« Des Cannibales », un chapitre à l’essai. L’argumentation au service de l’autre.
La situation dans l’œuvre. A la fin du chapitre 30, Montaigne dressait un tableau sanglant et magnifique de sacrifices humains généreux « en ces nouvelles terres découvertes » sur le continent américain. Ce chapitre annonçait donc le suivant dans lequel l’auteur fait un éloge paradoxal des anthropophages du Brésil.
Un ancrage historique Le contact avec les Indiens Tupinambas s’est fait à l’occasion du voyage de Villegagnon au Brésil, sous Henri II (1555). La France antarctique est le nom donné à l'éphémère colonie française qui occupa la baie de Rio de Janeiro, au Brésil, de 1555 à 1560, colonie ouverte pour concurrencer les Portugais et les Espagnols au Nouveau Monde. L’amiral Coligny, réformé, avait soutenu ce projet auprès du roi dans l’idée d’offrir un refuge aux Protestants.
Les Tupinambas dans l'ouvrage de Hans Staden au XVIe siècle
Équarrissage de la victime Scène d'anthropophagie rituelle (Singularités)
Plusieurs sources : Hans Staden (1525-1576) est un marin allemand qui vécut deux ans au milieu d'une tribu qui l'avait recueilli après un naufrage. De retour en Europe, il écrivit Nus, Féroces et Anthropophages (1557), récit de sa captivité.). André Thevet (1502-1590) est un moine catholique qui débarqua avec Villegagnon dans ce qui sera plus tard la baie de Rio de Janeiro. Il décrira précisément les coutumes des indiens Tupi, la faune, la flore dans son livre Les Singularités de la France Antarctique (1557). Jean de Léry (1536-1613), pasteur protestant, rejoignit Villegagnon à la demande de Jean Calvin. Il écrivit Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil en 1578, un récit conçu pour démentir « les mensonges et les erreurs » de Thevet.
Au-delà du débat anthropologique, le débat est aussi religieux : d’après Léry, Villegnagnon, après avoir manifesté son intérêt pour la Réforme, semble être revenu sur place à des options catholiques, et un conflit grave a éclaté au sein de la colonie à propos de l’Eucharistie…
Et Montaigne dans ce débat ? Le relativisme montaignien s’incarne par excellence dans l’intérêt qu’il porte aux peuples du Nouveau monde, aux anthropophages du Brésil, récemment côtoyés par des Français. Le choix fait par Montaigne de louer dans ces peuples des valeurs éloignées de ce que la réception de ces récits mettait en avant (la nudité et l’anthropophagie), en opposant leur sauvagerie « positive » à la barbarie d’une France déchirée par les guerres de religion, constitue une critique célèbre de l’ethnocentrisme.
Un sujet bien connu de Montaigne… Un fait historique : la visite d’habitants du Nouveau Monde à Rouen pour assister à la démonstration de la puissance royale du roi Charles IX, âgé de 12 ans, en octobre 1562. Montaigne a assisté à cette scène. « Trois d’ente eux…furent à Rouen, du temps que le feu Roi Charles neuvième y était. »
Pour clarifier la chronologie, voici la liste des rois de France sous lesquels Montaigne a vécu. François Ier règne de 1515 à 1547. Puis c'est son fils, Henri II, qui prend la succession, de 1547 à 1559. Par la suite les successeurs de Henri II sont ses fils : François II, de 1559 à 1560, Charles IX, de 1560 à 1574, et Henri III, de 1574 à 1589. Henri III est le dernier des Valois. Il choisit pour successeur un cousin, le fils d'Antoine de Bourbon, qui règne de 1589 à 1610 sous le nom de Henri IV. Le pouvoir n'est pas concentré dans ces seules mains, et il faut au moins citer le rôle politique déterminant de Catherine de Médicis, épouse d'Henri II, dans la gestion des affaires du royaume. Sous le règne de Charles IX, elle a une grande part dans la constitution de l'Edit de janvier de 1562, édit par lequel les Protestants peuvent célébrer librement leur culte... mais hors des villes. Elle laisse aussi faire le massacre de la Saint Barthélemy. Elle joue aussi un grand rôle pendant le règne d'Henri III. Elle meurt en 1589.
Montaigne et le nouveau monde À propos des Indiens justement, Montaigne s'en tient à la simple curiosité, tandis qu'il ne cache pas son admiration pour les civilisations qu'on est en train de découvrir. Quelles sont ces civilisations ? Il s'agit du nouveau monde. Il y a d'abord les Aztèques. Ceux-ci habitent au centre du Mexique. Les Aztèques dominent ce qu'on appelle le monde nahua. C'est un empire qui va de l'Atlantique au Pacifique et qui intègre plusieurs populations. Le premier contact avec les Aztèques date de l'arrivée de Cortés, en 1519. Dans les années 1535-1540, les Indiens, comme on les appelle, se convertissent en masse au christianisme. Mais c'est sous la contrainte. Ils résistent en gardant certains dieux préhispaniques, qu'ils mêlent à leur nouvelle religion. La conquête se fait dans la violence la plus crue. Entre 1492 et 1520, la population des Caraïbes disparaît quasiment, à cause de l'asservissement, des maladies, et de la désintégration des sociétés traditionnelles. Las Casas, moine espagnol, témoigne en 1540 des massacres commis au Nicaragua entre 1523 et 1533 : 500 000 personnes transformées en esclaves, envoyées hors de la province. Entre 500 000 et 600 000 personnes tuées au cours des guerres menées par les Espagnols. En 1540, Las Casas évalue à 4 ou 5 000 le nombre d'autochtones encore vivants ! Dans la région du Yucatan, au Mexique, ce sont les Mayas-Toltèques qui vivent... jusqu'à leur massacre par les hommes de l'Inquisition, conduits par le prêtre Diego de Landa, arrivé en 1549. Leur but est d'évangéliser les " sauvages ". Pour cela, ils jettent au feu, en 1562, les livres des Mayas. Les Indiens sont pendus par les pieds, fouettés, aspergés de poix bouillante. En même temps qu'il procède à tous ces crimes, Diego de Landa écrit sa Relacion de las cosas du Yucatan. Dans ce livre de 225 chapitres, il note tout ce qu'il peut sur cette civilisation qu'il est en train d'écraser. Il note par exemple le souci d'hygiène des Indiens, mais aussi les sacrifices d'esclaves et d'enfants. Cette nouvelle terre d'Amérique est dépeuplée aussitôt qu'elle est découverte. Les rois catholiques n'ont pas d'autre choix que d'interdire l'esclavage des Indiens. Mais c'est trop tard. Du coup les esclaves sont amenés d'Afrique.
Des esclaves pourquoi faire Des esclaves pourquoi faire ? Les mines sont exploitées systématiquement dès les années 1540. C'est pour ce travail que les esclaves sont déportés en Amérique. Et l'Europe voit arriver des quantités toujours plus grandes d'or et d'argent. Les marchés financiers sont tournés directement vers l'Amérique. Des villes comme Gênes et Venise, tournées jusque là vers la Méditerranée et l'Orient entrent en déclin. En outre, l'Europe orientale est alors peu propice aux affaires : les Turcs de Soliman le Magnifique menacent toute l'Europe orientale. Dans la conquête des nouveaux territoires à l'Ouest, la France pour sa part est plutôt en retard. On peut citer une expédition lancée par le roi. Il s'agit de celle de Jacques Cartier, en 1534 et 1536, vers le Saint Laurent. De là, la France va mettre la main sur le Canada. D'autres tentatives sont privées. Il y a par exemple la famille Ango, originaire de Dieppe, qui s'implante au Brésil en 1526. La petite colonie est d'ailleurs massacrée en 1537... par des Portugais. Entre 1540 et 1565, quelques colons protestants français fondent des colonies de réformés : la France antarctique. C'est sur ces lectures que Montaigne écrit " les Coches ", dans lequel il s'indigne des traitements affligés à l'empereur du Pérou, Atahualpa, étranglé en 1533 à l'aide d'un garrot, à celui du Mexique et à tous les Indiens. Il est certain que les lectures de Montaigne sur les violences dans le nouveau monde le renforcent dans ses convictions sur les violences dans l'ancien monde, convictions basées sur la tolérance et le respect de la diversité.
La découverte des Amériques, gravure de Théodore de Bry.
En 1550, pour la visite du roi Henri II à Rouen, les autorités de la ville offrent un spectacle exotique : des Indiens du Brésil et leurs danses. En 1562, Charles IX s'y fait à son tour montrer des indigènes. Montaigne, présent, put converser avec eux grâce à un interprète.
Montaigne, entre deux mondes : le Nouveau Monde et sa « barbarie » assassinée ; La vieille Europe et ses guerres de religion…
François Dubois (1529–1584) , Le Massacre de la Saint Barthélémy.
Quand les nouvelles du massacre atteignit le Vatican, une jubilation énorme eut lieu. Le pape Grégoire XIII, pour fêter cela, a fait frapper une médaille commémorative pour l'occasion, il a demandé à Vasari de peindre une série de fresques sur ce massacre. Giorgio Vasari, 1572-1573
Scène de massacre de la Saint-Barthélémy, dans l'appartement de la reine de Navarre Fragonard Alexandre-Evariste (1780-1850) Scène de la Saint-Barthélémy, assassinat de Briou, gouverneur du Prince de Conti, 24 août 1572 Robert-Fleury Joseph Nicolas (1797-1890)
24 août 1572, Au total, le nombre de morts est estimé à 3 000 à Paris, et de 5 000 à 10 000 dans toute la France, voire 30 000. Une vidéo Réalisation et scénario de Patrice CHÉREAU, 1993.
Les échos des guerres de religion dans le chapitre 31… « Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. » « Ils ont leurs guerres contre les nations, qui sont au-delà de leurs montagnes.. » « Je ne suis pas marri, que nous remarquons l’horreur barbaresque, qu’il y a en une telle action, mais oui bien de quoi jugeants bien de leurs fautes nous soyons si aveuglés aux nôtres. »
« Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant, qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et par géhennes, un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens, et aux pourceaux : comme nous l’avons, non seulement lu, mais vu de fraiche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et qui pis est, sous prétexte de piété et de religion. »
Un chapitre construit comme un essai… Pyrrhus..., « n’est aucunement barbare » Un exemple personnel au sujet de la France antarctique, « un homme » : « nous embrassons tout mais nous n’étreignons que du vent. » Longue digression : Platon et l’Atlantide : situation de cette île (témoignage complémentaire d’Aristote). « Cet homme… » : un homme simple #des érudits vains et prétentieux : nouvelle digression. « pour revenir à mon propos » : « il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation. » Description de cette nation « naturelle » : « contrée très plaisante », féconde ; description des us et coutumes (habitation, alimentation, religion, art de la guerre, cannibalisme) Réflexion autour du cannibalisme : d’autres horreurs aussi barbares ailleurs, témoignages antiques, « Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. » Nouvelles argumentations : le courage des prisonniers qui défient leurs ennemis juste avant d’être assommés et dévorés ; leur langue poétique. Episode final de la rencontre devant le Roi. « mais quoi, ils ne portent point de haut-de-chausses. »
Quatre passages choisis : Une problématique d’étude : comment l’enquête, ouverture sur l’autre, est-elle aussi un retour sur soi ? Quatre passages choisis : « Quand le roi Pyrrhus…du vent. » « Cet homme…plusieurs grandes incommodités. » « Ces nations me semblent donc…primum dedit. » « Trois d’entre eux…haut-de-chausses. » Une synthèse : Nature, culture, barbarie.
Pour engager l’étude : Les Essais à écouter…