La communication en classe Regards sociologiques Philippe Perrenoud Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation Université de Genève 1992
La communication stressée On apprend à l’école qu’on a jamais le temps et en même temps qu’on a toujours le temps : le temps d’attendre que les autres aient fini, que les autres vous donnent la parole, que les autres veuillent bien vous écouter. Donc un rapport assez paradoxal au temps et à la communication, fait d’un mélange de précipitation et d’impatience... À aucun de ces moments, la communication n’aura été librement gérée par les interlocuteurs.
La communication inutile En classe, un élève ne peut pas mentir sur grand chose, puisqu’il est facile de vérifier ses dires en regardant ce qu’il fait, ce qu’il écrit, ce qu’il a dans son pupitre, dans son cahier, dans son cartable. Pour savoir, le maître n’a souvent pas besoin de demander ! L’élève est cerné de toutes parts, par des adultes qui, pour son bien, ne cessent de l’observer, si bien qu’il est plus dépourvu de ressources, pour maintenir une façade, que la plupart des adultes. Le système de contrôle visuel, de contrôle matériel fait que la communication est, d’une certaine manière, inutile.
La communication clandestine Comment imaginez qu’on puisse vivre en classe 25 à 35 heures par semaine, quarante semaines par an, pendant 9 à 15 ans de sa vie, à ne rien faire d’autre qu’écouter le maître et répondre à ses questions ? Pour survivre, l’élève a fondamentalement besoin de trouver des interstices. Si l’enseignant ne le concède pas volontairement, les élèves prendront, d’une manière ou d’une autre, le temps de se dire ce qui leur importe. Savoir enseigner, c’est probablement savoir s’abstenir d’intervenir régulièrement de la sorte... C’est savoir que les élèves ont droit à une vie et à des communications privées, y compris totalement hors du sujet, totalement frivoles, totalement anodines par rapport à la leçon de mathématique ou de grammaire qu’on est en train de faire. Plus facile à dire qu’à assumer en pratique...
La communication piégée “ Tout ce que tu diras pourra être retenu contre toi ” C’est une des choses qu’on apprend à l’école. on apprend à se protéger de tout ce qui pourrait mettre en difficulté : poser une question, prendre une initiative, avancer une hypothèse, assumer une responsabilité. “ Faire le mort ” semble la ligne de conduite d’une partie des élèves.
La communication corrective “ C’est qu’est-ce que je dis” chacun a pour but se faire valoir. À l’école comme ailleurs, on ne cesse donc de parler pour se mettre en valeur, pour recevoir des jugements flattant le narcissisme, pour avoir une position influente dans le groupe. Une classe est un lieu où la parole n’est jamais neutre, où on a toujours des raisons de craindre d’être mal jugé sur ce qu’on dit. La correction de la langue prime sur l’efficacité de la communication.
La communication contestataire À l’école, les enseignants ont le monopole de la parole légitime. C’est peut-être le seul endroit avec l’église, l’armée et les tribunaux. Une partie des élèves s’habituent à ne guère avoir la parole, ou alors sur commande ; d’autres souffrent durant toute leur scolarité d’être constamment réduits au silence alors qu’ils avaient l’impression d’avoir quelque chose à dire. il n’est pas supportable d’être aussi souvent dans la situation de celui qui se tait, attend qu’on lui dise quand il faut parler, de quoi, combien de temps, dans quel registre de langue et pour combien de temps.
La communication du savoir On a raison quand on sait ! Au Café du Commerce, chacun peut dire n’importe quoi. Il s’expose à la critique, mais entre égaux. À l’école, c’est l’inverse, il existe une autorité qui détient la connaissance et juge souverainement de la forme et du fond des opinions des uns et des autres. Pas étonnant qu’il soit décourageant de prendre la parole dans tous les domaines où le maître “ a toujours raison ”.