui dit : « Qu’as-tu fait à ton voisin ? » Il dit à un homme qui aimait les jeunes garçons que les maîtres qui les fréquentaient perdaient la raison avec eux.»

102 ZÉNON DE CITHIUM Par Diogène Laërce
....«Un garçon de Rhodes qui n’avait pour toutes qualités que sa richesse et sa beauté, voulait devenir son disciple. Incapable de le supporter, il le fit d’abord asseoir sur les plus mauvais bancs, dans la poussière, pour gâter son vêtement, puis sur le banc des gueux, pour le forcer à demeurer au milieu de leurs haillons, si bien qu’à la fin le jeune homme s’en alla. Il soutenait que la vanité est la chose la plus laide qui soit au monde, surtout chez les jeunes gens. Il disait qu’il ne fallait pas chercher à retenir les sons et les mots, mais exercer son esprit à la connaissance des choses utiles, afin de ne pas les prendre comme les mets, tout cuits. Il disait encore qu’un jeune homme devait garder la plus grande décence dans son attitude, sa marche, ses vêtements. […] Zénon eut de très nombreux disciples, mais voici les plus fameux : Persée, fils de Démétrius, originaire de Cittium, dont les uns font l’ami de Zénon, les autres un des personnages qu’Antigone lui avait envoyés…»

103 ZÉNON DE CITHIUM Par Diogène Laërce
....«...comme secrétaires et qui fut précepteur de son fils Alcyonée. Antigone, voulant un jour l’éprouver, lui fit annoncer faussement que ses biens avaient été pillés par les ennemis. Persée en fut tout affligé, et Antigone lui dit : « Tu vois que la richesse ne t’est pas indifférente ! » Voici les livres qu’on lui attribue : de la Royauté, la Constitution laconienne, du Mariage, de l’Impiété, Thyeste, des Amants, Protreptiques, Diatribes, quatre livres de Sentences, Mémoires, sept livres sur les Lois de Platon. Il y eut encore parmi les disciples de Zénon : Ariston de Chios, fils de Miltiade, qui prônait l’indifférence, Hérillos de Carthage, qui prenait pour fin le savoir, Denys, qui passa à la secte du plaisir parce qu’il souffrait d’une ophtalmie, et qu’il ne pouvait plus affirmer que le mal fût indifférent ; il était originaire d’Héraclée ; Sphéros du Bosphore, Cléanthe d’Assos; fils de Phanios, qui prit à son tour la direction de l’école et que Zénon comparait aux tablettes très dures, sur…»

104 ZÉNON DE CITHIUM Par Diogène Laërce
....«...lesquelles on écrit avec peine, mais qui conservent longtemps les caractères qu’on a gravés. Sphéros fut son élève après la mort de Zénon ; j’en parlerai dans le chapitre sur Cléanthe. Voici encore d’autres disciples de Zénon, selon Hippobotos : Philonide de Thèbes, Callipos de Corinthe, Posidonius d’Alexandrie, Athénodore de Soles, Zénon de Sidon. J’ai cru que je pouvais dans la vie de Zénon parler des dogmes de l’ensemble de toute la secte stoïcienne, parce qu’il est le fondateur de cette secte, et parce que dans beaucoup de ses livres que j’ai cités, il s’est exprimé bien mieux que tous les autres Stoïciens. […] Il y a une différence entre l’image et les imaginations. Celles-ci sont des visions de l’esprit comme il s’en fait dans les songes ; l’image est au contraire une impression qui se fait dans l’âme, c’est-à-dire une transformation qui lui est imposée, comme l’expose bien Chrysippe dans le douzième livre de son Traité de l’âme.»

105 ZÉNON DE CITHIUM Par Diogène Laërce
....«Il ne faut pas se représenter cette impression comme la marque d’un cachet, car il n’est pas possible qu’il y ait en même temps et au même endroit plusieurs empreintes visibles, mais on veut dire, par ce mot d’image, une sorte d’empreinte, d’impression, de transformation faite par ce qui existe réellement et par soi, et que ne saurait produire ce qui n’existe pas. Et les images, selon ces philosophes, se divisent en deux genres : celles qui sont sensibles, celles qui ne le sont pas. Sensibles, celles qui nous viennent par la sensation et les organes des sens ; non sensibles, celles qui sont perçues par la pensée seule, comme celles des choses incorporelles et de tout ce qui n’est saisi que par l’esprit. Les images sensibles viennent des choses réellement existantes, qui cèdent au toucher et sont perçues directement. Il y a encore certaines images qui ressemblent à celles qui sont données par le réel. On peut aussi les classer en rationnelles et …»

106 ZÉNON DE CITHIUM Par Diogène Laërce
....«...irrationnelles : rationnelles, celles des animaux doués de raison ; irrationnelles, celles des autres. L’imagination rationnelle prend le nom d’intelligence, l’autre n’a point de nom. […] D’autre part, les Stoïciens appellent sensation le souffle ou pneuma qui vient de la partie directrice de l’âme, frapper les sens, et aussi la compréhension qui se fait par l’intermédiaire des sens, et l’état des organes des sens qui sont parfois émoussés. Ils appellent encore ainsi leur fonctionnement. Selon eux, la compréhension se fait soit par la sensation : celle du blanc et du noir, celle du doux et du rude, soit par la raison, pour les choses qui s’assemblent par la démonstration, comme le fait de dire : il y a des dieux, et ils prévoient les choses. […] Selon les Stoïciens, d’une proposition vraie, on tire une conclusion vraie, exemple : « De ce qu’il fait jour, on conclut qu’il fait clair. » Inversement d’une proposition fausse découle une conclusion fausse.»

107 ZÉNON DE CITHIUM Par Diogène Laërce
_ ZÉNON DE CITHIUM Par Diogène Laërce ....«Ainsi, s’il est faux qu’il fasse nuit, il est faux aussi qu’il ne fasse pas clair. Par contre, du faux peut découler le vrai, par exemple : tirer du fait que la terre vole le fait que la terre existe. Mais du vrai on ne peut tirer une conclusion fausse, car du fait que la terre existe, on ne peut pas tirer qu’elle vole. […] Voilà donc ce que les Stoïciens disent de la logique. Ils l’estiment au point de prétendre que seul le dialecticien est philosophe, parce que cette science sert à tout faire voir, qu’il s’agisse de physique ou de morale. Les autres sciences, en effet, ne peuvent dire, lorsqu’il s’agit de s’exprimer, en quoi consiste le bon emploi des mots, ni ceux qu’il faut réserver à une science et ceux qu’il faut réserver à l’autre. Ils ajoutent qu’il y a deux sortes de facultés : l’une a pour rôle de déterminer les noms des choses, l’autre détermine leur nature. […] Le beau, c’est le bien parfait, ayant en lui, par nature, l’harmonie parfaite, ou encore le bien parfaitement mesuré. Les Stoïciens le divisent en quatre formes : la justice, le courage, la tempérance, le savoir. […]»

108 * CLÉANTHE Hymne à Zeus ....«O toi qui reçus mille noms, Dieu tout-puissant, maître du ciel, De la nature illimitée ordonnateur universel, Salut! C’est à nous, les mortels à chanter ta bonté féconde, Car de tous les êtres vivants peuplant la terre, l’air et l’onde, L’homme, lui seul, est de ta race, et peut seul parler devant toi. J’exalterai ta force immense et veux magnifier ta loi, Autour de nous, sous ton regard le firmament et tous les mondes Suivent d’un vol obéissant la ligne tracée à leurs rondes. C’est dans ton invincible main que, prête à semer la terreur, Dort comme un glaive étincelant, la foudre, elle dont la fureur Fait jusque dans ses fondements tressaillir la terre ébranlée. Sublime sagesse, c’est toi, c’est ton haleine, à tout mêlée, Qui fait tout vivre, et tout anime, et tout gouverne, et soutient tout. Âme du monde omniprésente, en qui tout germe et se résout, Rien sur la terre ou dans les cieux, sans ton vouloir rien ne…»

109 CLÉANTHE Hymne à Zeus ....«...peut être, Et rien n’arrive, hors le mal, le mal que l’insensé fait naître. Mais encore là, ta main se montre, et tirant l’ordre du chaos, Ramenant l’informe à la forme et dégageant les biens des maux, Des haines tu fais de la paix, et des discordes une harmonie, En sorte que ta loi toujours régit la nature infinie. Téméraire, pour son malheur, un être seul la méconnaît. Aveugle il poursuit, il convoite un bonheur grand, profond, complet Et l’incorruptible gardien qui veille en loi pour le défendre, La loi divine au fond du cœur, il ne sait la voir ni l’entendre, Mal inspiré par sa folie il a fait choix de l’imparfait… Infortuné! c’est vainement que tu veux donner à ta vie Un but moins haut que la beauté ton âme reste inassouvie. Qu’on s’entre pour la renommée, ou qu’on s’use pour s’enrichir, Qu’on se gorge de voluptés, le dégoût suivra le plaisir.»

110 _ CLÉANTHE Hymne à Zeus «Dispensateur de tous les biens, Roi des éclairs et du tonnerre, Sauve les hommes du péril et que ta bonté les éclaire, Que le jour se fasse en leur âme, et que resplendisse à leurs yeux Ta loi, cette immuable loi, raison des mortels et des dieux. Père, alors réunis à toi, par le malheur rendus plus sages, Nous pourrons, ainsi qu’il est bien, répandre à tes pieds nos hommages; Car la chaîne d’or qui relie ensemble la terre et le ciel, Dieu souverain, c’est ta justice, — elle est pour tous l’ordre éternel.»

111 CHRYSIPPE Par Diogène Laërce
* CHRYSIPPE Par Diogène Laërce ....«Chrysippe, fils d’Apollonius, de Soles ou de Tarse fut disciple de Cléanthe. Il s’exerça d’abord à la course de chars, puis il fut élève de Zénon ou Cléanthe, qu’il quitta du vivant même de ce philosophe. Ce n’était pas en philosophie le premier venu. Intelligent, fin en toutes sortes de questions, au point de se séparer dans la plupart des cas des théories de Zénon et de Cléanthe même, à qui il disait très souvent qu’il n’avait besoin que de la connaissance des dogmes parce qu’il était bien capable de trouver seul les arguments susceptibles de les démontrer. […] Il fut si remarquable en dialectique que l’on disait : « Si les dieux font de la dialectique, ils la font d’après Chrysippe. Fécond dans l’invention, il avait l’élocution très mauvaise. Il était travailleur plus que quiconque, comme le montrent ses écrits, qui sont au nombre de plus de sept cent cinq. Il était si prolixe qu’il écrivit plusieurs fois sur le même sujet, notait tout ce qui lui venait à l’esprit, …»

112 CHRYSIPPE Par Diogène Laërce
....«...se corrigeait souvent et usait abondamment de citations. C’est au point qu’un jour, il cita la Médée d’Euripide presque en entier, et quelqu’un qui avait l’ouvrage en main, et à qui on demandait ce qu’il avait là, répondit : « La Médée de Chrysippe ». Apollodore d’Athènes, dans son recueil de dogmes, voulant montrer que ce que de sa propre science Épicure avait écrit sans le secours de personne, était bien plus important que ce qu’avait écrit Chrysippe, dit textuellement ceci : « Si l’on enlevait des livres de Chrysippe ce qu’il a cité d’autres auteurs, il ne resterait plus que des pages blanches. » Voilà les termes mêmes d’Apollodore. Une vieille femme, sa voisine, disait, si l’on en croit Dioclès, qu’il écrivait cinq cents lignes par jour. Hécaton dit qu’il vint à la philosophie après avoir laissé son patrimoine au trésor royal. Il était chétif, comme le montre sa statue du Céramique, qui est presque cachée par celle d’un cavalier placé devant elle.»

113 CHRYSIPPE Par Diogène Laërce
....«C’est pourquoi Carnéade l’appelait Crypshippe et non Chrysippe. On lui reprocha un jour de n’aller point entendre Ariston, qui attirait la foule ; il répondit : « S’il me fallait suivre la foule, je ne serais point philosophe. » Un dialecticien cherchait à l’entreprendre, et lui proposait des sophismes : « Cesse donc, lui dit-il, de détourner un homme âgé des problèmes sérieux et va proposer aux jeunes tes futilités.» […] Quand il buvait en compagnie, il restait calme, agitant seulement les jambes, en sorte que la servante disait : « Chrysippe n’est ivre que des jambes. » Il était si fier de lui qu’un jour où quelqu’un lui demanda : « A qui confierai-je mon fils ? » il répondit : « A moi, parce que si je connaissais quelqu’un qui fût meilleur que moi, j’irais apprendre la philosophie chez lui. » C’est pourquoi, nous rapporte-t-on, on disait de lui : « Lui seul est sage, tous les autres sont des ombres qui s’agitent. » Et encore : « Si Chrysippe n’existait pas, le stoïcisme ne serait point.»

114 CHRYSIPPE Par Diogène Laërce
....«Finalement, quand Arcésilas et Lacydès vinrent à l’Académie, il philosopha avec eux, et pour cette raison, contre son habitude, il se mit à parler en faveur de cette secte, et utilisa sur les grandeurs et les nombres les arguments des académiciens. Hermippe raconte qu’un jour où il philosophait dans l’Odéon, ses disciples l’appelèrent pour un sacrifice. Ayant bu du vin doux pur, il fut pris de vertige et mourut quatre jours après, âgé de soixante-treize ans, pendant la cent quarante-troisième olympiade […] Quelques-uns disent qu’il mourut pour avoir éclaté de rire en regardant un âne manger des figues. Il dit en effet à la vieille à qui l’âne appartenait : « Donne donc aussi un peu de vin à ton âne. » Et il s’en amusa tant qu’il en mourut. Il semble avoir été très méprisant, car ayant écrit tant de livres, il n’en dédia pas un seul au roi. Il se contentait de la compagnie d’une vieille femme. Ptolémée envoya une lettre à Cléanthe, l’invitant à venir le voir ou à lui envoyer quelqu’un.»

115 CHRYSIPPE Par Diogène Laërce
....«Sphéros accepta l’invitation, Chrysippe refusa. Il fit venir auprès de lui les fils de sa soeur, Aristocréon et Philocrate, et les éleva. Il fut le premier qui eut l’audace de tenir école en plein air au Lycée. Il y eut un autre Chrysippe, un médecin de Cnide dont Érasistrate dit qu’il lui apprit beaucoup de choses, et un autre, fils du premier, médecin de Ptolémée, qui, sur une fausse accusation, fut battu de verges et supplicié. Un autre fut disciple d’Érasistrate, un autre écrivit des Géorgiques. Pour en revenir au philosophe, il usait de raisonnements de ce genre : « Celui qui dévoile les mystères à un non-initié est impie, or l’hiérophante les découvre aux non-initiés, donc l’hiérophante est impie. » Et encore : « Ce qui n’est pas dans la ville n’est pas dans la maison, or il n’y a pas de puits dans la ville, donc il n’y en a pas dans la maison. » Et encore : « Il y a une tête, et cette tête vous ne l’avez point, il y a donc une tête que vous n’avez point, donc vous n’avez point de tête.»

116 CHRYSIPPE Par Diogène Laërce
....«Et encore : « S’il y a quelqu’un à Mégare, ce quelqu’un n’est pas à Athènes, or il y a un homme à Mégare, donc il n’y a pas d’homme à Athènes. » Et encore : « Si tu dis quelque chose, cela passe par ta bouche, or tu dis « un chariot », donc un chariot passe par ta bouche. » Et encore : « Si vous n’avez pas perdu une chose, vous l’avez, or vous n’avez pas perdu des cornes, donc vous avez des cornes. » Ce raisonnement est parfois attribué à Eubulide. Certains auteurs blâment Chrysippe d’avoir écrit beaucoup de choses obscènes et inconvenantes, car dans son livre sur les Physiologies antiques, il raconte des saletés sur Héra et sur Zeus, écrivant, en six cents vers, des choses que personne ne pourrait dire honnêtement. C’est là, disent-ils, une histoire éhontée qu’il a écrite, et, bien qu’il la loue comme naturelle, qui convient mieux à des débauchés qu’à des dieux. Par surcroît, ces choses n’ont pas été citées par les auteurs des catalogues, on ne les trouve ni…»

117 CHRYSIPPE Par Diogène Laërce
_ CHRYSIPPE Par Diogène Laërce ....«...chez Polémon, ni chez Hypsicrate, ni même chez Antigone, il les a donc forgées de toutes pièces. Il dit encore dans sa République que l’on peut coucher et prendre son plaisir avec sa mère, sa soeur ou sa fille. Il le dit encore au début de son ouvrage sur les choses qui ne sont pas désirables par elles-mêmes. Dans le troisième livre de son ouvrage sur le Droit, il emploie jusqu’à mille vers à dire qu’il faut manger les morts. Dans le deuxième livre de son ouvrage sur la Vie et les Moyens d’existence, il dit de quelle façon le sage doit en trouver : « Pourquoi doit-il en chercher ? est-ce pour vivre ? mais vivre est une chose indifférente. Est-ce pour le plaisir ? mais il est aussi indifférent. Est-ce pour la vertu ? elle suffit à donner le bonheur. Et de même les façons d’en trouver sont risibles : s’ils viennent d’un roi, il faudra lui obéir ; s’ils viennent d’un ami, l’amitié sera vénale ; s’ils viennent de la sagesse, la sagesse sera mercenaire. » Voilà donc tout ce qu’on lui reproche.»

118 * PANÉTIUS DE RHODES ....«Disciple des stoïciens Diogène et Antipater, né vers 180 av. J.-C. Il vécut plusieurs années à Rome, commensal de Scipion et ami de Lélius. En 143, il accompagna le premier dans son voyage en Orient et à Alexandrie. Puis il succéda à Antipater dans la direction de l'école stoïcienne d'Athènes, où il mourut vers 110  av. J.-C. On lui attribue sept écrits, sur le Devoir, dont Cicéron s'est beaucoup servi pour le De officiis et qui a ainsi indirectement inspiré le De officiis ministrorum de Saint Ambroise; sur les sectes philosophiques, sur la mantique, que rappelle en certains endroits le De divinatione de Cicéron; sur la politique, sur la Providence, à propos duquel se sont élevées de nombreuses discussions pour savoir si le De natura Deorum de Cicéron en reproduit les doctrines essentielles, etc. A Athènes et à Rome, il où de nombreux disciples, qu'énumère Zeller, et dont les plus célèbres sont Q. M. Scevola, Sextus Pompée, les Balbus, Mnésarque, son successeur à Athènes, Démétrius de Bithynie, Hécaton, Posidonius de Rhodes.»

119 PANÉTIUS DE RHODES «Panétius a introduit le stoïcisme à Rome, en le faisant pratique et éclectique. Il laisse de côté la dialectique et la physique, pour se tourner vers l'anthropologie, la morale ou la partie de la théologie qui traite des rapports de Dieu et de l'humain. Puis il se recommande de Platon et d'Aristote, de Xénocrate, de Théophraste, de Dicéarque, autant, sinon plus, que de Zénon ou de ses successeurs. Aussi met-il en doute, après Boëthus, la conflagration universelle, qui doit, selon les stoïciens, ramener l'unité divine, d'où sortira une nouvelle variété, et il trouve vraisemblable l'éternité du monde admise par Aristote. Peut-être encore se rapproche-t-il de certains disciples d'Aristote, en niant que l'âme survive, même pendant un certain temps, à ce que nous appelons la mort. En tout cas, il se souvenait du péripatétisme, lorsque, dans sa réduction à six des huit parties de l'âme humaine, il attribuait à la nature, et non plus à l'âme, la faculté reproductrice; lorsqu'il divisait la vertu en théorique et en pratique.»

120 PANÉTIUS DE RHODES _ «Il se serait encore rapproché des platoniciens et surtout d'Aristote, s'il avait, comme l'affirme Diogène Laërce (VII, 128) - auquel Zeller d'ailleurs refuse d'ajouter foi - déclaré que la vertu ne suffit pas à elle seule, mais qu'il faut y joindre la santé, la force, la richesse. La même tendance se retrouve dans l'abandon de l'analgésie et de l'apathie; dans l'acceptation d'un plaisir conforme à la nature; lorsqu'il néglige le katorthôma pour s'attacher au kathèkon; qu'il s'adresse non pas au sage, mais à l'humain qui ne l'est pas, etc. Avec Panétius s'établit à Rome une philosophie dont les tendances éclectiques atteindront leur complet développement avec Plotin, dont le caractère unificateur et pratique revivra dans le christianisme romain.»

121 POSIDONIUS Ποσειδώνιος
* POSIDONIUS Ποσειδώνιος ....«Posidonios naquit à Apamée, au nord de la Syrie, vers 135 av. J.-C. Dans sa jeunesse, ayant quitté Apamée, de passage à Athènes, il devint le disciple et l'ami de Panétios, célèbre chef de l'école stoïcienne. Vers 95 av. J.-C. il fonda une école à Rhodes, dont il devint citoyen et exerçait, du fait de sa grande réputation, une charge de haut magistrat au Prytanée de cette ville. Son enseignement fut suffisamment réputé pour attirer des auditeurs célèbres tels Cicéron en av. J.-C. et Pompée en 67 et 62 av. J.-C. Par la suite il voyagea, d'abord à Rome pour une première ambassade vers 87 av. J.-C.. Ses liens étroits d'amitié avec les dirigeants de Rome - dont Pompée - lui permirent de voyager dans tout l'empire romain. Ainsi il partit en Afrique du Nord, en Espagne, en Sicile et en Gaule jusqu'à l'estuaire de la Gironde. Il fut un de ceux par qui le stoïcisme se latinisa. Peu après une seconde ambassade à Rome en -51, il mourut à Rome vers …»

122 POSIDONIUS Ποσειδώνιος
....«…51 avant J.-C. à 84 ans, sous Pompée. Son petit fils Jason devint scolarque de son école à Rhodes. Selon le témoignage de Sénèque, il eut comme disciples Asclépiodos et Phanias. […] En cosmologie, il soutient que l'univers des choses et des individus est pénétré par une force cosmique unificatrice qui s'exerce au moyen d'une sorte d'attraction qu'il appelle sympathie. Dans cette optique, Dieu est un souffle purifiant qui pénètre toute substance et peut se manifester sous n'importe quel aspect. « Dieu est un souffle igné doué d'intelligence, sans forme, se transformant en ce qu'il veut et se rendant semblable à tout. […] L'unité du monde tient, non pas à deux facteurs comme chez Chrysippe (Dieu, la sympathie), mais trois : Dieu, la nature, le destin. L'idée la plus importante et la plus célèbre de Posidonios est celle de sympathie cosmique. « L'univers est un corps unifié » fait de parties qui collaborent. Tout conspire, tout sympathise. « Le monde est un tout sympathique à lui-même.»

123 POSIDONIUS Ποσειδώνιος
....«Dans le cas de corps unifiés, il existe une certaine sympathie, puisque, lorsque le doigt est coupé, le corps entier en est affecté. L'univers est donc lui aussi un corps unifié. » Selon Bréhier (Chrysippe, p. 184), « le principe de sympathie est destiné à montrer soit l'action réciproque universelle de toutes choses, soit l'influence des causes éloignées et en apparence négligeables ». Exemple de l'interaction : « À Athènes l'atmosphère est subtile, d'où vient la finesse d'esprit des Athéniens » : il n'y a pas causalité simple, mais affinité entre l'atmosphère délicate et la mentalité déliée ; exemple d'action à distance : celui d'une victime sacrificielle qui indique l'avenir. Posidonios défend un déterminisme universel spiritualisant, qui annonce le néoplatonisme émanatiste, mais qui rend compte aussi de la divination. Zeus est l'âme omnisciente, le destin est l'enchaînement causal des phénomènes, qui obéissent à des lois nécessaires dont on trouve l'expression dans le…»

124 POSIDONIUS Ποσειδώνιος
....«...mouvement des astres. Posidonios distingue trois types de divination : celle qui vient directement de Dieu par la bouche d'un prophète inspiré, celle qui vient du destin et qui est liée à l'observation astrologique, enfin celle qui vient de la nature (les songes). […] Posidonios est l'auteur de traités de physique et de météorologie. C’est un savant complet : scientifique, il se passionne pour la mesure (longueur du méridien, hauteur de l’atmosphère, distance des astres). Dans le domaine de l'astronomie, selon Cléomède dans son Mouvements des objets célestes livre II, Posidonios théorisa le concept d'une force vitale du Soleil agissant sur le Monde. De plus il tenta de déterminer la distance entre la Terre et la Lune. Il s'attacha à préciser la taille de la Lune, ainsi qu'à découvrir les lois du mouvement des 5 planètes connues, et du Soleil. Il proposa une méthode de calcul de la longueur du méridien terrestre en comparant la hauteur de l'étoile Canopus à …»

125 POSIDONIUS Ποσειδώνιος
....«...Rhodes et Alexandrie. Il émet l’hypothèse que les marées sont dues à une influence lunaire. En s'appuyant sur de longues observations au sud de l'Espagne, près de Cadix, Posidonios parvint à établir que la triple périodicité des marées, journalière, mensuelle et annuelle, correspond aux positions de la Lune et du Soleil. Selon le témoignage de Cicéron (De la nature des dieux, II, 88), il construisit un globe en réduction reproduisant les mouvements conjoints des planètes du système solaire. La découverte dans une épave de navire au large d'Anticythère d'un étonnant objet pourrait apporter une lumière inattendue sur la sphère de Posidonios. D'une part la fouille de cette épave révéla que le navire sombra vers 88 av. J.-C., et d'autre part que sa cargaison d'amphores provenait de Rhodes. L'objet découvert en trois fragments semble bien être les vestiges d'une sphère similaire à celle construite par Posidonios.»

126 POSIDONIUS Ποσειδώνιος
....«Récemment, en analysant ces fragments, des scientifiques ont découvert l'inscription grecque chrysoun spheron, soit Sphère d'or . […] Historien, il reprend le récit de Polybe de 145 à 86 av. J.-C. Son Histoire en 52 livres mentionnait au-delà des événements diverses considérations sur les mentalités et les usages militaires des peuples, ainsi qu'une étude de l'émergence du pouvoir romain. L'action des hommes à ses yeux était dictée par les ressorts de l'ambiguïté de la psychologie humaine. Plutarque semble avoir beaucoup puisé dans cette œuvre pour rédiger sa biographie de Marius, ainsi que vraisemblablement celle de Pompée. Par ailleurs Trogue Pompée semble l'avoir aussi suivi dans ses récits sur la conquête romaine de l'Espagne. Posidonios voyagea en Gaule 50 ans avant sa conquête par César, il en définit les frontières et les dernières découvertes archéologiques confirment la véracité de sa description des sanctuaires.»

127 POSIDONIUS Ποσειδώνιος
_ POSIDONIUS Ποσειδώνιος «Il décrivit aussi les mœurs et la structure sociale […] Mathématicien, il cherche à fonder la géométrie comme une partie de la physique. Proclos dans son commentaire d'Euclide Livre I, mentionne les recherches de Posidonios sur : - la distinction entre théorème et problème mathématique - un procédé de division dichotomique de la division du quadrilatère - la définition des droites parallèles - la définition des figures mathématiques En outre Posidonios entama une polémique avec l'épicurien Zénon de Sidon où il prenait la défense de la démonstration géométrique établie par Euclide. Selon Héron d'Alexandrie, il avait établi une définition du centre de gravité, ainsi qu'une défense de la Géométrie comme partie intégrante de la Physique.»

128 CICÉRON Les paradoxes des stoïciens
* CICÉRON Les paradoxes des stoïciens ....«[...] Je crains que le sujet de ce discours ne paraisse à certains d’entre vous plutôt puisé aux discussions des disciples de Socrate qu’à mon propre sentiment; c’est pourtant mon avis que je vais donner, et ce plus rapidement qu’on ne peut le faire pour une affaire si importante. Pour ma part, je n’ai jamais cru, par Hercule, que l’argent, les demeures grandioses, les richesses, les pouvoirs, ces plaisirs dont les hommes sont si dépendants, fassent partie des biens hautement désirables, surtout quand je voyais ceux qui en étaient abondamment pourvus désirer si vivement ce dont ils regorgeaient ! Car la soif de la cupidité n’est jamais satisfaite, jamais rassasiée […] Dans ce domaine en tout cas je suis en désaccord avec la sagesse de ces hommes si raisonnables, nos ancêtres, quand ils ont pensé devoir nommer “biens” ces possessions sans consistance ni stabilité, alors que…»

129 CICÉRON Les paradoxes des stoïciens
....«...dans la réalité et dans leurs actes, ils les jugeaient tout autrement. […] Tu ignores, insensé, tu ignores la puissance étonnante de la vertu ; tu utilises seulement le nom de vertu, sans savoir quelle est sa valeur. On ne peut pas ne pas être parfaitement heureux quand on dépend tout entier de ses propres ressources, et quand on place tous ses biens en soi-même. Celui pour qui tout espoir, toute raison, toute réflexion dépendent du sort ne peut avoir aucune certitude, rien qu’il soit sûr de conserver avec lui un seul jour. Cet homme, si tu le rencontres, tu peux le terrifier par les menaces de la mort ou de l’exil. Pour moi, quoi qu’il m’arrive dans cette cité si ingrate, je ne le refuserai pas, je ne ferai même rien pour le combattre. A quoi ont donc servi mon travail et mon action, quel a été dans mes veilles l’objet de mes interrogations et de mes réflexions, si je n’ai pas au moins abouti à ce résultat, …»

130 CICÉRON Les paradoxes des stoïciens
....«...si je n’ai pas réussi à réduire à néant les coups du sort et les outrages de mes ennemis ? […] la mort est effroyable pour ceux qui voient tout disparaître avec leur vie, pas pour ceux dont la gloire ne peut mourir ; l’exil est effroyable pour ceux qui vivent dans un périmètre très restreint, par pour ceux qui considèrent la terre entière comme une cité. Toutes les misères, tous les ennuis te pressent, toi qui te crois heureux, toi qui te crois brillant ; tes désirs te tourmentent, tu en es torturé jour et nuit, toi qui n’es pas satisfait de ce que tu possèdes ; et tu crains que ce ne soit pas durable ; la conscience de tes mauvaises actions vient t’aiguillonner, la crainte des procès et des lois te coupent le souffle ; où que tu portes le regard, tes forfaits viennent à ta rencontre comme des furies qui t’interdisent de respirer librement. […] Voilà pourquoi le méchant, le fou, l’incapable ne peuvent jamais trouver le bonheur ; …»

131 CICÉRON Les paradoxes des stoïciens
....«...de la même façon, l’homme bon, sage et courageux ne peut jamais être malheureux. Et en vérité, celui dont la vertu et les moeurs sont dignes de louanges a une vie louable ; de plus, une vie digne de louange n’est pas à fuir ; elle serait à fuir si elle était malheureuse. Voilà pourquoi tout ce qui est louable doit apparaître comme heureux, brillant, et désirable. […] Si les vertus sont égales entre elles, il est nécessaire que les défauts aussi soient égaux. Et il est très facile de voir que les vertus sont égales : il ne peut exister un homme meilleur qu’un homme bon, plus modéré que modéré, plus courageux que courageux ou plus sage que sage. […] La vertu est une, en accord avec la raison et la constance parfaite ; rien ne peut s’y ajouter pour qu’elle soit davantage de la vertu, rien ne peut s’en retrancher pour qu’il n’en reste que le nom. Et si vraiment les bonnes actions ont été faites honnêtement et que rien …»

132 CICÉRON Les paradoxes des stoïciens
....«...ne soit plus honnête que ce qui est honnête, il est bien évident qu’on ne peut rien trouver de mieux que le bien. Il s’ensuit que les défauts sont égaux, si du moins on a raison d’appeler défauts les mauvaises dispositions de l’âme. Or puisque les vertus sont égales, les actions honnêtes provenant des vertus doivent être égales, de même que nécessairement les mauvaises actions, émanant des défauts, sont égales. […] L’âme du sage, derrière les remparts que lui font sa grande prudence, sa patience sur les choses humaines, son mépris du sort, toutes ses vertus enfin, sera-t-elle vaincue et soumise, alors qu’il ne peut pas en vérité être chassé de la cité ? En effet qu’est-ce que la cité ? Est-ce une assemblée de bêtes féroces et de monstres ? Est-ce une foule de fugitifs et de brigands rassemblés en un seul lieu ? Tu nieras certainement cela. Cette cité n’existait donc pas, au moment où les lois n’y avaient…»

133 CICÉRON Les paradoxes des stoïciens
....«...plus aucune valeur, où les tribunaux étaient plus bas que terre, où les coutumes ancestrales étaient anéanties, où après l’éviction des magistrats par la force le nom du Sénat n’existait plus dans les références de l’État ; ce rassemblement de pillards, ce brigandage que tu as organisé au forum, les derniers vestiges de la conjuration de Catilina reconvertis au service de ton crime et de ta folie, tout cela, ce n’était pas la cité. […] Je ne possède rien, ni moi ni personne, qu’on puisse enlever, arracher, perdre. Suppose que tu aies arraché de mon âme cette puissante conviction que l’État reste debout grâce à mes soins, mes veilles, mes résolutions, et malgré tous tes efforts acharnés ; suppose que tu aies pu ruiner le souvenir immortel de ce bienfait éternel […] On peut bien en vérité louer un général, on peut lui donner ce nom, on peut même penser qu’il en est digne ; comment pourra-t-il commander à un …»

134 CICÉRON Les paradoxes des stoïciens
....«...homme libre s’il ne peut commander à ses passions ? Qu’il commence par refréner ses désirs, rejeter ses plaisirs, contenir sa tendance à la colère et refouler toutes les autres souillures de son âme ; il pourra ensuite commander aux autres, après avoir cessé de subir l’influence de ces maîtres si malhonnêtes, l’ignominie et l’indignité ; tant qu’il leur obéira, non seulement il ne sera pas général, mais en aucun cas il ne pourra être considéré comme un homme libre. Toutes ces considérations, c’est évident, viennent des gens les plus savants, que je ne prendrais pas comme garants si je devais tenir ce discours à un public peu cultivé, mais puisque je m’adresse à des gens très avisés qui ont déjà rencontré ces idées, pourquoi ferais-je semblant d’avoir consacré beaucoup de temps à ces études ? Il a donc été dit par des gens très brillants que personne, le sage mis à part, n’est libre.»

135 CICÉRON Les paradoxes des stoïciens
....«Qu'est-ce en effet que la liberté ? La possibilité de vivre comme on veut. Et qui vit comme il le veut, sinon celui qui vit dans la droiture, qui se plaît à observer ses devoirs, qui a réfléchi à sa manière de vivre et l’a prévue, qui n’obéit surtout pas aux lois par crainte, mais qui les suit et les respecte parce qu’il pense que c’est éminemment salutaire, qui ne dit rien, ne fait rien, ne pense rien enfin qu’avec plaisir et en toute liberté ? Tous ses projets, toutes les affaires dont il s’occupe partent de lui pour revenir à lui ; rien n’a plus de pouvoir sur lui que sa propre volonté et son propre jugement ; même le Sort qu’on prétend tout-puissant, cède devant lui ; comme le dit un sage poète, “le sort est pour chaque homme le résultat de sa façon de vivre.” Il est donc donné au seul sage de ne rien faire malgré lui, ni dans la souffrance, ni dans la contrainte. […] Selon moi, le riche est celui qui possède suffisamment…»

136 CICÉRON Les paradoxes des stoïciens
....«...pour se satisfaire aisément de ce qui permet une vie digne, celui qui ne demande, ne vise, ne souhaite rien de plus. C’est ton âme qui doit juger de sa richesse, et non les commentaires des gens, ni ce que tu possèdes. Si quelqu’un pense qu’il ne lui manque rien, s’il ne s’en occupe pas davantage, si son argent le satisfait ou même le comble, je l’admets : il est riche. Mais si tu penses qu’aucun gain n’est honteux du moment qu’il assouvit ta soif d’argent, alors qu’aucun ne peut faire honneur au rang qui est le tien, si chaque jour tu fraudes, tu trompes, tu exiges, tu fais des arrangements, tu prends, tu arraches, tu dépouilles tes associés, tu voles le trésor public, si sans attendre les testaments de tes amis tu les anticipes, donnes-tu des preuves de richesse ou de pauvreté ? La richesse de l’âme humaine ne se trouve pas dans un coffre-fort. Le tien peut être bien rempli : tant que je verrai le vide de ton être, …»

137 CICÉRON Les paradoxes des stoïciens
_ CICÉRON Les paradoxes des stoïciens ...«...je ne te verrai pas riche. […] Avoir peu de désirs, c’est avoir de l’argent ; ne pas dépenser, c’est se faire un revenu ; en fait, se contenter de ce qu’on possède, voilà la richesse la plus grande et la plus sûre. […] Seuls en effet ils possèdent un bien profitable et éternel ; seuls ils se contentent de ce qu’ils ont, ce qui est le propre de la richesse, ils pensent que ce qui existe est suffisant, ils ne visent rien, ne manquent de rien, savent que rien ne leur fait défaut, ne recherchent rien. Mais les gens méchants et avides, qui possèdent de l’incertain fondé sur du hasard et visent toujours à avoir davantage (on n’en a encore trouvé aucun qui fût satisfait de ce qu’il avait), on doit penser qu’ils sont non pas abondamment pourvus et riches, mais sans ressources et pauvres.»

138 SÉNÈQUE De la brièveté de la vie
* SÉNÈQUE De la brièveté de la vie ....«[...] Non : la nature ne nous donne pas trop peu : c'est nous qui perdons beaucoup trop. Notre existence est assez longue et largement suffisante pour l'achèvement des œuvres les plus vastes, si toutes ses heures étaient bien réparties. Mais quand elle s'est perdue dans les plaisirs ou la nonchalance, quand nul acte louable n'en signale l'emploi, dès lors, au moment suprême et inévitable, cette vie que nous n'avions pas vue marcher, nous la sentons passée sans retour. Encore une fois, l'existence est courte, non telle qu'on nous l'a mesurée, mais telle que nous l'avons faite ; nous ne sommes pas pauvres de jours, mais prodigues. De même qu'une ample et royale fortune, si elle échoit à un mauvais maître, est dissipée en un moment, au lieu qu'un avoir médiocre, livré à un sage économe, s'accroît par l'usage qu'il en fait; ainsi s'agrandit le champ de la vie par une distribution bien entendue.»

139 SÉNÈQUE De la brièveté de la vie
....«...Pourquoi nous plaindre de la nature? Elle s'est montrée généreuse. La vie, pour qui sait l’employer, est assez longue. Mais l'un est possédé par l'insatiable avarice ; l'autre s'applique péniblement à d'inutiles labeurs ; un autre est plongé dans l'ivresse, ou croupit dans l'inaction, ou s'épuise en intrigues toujours à la merci des suffrages d'autrui, ou, poussé par l'aveugle amour du négoce, court dans l'espoir du gain sur toutes les terres, sur toutes les mers. Dévorés de la passion des armes, certains hommes ne rêvent que périls pour l'ennemi, ou tremblent pour eux-mêmes; ceux-ci, pour faire aux grands une cour sans profit, se consument dans une servitude volontaire. Ceux-là, sans nul relâche, ambitionnent la fortune d'autrui ou maudissent la leur. Le plus grand nombre, sans but déterminé, sont les jouets d'un esprit mobile, irrésolu, mécontent de soi, qui les promène de projets en projets.»

140 SÉNÈQUE De la brièveté de la vie
....«Tout le reste n'est point vie, mais durée. Les vices sont là qui assaillent ces hommes de toute part, qui ne souffrent pas qu’ils se relèvent, qu'ils portent en haut leur regard, pour voir où luit la vérité : ils les tiennent plongés, abîmés dans d'immondes désirs. Jamais loisir de revenir à soi : si parfois le hasard les gratifie d'un peu de calme, comme sur une mer profonde, où les vagues roulent encore après la tempête, leur agitation persiste, les passions ne leur laissent jamais de repos. […] D'où vient donc tout le mal, ô hommes? Vous vivez comme si vous deviez toujours vivre ; jamais il ne vous souvient de votre fragilité. Loin de mesurer la longueur du temps écoulé, vous le laissez perdre comme s'il coulait à pleins bords d'une source intarissable ; et peut-être ce jour que vous sacrifiez à tel homme ou à telle affaire est le dernier de vos jours. Vous craignez tout, comme de chétifs mortels ; et …»

141 SÉNÈQUE De la brièveté de la vie
....«...comme des dieux vous voulez tout avoir. Rien de si ordinaire que d'entendre dire : « A cinquante ans je quitterai tout pour la retraite ; à soixante ans je prendrai congé des emplois. » Et qui donc te garantit que tu dépasseras ce terme? Qui permettra que les choses aillent comme tu les arranges? N'as-tu pas honte de ne te réserver que les restes de ton existence, et de destiner à la raison le seul temps qui ne soit bon à rien? Qu'il est tard de commencer sa vie à l'époque oh elle doit finir! Quel fol oubli de la condition mortelle que de remettre à cinquante ou soixante ans les projets de sagesse, que de vouloir entrer dans la carrière à un âge où peu d'hommes ont poussé la leur! Vois comme il échappe aux plus puissants et aux plus élevés d'entre les humains des paroles de regret, des vœux pour ce repos qu'ils préconisent, qu'ils préfèrent à toutes leurs prospérités. Ils voudraient bien par instants…»

142 SÉNÈQUE De la brièveté de la vie
....«...descendre de leur faîte, s'ils le pouvaient impunément : car lors même qu'au dehors rien ne l'attaque ou ne l'ébranle, toute haute fortune tend à crouler sur elle-même. […] Ainsi, parce qu'un homme a des cheveux blancs et des rides, ne va pas croire qu'il ait vécu longtemps; il n'a pas longtemps vécu, mais longtemps duré. Car enfin, penses-tu qu'on ait fait une longue traversée quand, accueilli dès le port par une furieuse tempête, poussé en mille cas contraires par les vents qui soufflaient avec violence de points opposés, on n'a pu que tournoyer dans le même cercle? Ce n'est pas là un long voyage ; c'est une tourmente prolongée. Je m'étonne toujours quand je vois des hommes demander à d'autres leur temps, et ceux-ci le donner avec tant de complaisance. Des deux côtés l'on n'a en vue que le motif de la demande ; mais le temps même, pas un n'y songe. C'est comme un rien que l'on demande,…»

143 SÉNÈQUE De la brièveté de la vie
....«...un rien que l'on accorde : on joue avec ce qu'il y a de plus précieux au monde. Ce qui abuse, c'est que le temps est chose impalpable, qui ne frappe point les yeux : et l'on en tient fort peu de compte; je dirais presque, il n'a aucun prix. Des hommes du plus brillant mérite reçoivent un salaire annuel au prix duquel ils louent leurs travaux, leurs services, leur savoir-faire : le temps n'est prisé par personne. On le jette à pleines mains, il semble ne rien coûter. Mais voit les mêmes hommes quand ils sont malades ; si la mort les menace de près, comme ils embrassent les genoux des médecins! Redoutent-ils le dernier supplice, ils sont prêts, pour vivre, à sacrifier tout ce qu'ils possèdent, tant est grande la contradiction de leurs sentiments. […] La vie se partage en trois époques : celle qui est, celle qui fut, celle qui sera. Celle que nous traversons n'est bientôt plus; ce qui est devant nous …»

144 SÉNÈQUE De la brièveté de la vie
....«...est incertain; le passé seul est assuré : c'est là que la Fortune a perdu ses droits, c'est là ce qui ne peut retomber à la discrétion de personne. Voilà ce que perdent les hommes stérilement occupés : ils n'ont pas le loisir de tourner leur regard en arrière, et, quand ils l'auraient, trop d'amertume s'attache aux souvenirs qui sont des remords. Ils reportent à regret leur pensée sur une époque mal employée ; ils n'osent toucher à ces désordres dont l'immoralité se voilait sous la séduction du plaisir présent : la plaie se rouvrirait au contact. Il n'est que l'homme qui a dans tous ses actes suivi l'arrêt de sa conscience, laquelle ne se trompe jamais, il n'est que cet homme qui revienne avec charme vers le passé. Quand on s'est longtemps laissé aller aux rêves de l'ambition, aux dédains de l'orgueil, aux abus de la victoire, aux ruses de la déloyauté, aux exactions rapaces, aux prodigalités ruineuses, il faut …»

145 SÉNÈQUE De la brièveté de la vie
....«...bien que l'on tremble devant ses souvenirs. Le passé cependant est une portion de notre vie désormais sacrée, inviolable, hors de l'atteinte des événements humains, soustraite à l'empire du sort ni le besoin, ni la crainte, ni l'invasion des maladies ne peuvent la troubler. On ne saurait nous la contester ni nous la ravir : la jouissance en est aussi constante qu'inaltérable. Le présent n'a qu'un jour et même qu'un moment à la fois; le passé offre tous ses jours ensemble, dociles à ton appel et se laissant considérer et retenir à volonté : mais l'esclave du vice n'a pas ce loisir-là. Il n'appartient qu'à l'âme calme et rassise de passer en revue tous les âges qu'elle a franchis; les autres âmes sont sous le joug : impossible à elles de tourner la tête et de regarder en arrière. Leur vie s'est allée perdre dans un abîme ; et comme on a beau toujours verser dans un crible où manque le fond qui reçoit et …»

146 SÉNÈQUE De la brièveté de la vie
_ SÉNÈQUE De la brièveté de la vie ....«...qui garde, de même qu'importe quelle mesure de temps on prodigue à ceux qui n'ont point place pour y rien déposer : âmes fêlées et percées à jour, tout passe au travers. Le présent est bien court, si court même qu'il semble à plusieurs qu'il n'est point. […] Il fuit en effet d'une fuite éternelle; il coule et se précipite; il a cessé d'être plus tôt qu'il n'est venu; il est aussi peu stationnaire que les cieux ou les astres, dont l'active et continuelle rotation ne les laisse jamais au même point de l'espace. Les hommes à préoccupations ne possèdent donc que le présent, si rapide qu'il est insaisissable; et les mille soins qui les partagent le leur dérobent encore. [...] Comment au contraire une vie passée loin de toute affaire ne serait-elle pas longue? Rien n'en est aliéné ni jeté à l'un et à l'autre; rien n'en est livré à la Fortune, perdu par négligence, entamé par prodigalité; rien n'en demeure stérile, tout, pour ainsi dire, est en plein rapport. Ainsi la vie la plus bornée aura été plus que suffisante : aussi, que le dernier jour vienne quand il voudra, le sage n'hésitera point : il ira au-devant de la mort d'un pas assuré.»

147 ÉPICTÈTE | Ἐπίκτητος Entretiens
* ÉPICTÈTE | Ἐπίκτητος Entretiens ....«[...] De tous les modes d'exercice de notre force intellectuelle, vous n'en trouverez qu'un seul qui puisse se juger lui-même, qu'un seul partant qui puisse s'approuver ou se blâmer. Jusqu'où la grammaire est-elle en possession d'aller dans ses jugements? jusqu'à la détermination des lettres. Et la musique? jusqu'à la détermination des notes. Mais l'une d'elles se juge-t-elle elle-même? nullement. Lorsqu'il faudra écrire à un ami, la grammaire dira comment il faut lui écrire. Mais, la grammaire ne vous dira pas s'il faut ou non écrire à cet ami? La musique vous enseignera de même les notes ; mais elle ne vous dira pas s'il faut pour le moment chanter et jouer de la lyre, ou s'il ne faut ni chanter ni jouer de la lyre. Qui donc vous le dira? la faculté qui se juge elle-même et juge tout le reste. Et qu'elle est-elle? La faculté rationnelle, car celle-ci est la seule qui nous ait été donnée pouvant se rendre compte d'elle-même, …»

148 ÉPICTÈTE | Ἐπίκτητος Entretiens
....«...de sa nature, de sa puissance, de sa valeur quand elle est venue en nous, ainsi que de tous les autres modes d'exercice de l'esprit. Qu'est-ce qui nous dit en effet que l'or est beau, puisqu'il ne le dit pas lui-même? Evidemment c'est la faculté chargée de tirer parti des idées. Quelle autre juge la musique, la grammaire et toutes les autres branches du savoir, en apprécie l'emploi et indique le moment d'en faire usage? nulle autre qu'elle. Les dieux donc, ainsi qu'il convenait, n'ont mis en notre pouvoir que ce qu'il y a de meilleur et de plus excellent dans le monde, le bon usage des idées. Le reste, ils ne l'ont pas mis en notre pouvoir. Est-ce donc qu'ils ne l'ont pas voulu? moi je crois que, s'ils l'avaient pu, ils nous auraient également faits maîtres du reste. Mais ils ne le pouvaient absolument pas. Car, vivants sur la terre, et enchaînés à un tel corps et à de tels compagnons, comment aurions-nous…»

149 ÉPICTÈTE | Ἐπίκτητος Entretiens
....«...pu ne pas être entravés pour ce reste par les objets du dehors? Que dit Jupiter? Epictète, si je l'avais pu, j'aurais encore faits libres et indépendants ton petit corps et ta petite fortune. Mais, ne l'oublie pas, ce corps n'est pas à toi; ce n'est que de la boue artistement arrangée. Comme je n'ai pu l'affranchir, je t'ai donné une partie de nous-même, la faculté de te porter vers les choses ou de les repousser, de les désirer ou de les éviter, en un mot, de savoir user des idées. Si tu la cultives, si tu vois en elle seule tout ce qui est à toi, jamais tu ne seras empêché ni entravé; jamais tu ne pleureras; jamais tu n'accuseras ni ne flatteras personne. […] Si on pouvait partager, autant qu'on le doit, cette croyance, que nous sommes tous enfants de Dieu au premier chef, que Dieu est le père des hommes et des divinités, jamais, je pense, on n'aurait de soi des idées qui nous amoindrissent, ou nous rapetissent.»

150 ÉPICTÈTE | Ἐπίκτητος Entretiens
....«Quoi, si César t'adoptait, personne ne pourrait supporter ton orgueil; et quand tu sais que tu es fils de Dieu, tu ne t'en enorgueilliras pas! Nous ne le faisons guère aujourd'hui! Bien loin de là : comme à notre naissance deux choses ont été unies en nous, le corps qui nous est commun avec les animaux, la raison et le jugement qui nous sont communs avec les dieux, une partie d'entre nous se tournent vers cette funeste parenté de mort, très peu vers cette bienheureuse parenté divine. Or, comme il est impossible de ne pas user de chaque chose suivant l'opinion que l'on s'en fait, ce petit nombre, il est vrai, qui se croit né pour la probité, pour l'honneur, pour le bon usage des idées, n'a jamais de lui-même une opinion qui le rapetisse ou l'amoindrisse, mais la foule fait le contraire. Que suis-je, en effet, dit-on? Un homme misérable et chétif. — Ou bien encore : Pitoyable chair…»

151 ÉPICTÈTE | Ἐπίκτητος Entretiens
....«...que la mienne! — Oui, bien pitoyable en effet! mais tu as quelque chose de mieux que cette chair! Pourquoi le négliges-tu, pour t'attacher à elle? Par suite de cette parenté, nous qui nous tournons vers elle, nous devenons semblables, les uns, aux loups, trompeurs, traîtres et méchants; les autres, aux lions, sauvages, cruels et barbares; le plus grand nombre aux renards et à tout ce qu'il y a de vil parmi les bêtes. Qu'est-ce en effet qu'un homme méchant dans ses paroles ou dans ses actes, si ce n'est un renard ou quelque chose de plus vil et de plus abject encore? Ouvrez donc les yeux et faites attention, pour ne pas devenir quelqu'une de ces saletés. […] Il est aisé de louer la Providence de tout ce qui arrive dans le monde, si l'on a en soi ces deux choses : la capacité de comprendre ce qui arrive à chacun, et un cœur reconnaissant. Si non, ou l'on ne verra pas l'utilité de ce qui se fait, ou …»

152 ÉPICTÈTE | Ἐπίκτητος Entretiens
....«...l'on n'en saura pas de gré, alors même qu'on la verrait. Si Dieu avait fait les couleurs sans faire aussi la faculté de les voir, quelle en serait l'utilité? néant. Si, d'autre part, il avait fait la faculté sans faire les couleurs telles qu'elles tombassent sous cette faculté visuelle, quelle en serait encore l'utilité? néant. Et s'il avait fait les couleurs et la vue, mais sans la lumière? Ici encore utilité nulle. Qui donc a fait ceci pour cela, et cela pour ceci? Qui a fait l'épée pour le fourreau, le fourreau pour l'épée? Ne serait-ce personne? Comme si chaque jour ce n'était pas par la combinaison des parties dans une œuvre que nous démontrons qu'elle est forcément le produit d'un habile ouvrier et qu'elle n'a pas été faite au hasard! Eh quoi! chacune de nos œuvres révélera son ouvrier, et les objets visibles, la vue, la lumière ne révéleront pas le leur! L'existence du mâle et de la femelle, leur désire mutuel de s'unir, la faculté …»

153 ÉPICTÈTE | Ἐπίκτητος Entretiens
....«...qu'ils ont de se servir des parties qui leur ont été données dans ce but, cela aussi ne nous révélera pas son ouvrier! Admettrons-nous que cela ne le révèle pas! Eh bien, cette organisation de notre entendement, grâce à laquelle nous ne nous bornons pas à recevoir l'impression des objets qui tombent sous nos sens, mais en enlevons, en abstrayons des parties que nous rapprochons, pour composer avec elles certaines idées, et de ces idées, par Jupiter, passer à d'autres qui leur sont analogues ; cette organisation elle-même sera-t-elle impuissante à émouvoir certaines gens, impuissante à les détourner d'abandonner la cause de l'ouvrier suprême? Si cela est, que l'on nous explique quelle est la cause de chacune de ces choses, ou comment il se peut que, si merveilleuses et sentant ainsi l'artiste, elles soient l'œuvre fortuite du hasard.»

154 ÉPICTÈTE | Ἐπίκτητος Entretiens
....«Mais quoi! ces choses n'existent-elles qu'en nous? Plus d'une n'existe qu'en nous, parce qu'elles étaient spécialement nécessaires à l'être raisonnable; mais plus d'une aussi se trouve à la fois chez nous et chez les êtres privés de raison. Est-ce donc que ces êtres-là aussi comprennent ce qui est? pas du tout, car autre chose est d'user, autre chose est de comprendre. Pour eux, Dieu avait besoin qu'ils usassent des idées des sens; mais nous, il avait besoin que nous en comprissions l'usage. Eux donc, il leur suffit de boire, de manger, de se reposer, de se reproduire, et d'accomplir toutes les autres fonctions de chacun d'eux; mais nous, à qui il a donné en plus la puissance de comprendre, tout cela ne nous suffit pas; car si nous ne l'accomplissons pas d'une façon déterminée, avec ordre, et conformément à la nature et à la constitution de chaque chose, nous n'atteindrons jamais notre vraie fin.»

155 ÉPICTÈTE | Ἐπίκτητος Entretiens
....«Car où les constitutions des êtres vivants sont différentes, les actes et les fins sont différents. Chez ces animaux dont la constitution est adaptée uniquement à l'usage, seul l'usage  suffit : mais chez l'homme, qui a également le pouvoir de réfléchir à cet usage, à moins qu'il n'observe en outre la convenance, il n'atteindra jamais sa fin. Eh quoi ! Dieu qui donne à chaque animal la constitution pour les uns d'être mangés, pour les autres de servir à l'agriculture, pour d'autres encore de nous fournir le fromage, et  pour d'autres utilisations ; pour cela quel besoin y a-t-il de comprendre des représentations et de pouvoir les distinguer ? Mais Dieu a introduit l'homme pour être un spectateur de Dieu et de ses œuvres, et non seulement un spectateur, mais un interprète. C'est pourquoi il est honteux pour un homme de commencer et de finir comme les animaux privés de raison ; mais plutôt il doit commencer où ils commencent, et finir où la nature finit en nous ; et la nature finit dans la contemplation et la réflexion, et dans un mode de vie conforme à la nature. Faites donc attention de ne pas mourir sans avoir été les spectateurs de ces choses.»

156 ÉPICTÈTE | Ἐπίκτητος Entretiens
_ ÉPICTÈTE | Ἐπίκτητος Entretiens ....«[...] comment peut-on, à table, être agréable aux dieux? Il répondit : Si la justice, la sagesse, l'égalité d'âme, l'empire sur soi-même, et le respect des convenances peuvent trouver place à table, pourquoi n'y pourrait-on être agréable aux dieux? Lorsque tu demandes de l'eau chaude et que ton esclave ne t'a pas entendu, ou bien t'a entendu mais t'en apporte de trop tiède, ou bien même ne se trouve pas dans la maison, n'est-ce point faire une chose agréable aux dieux que de ne pas t'emporter et ne pas crever de colère? — Mais comment supporter de pareils êtres? — Esclave, ne peux-tu supporter ton frère, qui a Jupiter pour premier père, qui est un autre fils né de la même semence que toi, et qui a la même origine céleste? Parce que tu as été mis à une place plus élevée que les autres, vas-tu te hâter de faire le tyran? Ne te rappelles-tu pas qui tu es, et à qui tu commandes? Ne te rappelles-tu pas que c'est à des parents, à des frères par la nature, à des descendants de Jupiter? — Mais je les ai achetés, et ils ne m'ont pas acheté, eux! — Vois-tu vers quoi tu tournes tes regards? Vers la terre, vers l'abîme, vers les misérables lois des morts! Tu ne les tournes pas vers les lois des dieux.»

157 MARC-AURÈLE Pensées pour moi-même
....«Le matin, dès qu'on s'éveille, il faut se prémunir pour la journée en se disant : «Je pourrai bien rencontrer aujourd'hui un fâcheux, un ingrat, un insolent, un fripon, un traître, qui nuit à l'intérêt commun ; mais si tous ces gens-là sont affligés de tant de vices, c'est par simple ignorance de ce que c'est que le bien et le mal». Quant à moi, considérant la nature du bien qui se confond avec le beau et celle du mal qui se confond avec le laid ; considérant en même temps que celui qui se met en faute à mon égard se trouve, par le décret de la nature, être de ma famille, non pas qu'il vienne d'un même sang et d'une même souche, mais parce qu'il participe aussi bien que moi à l'intelligence et à l'héritage divin, je me dis deux choses : d'abord que nul d'entre ces gens ne peut me faire le moindre tort, puisque aucun ne peut me faire tomber dans le mal et le laid ; et en second lieu, que je ne puis éprouver …»

158 MARC-AURÈLE Pensées pour moi-même
....«...ni de la colère ni de la haine contre un membre de la famille à laquelle j'appartiens moi-même. Nous sommes tous faits pour concourir à une oeuvre commune, comme dans notre corps y concourent les pieds, les mains, les yeux, les rangées de nos dents en haut et en bas de la mâchoire. Agir les uns contre les autres est donc certainement manquer à l'ordre naturel. Or, c'est agir en ennemi que de se laisser aller à son dépit et à son aversion contre un de ses semblables. Ce que je suis, après tout, c'est une misérable chair, un faible souffle ; mais il y a de plus en moi le principe directeur de tout le reste. Laisse donc là les livres ; ne tarde plus un instant ; car ce délai ne l'est plus permis. Comme si déjà tu en étais à la mort, dédaigne ce triste amas de chairs, de liquides et d'os, ce frêle tissu, ce réseau entrelacé de nerfs, de veines et d'artères.»

159 MARC-AURÈLE Pensées pour moi-même
....«Bien plus, ce souffle même qui t'anime, vois ce qu'il est : du vent, qui ne peut même pas être toujours égal et uniforme, rejeté à tout moment et à tout moment aspiré de nouveau. Quant au troisième élément de notre être, le principe chef et maître, voici ce que tu dois en penser : «Tu es vieux ; ne souffre plus que ce principe soit jamais esclave, qu'il soit jamais lacéré par un instinct désordonné ; ne permets plus qu'il se révolte contre la destinée, ni contre un présent qu'il maudit, ou contre un avenir qu'il redoute». Tout ce que font les Dieux est plein de prévoyance. Le hasard même n'agit pas sans coopérer avec la nature, et sans avoir une certaine connexité et un certain entrelacement avec l'ordre que la Providence a constitué. C'est de là que tout découle. La seule chose qui s'y ajoute, c'est la nécessité et ce qui est indispensable à l'ordre universel dont tu fais partie.»

160 MARC-AURÈLE Pensées pour moi-même
....«Pour toute fraction de la nature, quelle qu'elle soit, le bien c'est ce que comporte la nature de l'universalité des choses et ce qui tend à la conserver. Or l'univers se conserve et se maintient par les changements des éléments et par les changements des composés qu'ils forment. Que cette conviction te suffise, et que ce soient là pour toi d'inébranlables principes. Quant à la soif désordonnée des livres, rejette-la bien loin de toi, afin de mourir un jour sans murmures, avec sérénité, avec la vérité en partage, et le coeur plein d'une juste reconnaissance envers les Dieux. Calcule un peu depuis combien de temps tu remets de jour en jour cette résolution et combien de fois, trouvant l'occasion offerte par la clémence des Dieux, tu n'as pas su la mettre à profit. Il te faut donc finir un jour par sentir de quel ordre tu fais partie et quel est l'être ordonnateur de ce monde, de qui tu n'es qu'une émanation.»

161 MARC-AURÈLE Pensées pour moi-même
....«Tu dois comprendre que la brièveté du temps qui t'est accordé est très circonscrite et que, si tu n'emploies pas ce temps, il disparaîtra comme tu dois disparaître toi-même sans pouvoir jamais revenir. A toute heure, songe sérieusement, comme Romain et comme homme, à faire tout ce que tu as en mains, avec une gravité constante et simple, avec dévouement, avec générosité, avec justice ; songe à te débarrasser de toute autre préoccupation ; tu t'en débarrasseras si tu accomplis chacun de tes actes comme le dernier de ta vie, en les purifiant de toute illusion, de tout entraînement passionné qui t'arracherait à l'empire de la raison, de toute dissimulation, de tout amour-propre et de toute résistance aux ordres du destin. Tu vois de quel petit nombre de préceptes on a besoin quand on les observe réellement, pour mener une existence facile, qui se rapproche de celle des Dieux ; …»

162 MARC-AURÈLE Pensées pour moi-même
....«...car les Dieux n'exigeront certainement rien de plus que l'observation de ces préceptes de celui qui les aura gardés. Accable-toi de reproches, ô mon âme, accable-toi des reproches les plus sincères ; car tu n'auras plus le temps de te faire l'honneur que tu te dois à toi-même. Chacun de nous n'a qu'une vie ; et voici que la tienne est déjà presque achevée, sans que tu aies tenu le moindre compte de toi, ne plaçant jamais ton bonheur que dans l'âme des autres. Les accidents du dehors te distraient de mille façons ; ménage-toi donc un peu de répit pour apprendre aussi quelque chose de bien et pour te soustraire enfin au tourbillon qui t'emporte. Voici bientôt le moment où il faut songer à l'autre carrière ; car c'est se moquer que de se fatiguer à agir dans la vie, sans avoir un but précis vers lequel on dirige tout son effort et même aussi son imagination.»

163 MARC-AURÈLE Pensées pour moi-même
....«Il ne serait pas aisé de trouver un homme devenu malheureux parce qu'il n'aurait pas surveillé ce qui se passe dans l'âme d'un autre ; mais quand on néglige d'observer attentivement les émotions propres de son âme, il est inévitable qu'on tombe dans le malheur. Que ta mémoire se rappelle sans cesse les questions que voici : «Quelle est la nature de l'ensemble des choses ? Quelle est ma propre nature ? Quelle relation ma nature soutient-elle avec l'autre ? Quelle partie forme-t-elle dans le tout ? Quel est ce tout dont elle fait partie ?» Et ajoute qu'il n'est personne au monde qui puisse t'empêcher jamais de faire et de dire ce qui découle comme conséquence nécessaire de la nature dont tu fais partie. C'est une idée bien philosophique que celle de Théophraste lorsque, comparant les fautes entre elles d'une manière plus claire que personne ne l'avait fait avant lui, il établit que les fautes…»

164 MARC-AURÈLE Pensées pour moi-même
....«...qu'un désir réfléchi fait commettre sont plus graves que celles qu'on commet dans l'enivrement de la colère. En effet, quand la colère nous transporte, il semble que c'est avec une certaine douleur et un entraînement dont on n'a pas conscience qu'on s'égare loin de la raison, tandis qu'au contraire celui que le calcul du désir rend coupable et qui se laisse vaincre par le plaisir, parait en quelque sorte plus intempérant et plus relâché dans ses fautes. C'est donc une sentence bien vraie et d'une bonne philosophie que celle de Théophraste, quand il dit que la faute accompagnée d'un sentiment de plaisir mérite bien plus de blâme que celle que la douleur accompagne. Et de fait, l'un a bien plutôt l'air d'un homme qui a été provoqué et qu'on a contraint à se mettre en colère, tandis que l'autre s'est porté de son plein gré au méfait, en se laissant aller à des actes reprochables, uniquement pour contenter...»

165 MARC-AURÈLE Pensées pour moi-même
....«...le désir qu'il ressent. C'est en songeant toujours qu'à l'instant même tu peux fort bien sortir de la vie, qu'il faut régler chacune de tes actions et de tes pensées. Quitter la société des hommes n'a rien de bien effrayant, s'il y a des Dieux ; car certainement ils ne te jetteront pas dans le mal ; et s'il n'y a pas de Dieux, ou s'ils ne s'occupent point des choses humaines, quel intérêt ai-je à vivre dans un monde qui est vide de Dieu, c'est-à-dire vide de Providence ? Mais certes il y a des Dieux, qui prennent à coeur les choses d'ici-bas. Grâce à eux, il ne dépend absolument que de l'homme de ne pas tomber dans les véritables maux. Et, si en dehors de ces maux véritables, il se rencontre encore quelque mal, la Providence divine a également voulu que nous pussions toujours nous en garantir d'une façon absolue. Or comment ce qui ne rend pas l'homme plus mauvais, pourrait-il rendre la vie de…»

166 MARC-AURÈLE Pensées pour moi-même
....«l'homme plus mauvaise ? Ce n'est pas parce que la raison universelle ignorait ce désordre apparent, ou parce que tout en le connaissant elle serait impuissante à le prévenir ou à le corriger, qu'elle l'a laissé subsister. Non, il n'est pas à supposer que ce soit par impuissance ou par inhabileté qu'elle ait commis cette grave erreur de répartir indistinctement aux bons et aux méchants, parmi les hommes, les biens et les maux. Le vrai, c'est que, si la vie et la mort, la gloire et l'obscurité, la peine et le plaisir, la richesse et la pauvreté sont distribuées indifféremment aux bons et aux méchants parmi nous, c'est que toutes ces choses-là ne sont ni belles ni laides ; et par conséquent, elles ne sont non plus ni un bien ni un mal. Comme tout disparaît en un instant : dans le monde, les personnes ; et dans la durée, les souvenirs qu'elles laissent après elles ! Qu'est-ce que toutes les choses sensibles, et …»

167 MARC-AURÈLE Pensées pour moi-même
....«...surtout celles qui nous séduisent par le plaisir ou nous épouvantent par la douleur, et dont notre vanité fait tant de bruit ? Comment des objets si frivoles, si méprisables, si décousus, si périssables et si parfaitement morts, pourraient-ils occuper notre intelligence et notre raison ? Que sont même les hommes dont les jugements et les suffrages distribuent la gloire ? Qu'est-ce que mourir ? Si l'on considère la mort en elle-même, et si, par la pensée et l'analyse, on dissipe les vains fantômes qu'on y joint sans raison, que peut-on penser d'elle sinon qu'elle est une simple fonction de la nature ? Mais pour redouter une fonction naturelle, il faut être un véritable enfant. Bien plus, ce n'est pas même là une simple opération que la nature accomplit ; c'est en outre une opération qui lui est éminemment utile. Comment l'homme entre-t-il en rapport avec Dieu ? Par quelle partie de son être ?»

168 MARC-AURÈLE Pensées pour moi-même
....«Et en quoi cette partie de l'homme doit-elle alors se modifier ? Est-il rien de plus méprisable que de sortir sans cesse de soi-même pour parcourir tout le cercle des choses, «pour sonder toutes les profondeurs», comme dit le poète, pour pénétrer à force de conjectures ce qui se passe dans l'âme du prochain, et de ne pas sentir que tout ce qu'il nous faut au monde, c'est de ne penser qu'au seul génie que nous portons en nous et de le servir en toute sincérité ? Or le servir, c'est le conserver pur de toute passion, de toute imprudence, de toute impatience contre ce qui vient ou des Dieux ou des hommes ; car ce qui vient des Dieux est digne de respect à cause de leur sainte puissance ; et ce qui vient des hommes est digne d'affection, parce que notre famille est commune, et quelquefois aussi est digne d'une certaine pitié, quand le fait est causé par l'ignorance du bien et du mal, …»

169 MARC-AURÈLE Pensées pour moi-même
....«...cécité qui est égale tout au moins à celle qui nous prive de discerner le blanc et le noir. Quand même tu aurais à vivre trois mille ans, et trois fois dix mille ans, dis-toi bien que l'on ne peut jamais perdre une autre existence que celle qu'on vit ici-bas, et qu'on ne peut pas davantage en vivre une autre que celle qu'on perd. A cet égard, la plus longue vie en est tout à fait au même point que la plus courte. Pour tout le monde, le présent, le moment actuel est égal, bien que le passé qu'on laisse en arrière puisse être très inégal. Ainsi, ce qu'on perd n'est évidemment qu'un instant imperceptible. On ne peut perdre d'aucune façon ni le passé ni l'avenir ; car une chose que nous ne possédons pas, comment pourrait-on nous la ravir ? Voici donc deux considérations qu'il ne faut jamais perdre de vue : la première, que tout en ce monde roule éternellement dans le même cercle, et qu'il n'y a pas…»

170 MARC-AURÈLE Pensées pour moi-même
....«...la moindre différence à voir toujours des choses pareilles, ou cent ans de suite, ou deux cents ans, et même pendant la durée infinie ; la seconde, que celui qui a le plus vécu et celui qui aura dû mourir le plus prématurément font exactement la même perte ; car ce n'est jamais que du présent qu'on peut être dépouillé, puisqu'il n'y a que le présent seul qu'on possède, et qu'on ne peut pas perdre ce qu'on n'a point. Que tout soit opinion, c'est ce qui ressort avec la dernière évidence des démonstrations de Monime, le Cynique ; et l'utilité de son système n'est pas moins évidente, si l'on sait faire la part de ce qu'il contient de vraiment profond. L'âme de l'homme ne saurait s'infliger une plus cruelle injure à elle-même que de devenir en quelque sorte un rebut et comme une superfétation de l'univers. Or, prendre jamais en mal quoi que ce soit dans ce qui arrive, c'est se révolter contre la nature universelle, …»

171 MARC-AURÈLE Pensées pour moi-même
....«...qui renferme les natures si diverses de tous les êtres. En second lieu, notre âme ne se fait guère moins de tort, quand elle prend un homme en aversion et qu'elle s'emporte contre lui dans l'intention de lui nuire, avec cette passion aveugle des coeurs livrés à la colère. Troisièmement, notre âme se fait injure, quand elle se laisse subjuguer par le plaisir ou par la souffrance ; quatrièmement, quand elle commet quelque mensonge et qu'elle fait ou dit quelque chose qui n'est pas franc ou qui n'est pas exact ; cinquièmement enfin, lorsqu'elle néglige de diriger vers un but précis ses actes ou ses sentiments, et qu'elle les laisse aller à l'aventure et sans suite, tandis que c'est notre devoir de calculer nos moindres actions en les rapportant au but suprême de la vie. Or le but suprême pour des êtres doués de raison, c'est de se conformer toujours à la raison, et aux lois de la cité la plus auguste et du plus auguste des gouvernements.»

172 MARC-AURÈLE Pensées pour moi-même
....«Le temps que dure la vie de l'homme n'est qu'un point ; son être est dans un perpétuel écoulement ; ses sensations ne sont que ténèbres. Son corps composé de tant d'éléments est la proie facile de la corruption ; son âme est un ouragan ; son destin est une énigme obscure ; sa gloire un non-sens. En un mot, tout ce qui regarde le corps est un fleuve qui s'écoule ; tout ce qui regarde l'âme n'est que songe et vanité ; la vie est un combat, et le voyage d'un étranger ; et la seule renommée qui nous attende après nous, c'est l'oubli. Qui peut donc nous diriger au milieu de tant d'écueils ? Il n'y a qu'un seul guide, un seul, c'est la philosophie. Et la philosophie, c'est de faire en sorte que le génie qui est en nous reste pur de toute tache et de tout dommage, plus fort que les plaisirs ou les souffrances, n'agissant en quoi que ce soit ni à la légère, ni avec fausseté ou dissimulation, sans aucun …»

173 MARC-AURÈLE Pensées pour moi-même
_ MARC-AURÈLE Pensées pour moi-même ...«...besoin de savoir ce qu'un autre fait ou ne fait pas, acceptant les événements de tout ordre et le sort qui lui échoit, comme une émanation de la source d'où il vient lui-même, et par-dessus tout, attendant, d'une humeur douce et sereine, la mort, qu'il prend pour la simple dissolution des éléments dont tout être est composé. Or si, pour les éléments eux-mêmes, ce n'est point un mal quelconque que de changer perpétuellement les uns dans les autres, pourquoi regarder d'un mauvais oeil le changement et la dissolution de toutes choses ? Ce changement est conforme aux lois de la nature ; et dans ce que fait la nature, il n'y a jamais rien de mal.»

174 SOURCE BIBLIOGRAPHIQUE
Émile Bréhier, l’Ancien stoïcisme: Christophe Paillard, Destin et responsabilité morale dans le stoïcisme: Christophe Paillard, La liberté du jugement et de l’impassibilité: Paul Janet, La morale des stoïciens: Antoine Amaté, Stoïcisme et christianisme:

175 SOURCE BIBLIOGRAPHIQUE
_ Diogène Laërce, Zénon: Panétius de Rhodes: Posidonius: Cicéron, Les paradoxes des stoïciens: Sénèque, De la brièveté de la vie: Épictète, Entretiens: Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même:


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