Petite Eurydice

E.M.I Cheveux aux vent, je chante à tue-tête en écrasant les pédales de mon vélo. Dans mes oreilles ce n'est pas le bruit du vent mais un air d'opéra: le "J'ai perdu mon Eurydice" de Gluck. J'ai à peine le temps d'apercevoir une forme grise qui fond sur moi en sifflant sans que je puisse réagir. Je ne ressens aucune douleur, je voudrais crier, je tombe dans du coton. Je distingue maintenant vue de dessus une fille étendue sur le bitume. C'est mon corps au dessus duquel je flotte. Je suis sortie de mon enveloppe charnelle et je me regarde de haut. C'est comme dans "Google earth" mais à l'envers, je prends de plus en plus de hauteur. De là où je suis maintenant je vois le labyrinthe des rues, le toit de ma maison. Tiens voilà le crâne chauve du CPE qui presse les élèves de rentrer à la grille du collège: je serai en retard aujourd'hui. Des hommes ramassent le corps avec précaution. Dans la voiture blanche je suis maintenant collée au plafond. Les ambulanciers ont de vraies têtes d'anges et la mine sombre. Ils s'affairent autour de la civière. Le voyage risque d'être long. Je me demande si j'ai assez d'argent sur moi. Fédor mon amoureux m'attend devant les portes du collège. Quand il va voir que je n'arrive pas, il va venir me chercher. Oui, il va me chercher, ses yeux bleu nuit vont se remplir de larmes, il va crier mon nom puisqu'il m'a perdue. Fédor est beau, il a des dreads châtain, il joue de la basse dans un groupe de Rock. Mes copines disent qu'il a beaucoup de charme. Il dit qu'il ferait n'importe quoi pour moi et qu'il joue encore mieux quand je suis là parce qu'il joue pour moi. Je dois dire que depuis qu'il s'intéresse à moi, j'ai moins d'amies…

Je n'ai pas fait mes devoirs de Latin. Il fallait faire une recherche sur les Enfers. J'ai peur des chiens. Ce matin j'ai fait un grand détour rien que pour éviter de passer devant la clôture d'un jardin gardé par trois molosses: de véritables cerbères. Fédor ça le fait rire, il court au devant de leurs gueules baveuses et il force ces morveux à reculer. J'ai peur qu'on me juge sévèrement. Quand mes parents sauront ce qui est arrivé, qu'est-ce qu'ils vont me passer! Je les imagine… Ils n'excuseront pas mon accident. Ils m'avaient déjà privée de scooter au premier trimestre après la réunion parents professeur mais si je reviens, je n'ai pas fini d'user mes chaussures pour aller à l'école. Une chambre d'hôpital. Hors de mon corps, je visite les lieux. Aucun mur ne m'arrête, je vois tout, j'entends tout, c'est amusant de voir les choses d'en haut. Des infirmières en salle de repos parlent de leurs enfants. Ce malade a l'air mal en point. L'entrée des urgences est pleine d'éclopés, d'enfants bouillants de fièvre, de brancards. "Elle est dans le coma" dit un médecin. Il parle de moi ou plutôt de la forme couverte d'électrodes sanglée sur le lit. Fédor, une guitare sèche à la main, entre dans la chambre encadré par mes parents. Il pleure. "Retourne-toi Fédor, je suis là derrière toi." Il demande la permission de jouer quelque chose. Regards sévères… " Oui. " Musique.

"Elle a bougé" dit Fédor. Il remonte la couverture puis se retourne. Je lui souris, il ne me voit pas. Tout à coup en bas sur le lit un frisson parcourt le corps. Je suis revenue. Je le vois, il me voit et nous sourions. Mon père et ma mère s'empressent: c'est un miracle. Je crois que je ne leur ai jamais autant manqué. Fédor m'a ramenée chez les vivants. On dit que je suis passée par une belle porte. Les trois prochains jours ou les quatre-vingts prochaines années avec lui vont être merveilleux. Il ne jouera de la basse que pour moi. S'il tente de séduire une autre fille, s'il m'abandonne un jour, je le déchire comme les ménades ont fait à Orphée. FIN EMI est un acronyme qui signifie expérience de mort imminente en langage médical. Certains témoins racontent qu'ils se sont vus abandonnant leur corps et flottant au dessus de lui…