Géométries non planes Sylvestre GALLOT et Bernard GENEVES IREM de Grenoble Institut Fourier-Mathématiques pures & Equipe IAM-Imag
La géométrie après Euclide La géométrie Euclidienne est une construction logique et déductive qui s’appuie sur des propriétés primitives, les axiomes. En modifiant un axiome qui posait question (le célèbre « axiome d’Euclide »), Lobatchevski, Bólyai et Gauss ont pu reconstruire d’autres géométries logiquement cohérentes. La sphère, le cube, les polyèdres fournissent des exemples concrets, sur lesquels il est possible de définir une distance et de développer une géométrie qui n’obéit plus à certains des axiomes d’Euclide. Commençons par le cas de la sphère, qui nous est peut-être le plus naturel, car quiconque a pris un avion s’est posé la question de la ligne « droite » ou du plus court chemin… Dans une géométrie comme celle de la sphère, que sont les droites ? Les axiomes d’Euclide sont-ils satisfaits ?
Le cas de la sphère Il existe une représentation plane classique de la « sphère » terrestre (si on admet cette approximation pour la terre), celle des cartographes ; elle consiste à représenter chaque morceau de la sphère sur un morceau de plan. Y a-t-il quelque espoir de construire des cartes qui soient « fidèles », c’est-à-dire qui conservent les droites, les angles, et (à l’échelle près) les distances ? Commençons par regarder les cartographies les plus simples, comme la projection cylindrique, dont la célèbre projection de Mercator est une variante un peu plus sophistiquée.
La cartographie cylindrique entraîne-t-elle des distorsions ? En agissant sur le point m, on déplace la portion de la sphère (en rouge) et (par conséquent) sa projection sur le cylindre (en bleu). Selon l’endroit, observez-vous des distorsions entre la portion rouge de la sphère et sa représentation cartographique en bleu ? (Cette portion bleue du cylindre peut facilement être développée sur un plan).
La cartographie cylindrique entraîne bien des distorsions Cliquer sur la figure pour lancer le déplacement automatique. Au cours de ce déplacement, la figure bleue ne change pas, alors que les dimensions et angles de la figure rouge varient. La projection cylindrique entraîne donc des distorsions (c'est à dire des modifications des distances, des longueurs des courbes et des angles)
Que sont les « droites » de la sphère ? Sur la sphère, les chemins qui (localement) réalisent les plus courtes distances, sont les intersections avec la sphère des plans diamétraux (passant par le centre de la sphère), aussi appelés « grands cercles ». Ces grands cercles sont comme les « droites » de la sphère. Sur la figure, on a construit une telle « droite » de la sphère en intersectant celle-ci avec le plan violet. On peut déplacer cette « droite » en agissant sur les points A et B, ou faire tourner la sphère en maintenant le clic droit. Vérifier ainsi que le secteur violet est bien dans un plan diamétral.
Représentation cartographique des « droites » de la sphère Sur la figure jointe, on a dessiné la « droite » (le grand cercle) passant par A et B ; le point M parcourt cette droite. la projection de M sur le cylindre est le point M’, obtenu comme intersection du cylindre avec la perpendiculaire à l’axe passant par M. Déplacer le point M pour observer le lieu parcouru par le point M’ (c’est l’image de la « droite » de la sphère dans la carte obtenue par projection cylindrique). En mettant par la pensée la carte cylindrique à plat, essayer de deviner la représentation de ces droites dans la carte ; que se passe-t-il quand la droite passe près du pôle Nord (le réaliser en déplaçant A et B) ?
Réponse : observer les distorsions La droite AB est tracée dans un plan tangent à la sphère ; l'arc rouge est la trace sur la sphère du plan passant par le centre O et contenant la droite AB. L'arc rouge est une "droite" pour la géométrie de la sphère. La courbe verte est la projection sur le cylindre de la "droite" sphérique rouge ; en déplaçant A et B, on pourra vérifier que la courbe verte n'est pas une droite de la carte : en effet, lorsqu'on déroule le cylindre sur le plan, la courbe verte ne donne pas une droite du plan.
La géométrie de la sphère est-elle euclidienne ? La « droite » AB passant par A et B est obtenue par intersection du plan OAB avec la sphère ; La « droite » CD passant par C et D est obtenue par intersection du plan OCD avec la sphère . Y a-t-il une position des droites AB et CD telle que celles-ci ne se rencontrent pas ? Existe-t-il une parallèle à la droite AB ? Saisir les points pour modifier la position des plans et répondre ainsi aux questions.
La géométrie de la sphère est-elle euclidienne ? En maintenant le clic droit, faites tourner la figure, afin de situer les points A et B. Au regard de la figure ci-contre, que pensez-vous de la validité dans ce cadre de l’axiome d’Euclide, qui dit que par deux points passe une seule droite ? En déplaçant le point M, faites tourner la droite passant par A,M et B. Combien de « droites » de la sphère (grands cercles) passent par les points A et B ? Vérifier que les points A et B sont situés aux antipodes l’un de l’autre.
La géométrie de la sphère n’est pas euclidienne En effet : Par deux points (antipodaux) passent plusieurs droites (en fait une infinité). Par un point extérieur à une droite ne passe aucune droite parallèle à la première droite.
Aplatir une sphère Nous venons d’observer qu’une carte particulière, la projection cylindrique, entraîne des distorsions dans la représentation de la sphère. En fait toute carte, ou toute tentative pour développer un morceau de sphère sur un plan entraîne soit des déchirures (faire l’expérience avec une écorce d’orange) soit des distorsions et des déformations qui modifient la longueur des courbes et les distances entre points de la surface. Si l’on essayait de repasser une surface sphérique faite d’un tissu inextensible, aussi petit que soit le fer à repasser, on introduirait des plis.
Qu’est-ce qu’une surface polyèdrale ? C’est une surface obtenue par recollement (le long de leurs côtés) de polygones du plan. En voici quelques exemples : un « origami » Un tétraèdre un cube
Le cube Pour changer le point de vue, déplacer la souris en gardant le bouton droit enfoncé ; en tirant délicatement sur une face, on peut ouvrir le cube et le développer
Surface polyédrale ? …Cependant, l’objet ci-contre n’est pas une surface polyèdrale. Les faces doivent être des polygones ; les faces adjacentes ont en commun une arête, qui est un côté de deux polygones exactement. Une surface polyédrale peut, en chacun de ses points (sauf un nombre fini appelés sommets), être appliquée sur un plan.
Développer un polyèdre Dans une surface polyédrale, tout point M admet-il un voisinage qui s'envoie sans distorsion (c’est à dire sans modification de la longueur des courbes ni des distances) sur un morceau du plan ? Quand M est sur une face c’est clair. Est-ce encore vrai quand M est situé sur une arête?
Développer d’autres polyèdres
Surfaces en papier Prenez une morceau de feuille de papier, mettez-la à plat sur la table et tracez une ou plusieurs courbes sur cette feuille. Déformez ensuite cette feuille pour obtenir un cylindre, une surface ondulée, une surface en forme de toit, etc… Ces déformations ont elles modifié la longueur des courbes que vous aviez tracées? Imaginez un développement de la surface que vous venez d’obtenir. On pourra s’exercer sur des surfaces en papier.
Surfaces polyédrales en papier Les surfaces polyédrales peuvent être réalisées avec du papier (en découpant, en collant et en pliant), c’est la raison pour laquelle le développement n’introduit aucune modification de la longueur des courbes que vous pouvez tracer sur la surface.
Droites sur une surface
Droites sur un polyèdre Est droite toute courbe qui, au voisinage de chacun de ses points, admet un développement qui envoie la portion de courbe sur une portion de droite du plan.
Tracer un segment de droite : le principe Sur le cube ci-joint, deux points A et B ont été choisis sur des faces opposées ; B’, image de B sur le patron, est joint au point A par un segment de droite ; ce segment est ensuite reporté sur le cube, pour former une « droite » joignant A à B. On peut vérifier la construction en déplaçant A et B, et en ouvrant le cube, pour l’amener à coïncider avec le patron. On pourra s’exercer sur des surfaces en papier, que l’on dépliera pour tracer à plat les droites.
Prolonger une droite sur le cube Le chemin tracé en trait rouge plein sur le cube est développé sur le patron en une droite du plan (en trait rouge tireté). Ceci prouve que ce chemin est une « droite » du cube, puisque, autour de tout point du chemin, il existe un développement dans lequel la portion de chemin située de part et d’autre du point est transformée en une portion de droite du plan. On peut ouvrir le cube pour vérifier que ce développement est correct. En agissant sur le point m, on peut changer la direction de la droite. On peut changer le point de vue à l’aide du bouton droit pour mieux voir et vérifier.
Un Test…
La géométrie du cube est-elle euclidienne ? On peut développer le cube pour vérifier que les courbes tracées sur le cube, et joignant les points A et B, sont chacune des segments de droite. Combien y a-t-il de droites joignant les points A et B ?
La Géométrie du parallélépipède n’est pas Euclidienne En effet, il existe plusieurs droites qui passent par les deux points A et B La difficulté est de démontrer réellement que les deux courbes verte et rouge sont deux droites. Cliquer sur l’image pour obtenir la figure Cabri donnant une démonstration visuelle…
La géométrie du cube n’est pas euclidienne (suite) En agissant sur le point m, on peut changer la direction de la droite du cube (en trait rouge plein). En particulier, on observera que la droite peut repasser très près de son point initial, et même lorsque m est en position extrême, se recouper elle-même (changer le point de vue à l’aide du bouton droit pour le vérifier). Ces phénomènes sont incompatibles avec une géométrie euclidienne, puisqu’ils impliquent que, par deux points voisins du cube, peuvent passer plusieurs droites.
La Géométrie de la pyramide n’est pas Euclidienne Par le point I ne passe aucune parallèle à la droite verte…
« L’origami » L'origami est obtenu en recollant le long de leurs côtés quatre secteurs angulaires égaux (figurés ici par des triangles isocèles) IOL, IOJ, JOK, LOK, dont l'angle au sommet O est supérieur à 90°. Cette figure est manipulable : déplacer la souris, bouton droit enfoncé, pour changer le point de vue, ou déplacer le point K, pour replier l’origami.
Droites de l’origami Sur les figures dynamiques, on peut replier l’origami, et vérifier des alignement et des propriétés sur un patron, ou sur des projections.
La géométrie de l’origami est-elle euclidienne ? En rouge, on a tracé deux "droites" de l'origami (vous pouvez modifier leur direction de manière à obtenir d'autres droites en déplaçant les points m et n le long du segment ab). En noir on a dessiné les projections de ces droites sur le plan horizontal (vous pouvez le vérifier en trouvant une "vue de dessus" où les "droites" se confondent avec leurs projections). Pour que les "droites" (rouges) ne se coupent pas il suffit que leurs projections (en noir) ne se coupent pas. Fixez une des deux "droites" et modifiez la position de l'autre "droite" de manière à ce qu'elle ne coupe pas la première, tout en passant toujours par le point c qui reste fixe. Y-a-t-il 0, 1, 2 ou une infinité de positions possibles qui répondent à la question?
La géométrie de l’origami est-elle euclidienne ? Pour que les "droites" (rouges) ne se coupent pas il suffit que leurs projections (en noir) ne se coupent pas. On a vu qu'en fixant une des deux "droites", on peut modifier la position de l'autre "droite" de manière à ce qu'elle ne coupe pas la première, tout en passant toujours par un même point qui reste fixe... et qu'il y a une infinité de positions possibles qui répondent à la question. Dans toutes ces positions, la seconde droite est parallèle à la première, puisqu'elle ne la rencontre pas. Or l'axiome d'Euclide le plus célèbre affirme que "par un point extérieur à une droite passe une parallèle à cette droite et une seule". La géométrie de l'origami n'est donc pas euclidienne!
La Géométrie de l’origami n’est pas Euclidienne Cette figure dynamique permet de vérifier une fois de plus que, sur l’origami, par un point extérieur à une droite passent plusieurs droites ne rencontrant pas la première.
Au fait, qu’est-ce qu’une géométrie ? Au XIXème siècle, il y avait un hiatus entre deux manières de pratiquer la géométrie : 1. la méthode axiomatique « à la Euclide » applicable par exemple à la géométrie euclidienne, à la géométrie sphérique, à la géométrie de Lobachevsky Dans ce point de vue, une géométrie est la donnée d’un espace X, de ses « droites », de la longueur des segments de ces « droites », etc… plus un certain nombre de conditions : les « axiomes » de la géométrie Euclidienne par exemple. 2. L’autre point de vue a son origine dans la pratique courante de la géométrie des surfaces…
2. L’autre point de vue a son origine dans la pratique courante de la géométrie des surfaces… … c’est-à-dire la géométrie des surfaces dans l’espace tridimensionnel, comme l’ellipsoïde ou la surface du globe terrestre modélisée par Gauss dans sa cartographie du Danemark. Dans ce deuxième cas, on admet de pouvoir travailler avec des surfaces « bosselées » ou « déformées », c’est-à-dire où la géométrie n’est pas la même du voisinage d’un point au voisinage d’un autre point.
Point de vue de physicien Du point de vue du physicien, dans la modélisation axiomatique traditionnelle de la géométrie, deux observateurs situés en deux points différents sont équivalents, c’est-à-dire qu’ils ont la même perception de la géométrie de l’espace ; dans le cas des surfaces (éventuellement bosselées), deux observateurs situés en deux points différents ont une perception différente de la géométrie.
Quel point de vue avons nous suivi jusqu’ici ? Quel point de vue avons-nous privilégié lorsque nous avons décidé que, sur un polyèdre, est droite toute courbe dont chaque point admet un développement local (sans distorsion) sur une portion de plan qui envoie chaque portion de la courbe sur une portion de droite ? Y a-t-il moyen d’unifier les différents points de vue ?
Riemann L’apport de Riemann et de ses successeurs a été d’unifier les deux points de vue en admettant que l’axiomatique (ou plutôt la manière de la quantifier) puisse varier d’un point à un autre. Ceci se traduit par l’introduction d’une distance entre couple de points qui n’est pas la distance euclidienne « à vol d’oiseau ». Observons que, dans le cas euclidien, la distance est déterminée par le produit scalaire. Pour définir une géométrie « à la Riemann » dans le cas général, il suffit d’admettre que ce produit scalaire varie avec le point.
Les distorsions de la projection cylindrique, sont des variations du produit scalaire de la sphère. La projection cylindrique entraîne des distorsions d’autant plus fortes qu’on se rapproche des pôles. Pour compenser ce phénomène, il faut que la norme d’un vecteur libre de la carte ne soit pas la même suivant qu’on se trouve en un point de la carte proche de l’équateur ou proche d’un pôle.
La géométrie d’une surface décrite à travers les variations du produit scalaire Chaque point de la surface admet un voisinage qu’on peut cartographier en le projetant sur le plan horizontal ou sur un plan vertical; l’idée est toujours de décrire le produit scalaire dans la carte ainsi obtenue
La distance On aurait pu partir directement de la donnée d’une distance (entre paires de points) différente de la distance euclidienne. Cependant, dans la théorie de Riemann, on impose à la distance de conserver quelques propriétés de la distance euclidienne, à savoir : L’existence d’un point milieu ; plus précisément, pour tout couple de points A et B, il existe un point M tel que d(A,M)=d(M,B) et d(A,M)+d(M,B)=d(A,B) L’espace de la géométrie, vu avec un microscope centré en un de ses points, tend vers un espace euclidien quand le grossissement G tend vers l’infini. Par exemple, une surface vue par un microscope centré en un de ses points M tend vers l’espace tangent en M, et l’ensemble des points de la surface situés à distance 1/G de M tend (après grossissement) vers un cercle euclidien de rayon 1.
Les droites et autres notions… Dans ce cadre, restent à définir Les droites (et vérifier si les grands cercles de la sphère, et les droites des surfaces polyédrales, sont des droites en ce sens) Les angles Les triangles Ces thèmes seront développés, accompagnés de figures dynamiques commentées sur le site de l’Irem de Grenoble : http://www.ac-grenoble.fr/irem/ Avec d’autres thèmes : la formule de Gauss-Bonnet, l’optique et les surfaces polyédrales.
La somme des angles d’un triangle Dans le plan, afin d’évaluer la somme des angles d’un triangle ABC, traçons la parallèle au côté BC passant par A : La somme des angles intérieurs au triangle est égale à l’angle plat en A. Sur une surface polyédrale, ou sur une sphère, sur lesquelles il n’y a pas de parallèles, ou bien trop de parallèles, cet argument ne fonctionne plus. Que devient alors la somme des angles d’un triangle ? La valeur de cette somme est-elle vraiment liée à la validité de l’axiome sur les parallèles ? La formule de Gauss-Bonnet calcule cette somme, ou ce qui en tient lieu, et la relie au défaut de planéité de la surface.
Une interprétation géométrique pour l’optique En optique, les rayons lumineux obéissent à une stratégie de plus court chemin ; cependant, le trajet d’un rayon lumineux réfléchi sur un miroir obéit-il à cette loi ? En dupliquant la surface parcourue, et la dépliant le long d’une arête figurant le miroir, on peut interpréter la réflexion comme un déplacement sur une surface polyédrale. En cours de publication sur le site de l’Irem de Grenoble : http://www.ac-grenoble.fr/irem/