La normativité dans le jugement des enseignants

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La normativité dans le jugement des enseignants Journée thématique du LIDILEM - Grenoble, 23 juin 2006 La normativité dans le jugement des enseignants Pascal Bressoux Université Pierre Mendès France Laboratoire des Sciences de l’Education Grenoble

Jugement très important, consubstantiel à l’enseignement (évaluation). Etude d’une « pratique » enseignante particulière : le jugement que les enseignants portent sur la valeur scolaire de leurs élèves. Jugement très important, consubstantiel à l’enseignement (évaluation). Jugement guide une grande partie des interactions avec les élèves (e.g. Eder, 1981; Good & Brophy, 2000; Shavelson, 1983). Quels sont les processus à l’œuvre dans la formation du jugement? Sur quelles informations un enseignant se fonde-t-il quand il juge la valeur scolaire de ses élèves? Peut-on identifier des normes qui influencent ce jugement? Cf. Bressoux, P., & Pansu, P. (2003). Quand les enseignants jugent leurs élèves. Paris: PUF.

Le jugement des enseignants sur leurs élèves: une fonction purement pédagogique ou didactique ? P. Bourdieu : l’enjeu du jugement est la désignation d’une véritable identité sociale à la personne jugée. Les jugements sont des « jugements d’attribution » (1979, p. 550) par lesquels on assigne quelqu’un à une classe sociale. Les critères de reconnaissance qui fondent le jugement sont d’autant plus forts qu’ils restent à l’état caché et qu’ils sont une marque indélébile de l’appartenance sociale (hexis corporelle, élocution, accent, style, manières...). Les adjectifs utilisés par les enseignants désignent souvent des qualités personnologiques, allant des plus péjorants (« simplet », « niais », « servile »...) aux plus élogieux (« fin », « ingénieux », « subtil », « intelligent »...). Elèves d’autant mieux jugées qu’elles étaient de classe sociale favorisée plutôt moyenne, et parisiennes plutôt que provinciales.

Etudier le jugement scolaire dans ce qu’il a de spécifique et dans ce qu’il a de commun avec d’autres jugements sociaux. Concevoir le jugement scolaire comme un jugement social qui obéit à une psychologie quotidienne. Postulat : Les processus de formation du jugement scolaire ne sont pas de nature différente de ceux qui régissent le jugement de l’homme quotidien sur autrui. Ce qui varie : - nombre et type d’informations - durée de l’interaction… - contexte social particulier - asymétrie de la relation... Des travaux de psychologie sociale ont pris pour objet d’étude cette psychologie de tous les jours qui voit l’homme quotidien former un jugement sur autrui.

L’attribution de causalité Prend pour objet l’explication naïve (quotidienne). Etude des processus par lesquels on attribue une cause à des événements (Heider, 1958; Jones & Davis, 1965; Kelley, 1967). L’individu chercherait à expliquer les comportements afin de développer une vue cohérente de son environnement (but de compréhension, prédiction, contrôle). L’individu vu comme un scientifique en herbe (recherche des déterminants des événements). Distinction des forces situationnelles (externes) et des forces personnelles (internes) dans l’explication des comportements. « L’erreur fondamentale d’attribution » (Ross, 1977), i.e. la surestimation des facteurs internes, serait le résultat de biais cognitifs (plus grande accessibilité des facteurs internes) et motivationnels (besoin de contrôle).

Le Locus of control (LOC) Distinction interne/externe apparaît aussi dans les travaux sur le LOC (Rotter, 1966; Lefcourt, 1966; Findley & Cooper, 1983). Théories de l’apprentissage dans lesquelles on accorde une attention toute particulière aux renforcements. Renforcement efficace pour un individu s’il établit un lien de causalité entre son comportement et le renforcement obtenu (LOC interne). L’internalité/externalité comme un trait de personnalité. Les « internes » seraient plus motivés, auraient une meilleure capacité d’adaptation, etc.

La norme d’internalité L’internalité conçue comme une norme sociale de jugement. Les individus « internes » ne seraient pas nécessairement plus doués, compétents, motivés, etc. mais feraient l’objet d’un meilleur jugement. Définition : « La valorisation sociale des explications des comportements (attributions) et des renforcements (locus of control) qui accentuent le rôle de l’acteur comme facteur causal » (Beauvois & Dubois, 1988, p. 299). L’individu qui juge n’est plus vu comme un scientifique en herbe. Impliqué dans les interactions sociales, il ne chercherait pas une connaissance objective mais une connaissance évaluative. L’erreur fondamentale d’attribution serait alors la conséquence de la valorisation des explications internes.

Quatre arguments plaident en faveur d’une conception socionormative de l’internalité : Les explications causales internes sont préférentiellement l’expression des groupes sociaux privilégiés. Les explications causales internes sont préférentiellement choisies à des fins d’autoprésentation (cf. clairvoyance normative). Il y a un effet d’apprentissage de la norme (passage dans certaines structures éducatives…). Non-linéarité dans la progression de l’expression de l’internalité. Un individu en position de juger autrui lui attribue plus de valeur lorsque celui-ci est connu pour avoir donné des explications internes, indépendamment de la valence des événements concernés.

Les élèves les plus internes sont-ils mieux jugés que les autres? Une étude conduite sur des élèves de CE2 (cf. Bressoux & Pansu, 2003) Le jugement comme une connaissance évaluative (jugement social), qui ne serait que partiellement fondée objectivement, et qui serait sujette à l’influence de normes sociales générales. La norme d’internalité joue-t-elle dans la formation du jugement scolaire? Les élèves les plus internes sont-ils mieux jugés que les autres? L’internalité étant vue comme une norme, la question de la «connaissance » de cette norme se pose (cf. clairvoyance normative). Possibilité d’une expression « stratégique » de l’internalité (notamment pour se faire plus ou moins bien voir)?

Participants Matériel 404 élèves de CE2 ; 19 enseignants (19 classes) Fiches individuelles élèves - Score évaluation CE2 français et mathématiques - Renseignements socio-démographiques et scolaires - Jugement de l’enseignant sur la valeur des élèves : . en français (score de 0 à 10) . en mathématiques (score de 0 à 10)

Questionnaire d’internalité Comportements et renforcements / Positifs et négatifs Exemple d’item : « Lorsqu’ils réussissent leur exercice de calcul [renforcement positif], certains élèves disent : “c’est parce que l’exercice était facile” [explication externe] certains élèves disent : “c’est parce que j’ai bien réfléchi” [explication interne] »

Procédure Triple passation du questionnaire d’internalité : standard (« Ce n’est pas un exercice… ») ; 2) Approbation sociale (« Comme si vous vouliez que votre maître(sse) soit content(e) de vous ») ; 3) Désapprobation sociale (« Comme si vous vouliez que votre maître(sse) ne soit pas content(e) de vous »). (les 2 dernières consignes sont contrebalancées)

Modélisation statistique Multivariée… - Nécessité de séparer/contrôler les effets des différents facteurs en jeu - Raisonner « toutes choses égales par ailleurs » … et multiniveau - Respecter la structure hiérarchisée des Données - Non-indépendance des résidus - Traiter les effets-classes comme aléatoires - Effet de contexte (question des ddl) Il s’agit donc d’exprimer le jugement de l’enseignant comme une fonction de divers facteurs appartenant à différents « niveaux » (élèves, classes)

Résultats Quelques relations simples Les différences de jugement ne s’expliquent que partiellement par les performances avérées des élèves. Pas de preuve empirique que certains enseignants se fonderaient plus que d’autres sur les performances avérées des élèves (variance des pentes non significative). Jugement également corrélé avec d’autres variables, elles-mêmes intercorrélées. Estimations des modèles multiniveaux : ... /…

Plus l’élève est fort au sein de sa classe, mieux il est jugé Paramètres Français Mathématiques Effets fixes Constante 3,404 (1,466)* 5,914 (1,460)** Score individuel aux épreuves standardisées 0,119 (0,006)** 0,110 (0,006)** Score moyen par classe aux épreuves standardisées –0,047 (0,022)* –0,062 (0,023)* Profession du père (référence = cadre supérieur) Artisan Profession intermédiaire Employé Ouvrier « Autre » –0,145 (0,327) 0,051 (0,225) –0,231 (0,209) 0,021 (0,212) –0,078 (0,215) –0,155 (0,338) 0,017 (0,231) –0,245 (0,216) –0,415 (0,219)* –0,142 (0,223) Garçon –0,178 (0,120) 0,161 (0,122) Redoublement –0,370 (0,171)* –0,299 (0,173) (t) Score d’internalité standard –0,328 (0,157)* –0,478 (0,162)** Score d’internalité standard quadratique 0,015 (0,008)* 0,023 (0,008)** Score d’internalité en approbation sociale 0,084 (0,029)** 0,076 (0,030)* Score d’internalité en désapprobation sociale 0,004 (0,023) 0,004 (0,024) Effets aléatoires Variance inter classes 0,284 (0,124) 0,239 (0,108) Variance intra classe 1,301 (0,095) 1,392 (0,102) Pourcentage de variance inter-classes expliquée 34,1 % 16,1 % Pourcentage de variance intra-classe expliquée 61,3 % 58,6 % –2 log L 1313,42 1336,88 Plus l’élève est fort au sein de sa classe, mieux il est jugé Effet positif et linéaire de l’internalité en approbation sociale Pas d’effet du sexe Plus la classe est forte, plus le jugement est sévère Enfants d’ouvrier moins bien jugés Modèle plus explicatif en intra qu’en inter Redoublants moins bien jugés (tendance en math.) Effet non linéaire de l’internalité sur le jugement N = 404 (t) p < 0,10 (tdce) * p < 0,05 ** p < 0,01 Pas d’effet de l’internalité en désapprobation sociale

Des entretiens conduits auprès des enseignants Elèves contrastés : - Internes forts - Internes faibles - Externes forts - Externes faibles Analyse de contenu Thèmes dégagés : Comportement de l’enfant (inhibé, non inhibé) Attitude face au travail (autonomie, initiative) Avenir scolaire (scolarité longue, courte, ne sait pas) Relations avec les pairs (conflictuelles, non conflictuelles, n’entre pas en relation)

Discours des enseignants dominé par l’opposition de valeur scolaire (forts vs faibles). La dimension interne/externe ne permet guère de rendre compte du discours porté sur les différents élèves. Constat : l’internalité, qui pourtant exerce un effet dans le jugement des enseignants, n’apparaît pas spontanément comme une dimension qui structure le discours des enseignants sur leurs élèves. Un seul effet significatif est apparu, sous la forme d’une interaction. Un effet significatif de l’internalité sur l’inhibition, conditionnel à la valeur scolaire de l’élève.

Probabilité d’être déclaré inhibé en fonction du degré d’internalité et du niveau scolaire des élèves

La clairvoyance normative Certains individus plus clairvoyants que d’autres quant à la valorisation des explications internes? Idée de mesurer cette clairvoyance en faisant remplir les questionnaires d’internalité, tantôt en consigne de se faire bien voir (approbation sociale), tantôt en consigne de se faire mal voir (désapprobation sociale). En général, la clairvoyance est mesurée ainsi : [ Clairvoyance = Score internalité approb. – Score internalité désapprob. ] Nous ne calculerons pas la clairvoyance de la sorte. Construction d’un score d’internalité pour chacune des trois consignes et intégration de ces scores dans un modèle explicatif général.

Conclusion On a cherché à montrer que le jugement des enseignants n’était pas le simple enregistrement des performances avérées des élèves. Au-delà de sa stricte fonction scolaire, le jugement des enseignants est aussi un jugement social qui subit l’influence de normes sociales générales de jugement. On a montré ici l’influence de la norme d’internalité dans ce jugement. Son expression « stratégique » (clairvoyance) pour se faire bien voir serait particulièrement payante.

En moyenne, davantage de réponses internes quand il s’agit de se faire bien voir. Score d’internalité standard plus « proche » (moyenne et corrélation) du score d’internalité en consigne normative. Standard Normatif Contre-normatif 1,0 0,45 -0,26 -0,39

Relation entre le score d’internalité et le jugement de l’enseignant en mathématiques « Remontée » qui concerne peu de monde. Seulement 11% de scores inférieurs à 8.

Relation entre le score d’internalité en approbation sociale et le jugement de l’enseignant en mathématiques