Jean Ferrat J’entends, j’entends… Par Nanou et Stan
J´en ai tant vu qui s´en allèrent Ils ne demandaient que du feu Ils se contentaient de si peu Ils avaient si peu de colère
J´entends leurs pas j´entends leurs voix Qui disent des choses banales Comme on en lit sur le journal Comme on en dit le soir chez soi
Ce qu´on fait de vous hommes femmes O pierre tendre tôt usée Et vos apparences brisées Vous regarder m´arrache l´âme
Les choses vont comme elles vont De temps en temps la terre tremble Le malheur au malheur ressemble Il est profond, profond, profond
Vous voudriez au ciel bleu croire Je le connais ce sentiment J´y crois aussi moi par moments Comme l´alouette au miroir
J´y crois parfois je vous l´avoue À n´ en pas croire mes oreilles Ah je suis bien votre pareil Ah je suis bien pareil à vous
À vous comme les grains de sable Comme le sang toujours versé Comme les doigts toujours blessés Ah je suis bien votre semblable
J´aurais tant voulu vous aider Vous qui semblez autres moi-même Mais les mots qu´au vent noir je sème Qui sait si vous les entendez
Tout se perd et rien ne vous touche Ni mes paroles ni mes mains Et vous passez votre chemin Sans savoir que ce que dit ma bouche
Votre enfer est pourtant le mien Nous vivons sous le même règne Et lorsque vous saignez je saigne Et je meurs dans vos mêmes liens
Quelle heure est-il quel temps fait-il J´aurais tant aimé cependant Gagner pour vous pour moi perdant Avoir été peut-être utile
C´est un rêve modeste et fou Il aurait mieux valu le taire Vous me mettrez avec en terre Comme une étoile au fond d´un trou
“J’entends, j’entends” est un magnifique poème de Louis Aragon, qu’on trouve dans le recueil Les Poètes, et qui a été mis en musique par Jean Ferrat. Il exprime d’une manière très belle les raisons de l’engagement politique et humain d’Aragon. Et je pense aussi d’un grand nombre de celles et ceux qui ont lutté surtout depuis deux siècles pour que le monde change vraiment. Pour les gens qui appartiennent encore à une gauche d’espoir, la voix d’Aragon est comme un écho qui représente ce qu’ils ressentent avec la beauté propre à la poésie. Chacun-e entendra le poème à sa façon et les quelques remarques qui suivent s’en voudraient de gâcher les sentiments personnels des lecteurs. Une partie du poème évoque la solidarité éprouvée par le poète (et le militant) face à la souffrance que tant d’hommes vivent et que d’une manière ou d’une autre il partage: “Ce qu’on fait de vous hommes femmes/O pierres tendres tôt usées/Et vos apparences brisées/Vous regarder m’arrache l’âme”, “Votre enfer est pourtant le mien/Nous vivons sous le même règne”. Quelques vers parlent du désir de tout transfigurer mais aussi du côté trompeur de ce désir, qui s’il est immodéré peut conduire aux trahisons du but qu’on a pu voir dans les pays dits socialistes: Vous voudriez au ciel bleu croire/Je le connais ce sentiment/J’y crois aussi moi par moments/Comme l’alouette au miroir”. Quelques vers commentent l’écart entre le poète (le militant) et beaucoup d’autres hommes, qui ne vont pas au même rythme, n’ont pas le même espoir de voir les choses changer, et dont il faut respecter l’esprit différent; “J’en ai tant vu qui s’en allèrent/Ils se contentaient de si peu/…/Ils avaient si peu de colère”, “Tout se perd et rien ne vous touche/Ni mes paroles ni mes mains…” Mais la fin du poème rappelle qu’au-delà des illusions et des erreurs, l’attente d’un monde différent n’a pas quitté le poète, comme elle n’a pas quitté le coeur et l’esprit de nombreux militant-e-s: “C’est un rêve modeste et fou/Il aurait mieux valu le taire/Vous me mettrez avec en terre/Comme une étoile au fond d’un trou”. Il est à noter qu’Aragon parle d’un “rêve”, donc au-delà de la réalité, “fou”, qui d’une certaine façon est déraisonnable, mais aussi “modeste”, donc à la portée de tous et comme naturel. Ce rêve est une “étoile”, donnant la lumière, au fond du “trou” que constituent les tristesses et les fatigues de la vie quotidienne. Et qui n’a pas besoin de lumière pour s’élever au-dessus de l’obscurité du temps qui passe ? Nanou et Stan le 02/04/2017