Émergence du calcul des probabilités (I) De l’espérance pascalienne à la théorie laplacienne
1 - La préhistoire Paris et enjeux dans les Jeux de hasard, Le problème du Grand Duc de Toscane : De Vetula et Galilée
La Pirouète Tapisserie, début du 16ème siècle, musée du Moyen Âge Thermes et hôtel de Cluny, Paris 5è
Joueurs de cartes au 17ème siècle
Fresque du 14ème siècle : Dames jouant avec 3 dés Château de Arco di Trento (Italie, pointe nord du lac de Garde)
Les joueurs de dés de Georges de la Tour (1593-1652) Paris sur la somme des faces de trois dés Les jeux de hasard ont eu un rôle important dans la naissance du concept de probabilité.
De Vetula : Un poème médiéval (1260) qui propose l’analyse des jets de 3 dés, comprenant les dénombrements des configurations observables et des résultats possibles pour calculer la valeur à attribuer à chaque issue par les joueurs.
De Vetula : Poème médiéval attribué à Richard de Fournival, recteur de la cathédrale d’Amiens, vers 1260. L’auteur propose l’analyse des jets de 3 dés, comprenant les dénombrements des configurations observables et des résultats possibles pour calculer la valeur à attribuer à chaque issue par les joueurs afin d’organiser des paris équitables. On lance trois dés et on fait le total des points obtenus. On parie sur une des 16 sommes qui peuvent ainsi se présenter. (La traduction qui suit est établie à partir du texte latin transcrit d’une édition de 1534).
Peut-être cependant diras-tu que certaines [sommes] sont plus avantageuses que d'autres Parmi les sommes possibles pour les joueurs, pour la raison que Puisqu’un dé a six faces, avec six numéros Avec trois dés il y en a dix-huit, Dont trois seulement peuvent se présenter sur les dés [une fois jetés]. Ces nombres se présentent diversement, et de là Apparaissent deux fois huit sommes [3 à 10 et 11 à 18], qui cependant ne sont pas également Avantageuses, puisque la plus grande [18] et la plus petite [3] D'entre elles viennent rarement, et les intermédiaires [10 et 11] fréquemment. ……
On le voit en permutant les configurations des points. Et c'est ainsi Qu’en cinquante-six possibilités se répartissent Les configurations des faces ; et ces configurations, en deux cent Seize manières de tomber, lesquelles donnent Les [16] sommes possibles pour les joueurs, Ainsi qu'elles doivent être réparties entre eux, Tu connaîtras pleinement quelle valeur peut avoir L'une quelconque d'entre elles, ou quelle perte. C'est ce que le tableau ci-dessous peut t’indiquer :
Combien de configurations des points [sur les dés] et combien de manières de tomber correspondent à l'une quelconque des sommes [obtenues]: Sommes configurations des manières de tomber points sur les dés 3 & 18 1 1 4 & 17 1 3 5 & 16 2 6 6 & 15 3 10 7 & 14 4 15 8 & 13 5 21 9 & 12 6 25 10 & 11 6 27 Total des possibilités pour l’ensemble des configurations de points : 2 fois 108
Quelques points de repère
Quelques points de repère, suite
Le Maître mathématicien italien Luca Paccioli et son élève De Jacob Walch, dit Iacopo de Barbari, Venise, 1495
Luca Pacioli (1445-1514), en 1492 : Summa de arithmetica geometria proportioni et proportionalita « Une brigade joue à la paume. Il faut 60 pour gagner et chaque coup vaut 10. L’enjeu est de 10 ducats. Un incident survient qui force les soldats à interrompre la partie commencée, alors que le premier camp a gagné 50 et le second 20. On demande quelle part de l’enjeu revient à chaque camp ». Réponse du maître : 50/7 aux uns et 20/7 aux autres !
Galileo Galilei Galilée 1564-1642 Portrait conservé à l’Académie des Lincei
LE PROBLÈME DU GRAND DUC DE TOSCANE : Comment parier sur la somme des points obtenus avec 3 dés ? QUESTION : « Bien que le 9 et le 12 se composent en autant de façon que le 10 et le 11, si bien qu'ils devraient être considérés comme ayant la même chance, on voit néanmoins que la longue observation a fait que les joueurs estiment plus avantageux le 10 et le 11 plutôt que le 9 et le 12 ». Expliquez ce paradoxe.
La réponse de Galilée au Grand Duc de Toscane Extrait de Le Opere de Galileo Galilei , Firenze, 1855.vol.XIV, p. 293-316 (texte original, Mss. Palatini, Par.V11 Tome 3) « Que dans ce jeu de dés certains points soient plus avantageux que d'autres, on en a une explication très évidente, qui consiste dans le fait que ceux-là peuvent sortir plus facilement et plus souvent que ceux-ci, ce qui dépend de leur capacité à se former avec plusieurs sortes de chiffres »… … « Et que le 9 et le 10 se forment (et ce que l'on dit de ceux-ci s'entend pour leurs symétriques le 12 et le 11) se forment, dis-je, avec la même diversité de chiffres, est évident ; en effet le 9 se compose en 1-2-6, 1-3-5, l-4-4, 2-2-5, 2-3-4, 3-3-3, qui sont six triplets, et le 10 en 1-3-6, 1-4-5, 2-2-6, 2-3-5, 2-4-4, 3-3-4, et non d'autres façons ce qui fait aussi six combinaisons »... … « [Deux dés présentent 36 sorties]. Puisque chacune des faces [du troisième dé], qui sont aussi au nombre de six, peut s'accoupler avec chacune des 36 sorties des deux autres dés, nous aurons que les sorties des trois dés sont au nombre de six fois 36, soit 216, toutes différentes »...
Réponse de Galilée, suite « Mais puisque les sommes des tirages des trois dés ne sont qu'au nombre de 16, c'est à dire 3, 4, 5 jusqu'à 18, entre lesquelles on a à répartir les dites 216 sorties, il est nécessaire que pour quelques-unes de ces sommes on ait beaucoup de sorties et, si nous trouvons combien on en a pour chacune, nous aurons ouvert la voie pour découvrir tout ce que nous cherchons, et il suffira de faire une telle recherche du 1 au 10, puisque ce qui conviendra à l'un de ces nombres conviendra encore à son symétrique ». « … Alors on voit que la somme 10 peut se faire par 27 sorties de dés différentes, mais la somme 9 par 25 seulement ». « … Toute personne qui s'entend au jeu pourra mesurer très exactement tous les avantages, pour minimes qu'ils soient, des parties de dés, des tournois et de toute autre règle particulière que l'on observe dans le jeu ».
2 - Les inventeurs Le problème des partis : espérance de Pascal et combinatoire de Fermat Le premier manuel et les 5 premiers exercices Les attentes du Maître de recherches
Blaise Pascal 1623-1670
Correspondance de Pascal et Fermat de 1654 sur le problème des partis: « Je vois bien que la vérité est la même à Toulouse et à Paris » Pierre Fermat (1601-1665)
Lettre de Pascal à Fermat, juillet 1654 (Jeu de « pile ou face », le gagnant est celui qui atteint le premier le nombre de parties convenu). « Voici à peu près comme je fais pour savoir la valeur de chacune des parties, quand deux joueurs jouent, par exemple, en trois parties, et chacun a mis 32 pistoles au jeu : Posons que le premier en ait deux et l'autre une ; ils jouent maintenant une partie, dont le sort est tel que, si le premier la gagne, il gagne tout l'argent qui est au jeu, savoir, 64 pistoles ; si l'autre la gagne, ils sont deux parties à deux parties, et par conséquent, s'ils veulent se séparer, il faut qu'ils retirent chacun leur mise, savoir, chacun 32 pistoles… …Considérez donc, Monsieur, que si le premier gagne, il lui appartient 64 ; s'il perd, il lui appartient 32. Donc s'ils veulent ne point hasarder cette partie et se séparer sans la jouer, le premier doit dire : « Je suis sûr d'avoir 32 pistoles, car la perte même me les donne ; mais pour les 32 autres, peut-être je les aurai, peut-être vous les aurez ; le hasard est égal ; partageons donc ces 32 pistoles par la moitié et me donnez, outre cela, mes 32 qui me sont sûres ». Il aura donc 48 pistoles et l'autre 16. »
Lettre de Fermat à Pascal, septembre 1654 « Cette fiction d'étendre le jeu à un certain nombre de parties, ne sert qu’à faciliter la règle, et (suivant mon sentiment) à rendre tous les hasards égaux, ou bien, plus intelligiblement, à réduire toutes les fractions à une même dénomination ». Cas de trois joueurs jouant en trois parties gagnantes : « Mais parce que M. <de> Roberval sera peut-être bien aise de voir une solution sans rien feindre, et qu'elle peut quelquefois produire des abrégés en beaucoup de cas, la voici en l'exemple proposé : le premier peut gagner, ou en une seule partie, ou en deux, ou en trois. Sil gagne en une seule partie, il faut qu'avec un dé qui a trois faces il rencontre la favorable du coup. Un seul dé produit 3 hasards ; ce joueur a donc pour lui 1/3 des hasards, lorsqu'on ne joue qu'une partie. Si on en joue deux, il peut gagner de deux façons. Or, deux dés produisent 9 hasards : ce joueur a donc pour lui 2/9 des hasards lorsqu'on joue deux parties. Si on en joue trois, il ne peut gagner que de deux façons. Or, trois dés ont 27 hasards ; donc ce premier joueur a 2/27 de hasards lorsqu'on joue trois parties. La somme des hasards qui font gagner ce premier joueur, est par conséquent 1/3, 2/9 et 2/27 ce qui fait en tout 17/27 »,
À L’ILLUSTRE ACADÉMIE PARISIENNE Adresse de Pascal À L’ILLUSTRE ACADÉMIE PARISIENNE DE MATHÉMATIQUES « … Une recherche toute nouvelle et portant sur une matière entièrement inexplorée, savoir sur les combinaisons du hasard dans les jeux qui lui sont soumis, ce qu’on appelle dans notre langue française faire les parfis des jeux, où l’incertitude de la fortune est si bien dominée par la rigueur du calcul que, de deux joueurs, chacun se voit toujours assigné exactement ce qui lui revient en justice. Il faut le chercher d'autant plus vigoureusement par la raison que les possibilités sont moindres d'être renseigné par l'expérience. En effet, les résultats ambigus du sort sont à juste titre attribués plutôt au hasard de la contingence qu'à une nécessité de nature. C'est pourquoi la question a erré incertaine jusqu'à ce jour ; mais maintenant, si elle a été rebelle à l'expérience, elle n'a pu échapper à l'empire de la raison. Car nous l'avons réduite en art avec une telle sûreté, grâce à la géométrie, qu'ayant reçu part à la certitude de celle-ci, elle progresse désormais avec audace, et que, par l'union ainsi réalisée entre les démonstrations des mathématiques et l'incertitude du hasard, et par la conciliation entre les contraires apparents, elle peut tirer son nom de part et d'autre et s'arroger à bon droit ce titre étonnant : Géométrie du hasard. … » Donné à Paris, 1654. B. Pascal
Antoine Arnauld (1612-1694) dit le Grand Arnauld Exclu de la Sorbonne en 1656 pour ses thèses jansénistes, proche de Pascal, il s’est retiré à Port Royal puis s’est exilé en Flandres et aux Pays-Bas Avec Pierre Nicole: La logique ou l’art de penser (1662)
Antoine Arnauld et Pierre Nicole La Logique ou l’Art de Penser (1662), chap. XVI « … c'est ce qui attire tant de gens aux loteries : gagner, disent-ils, vingt mille écus pour un écu, n'est-ce pas une chose bien avantageuse ? Chacun croit être cet heureux à qui le gros lot arrivera ; et personne ne fait réflexion que s'il est, par exemple, de vingt mille écus, il sera peut-être trente mille fois plus probable pour chaque particulier qu'il ne l'obtiendra pas, que non pas qu'il l'obtiendra. Le défaut de ces raisonnements est que, pour juger de ce que l'on doit faire pour obtenir un bien, ou pour éviter un mal, il ne faut pas seulement considérer le bien et le mal en soi, mais aussi la probabilité qu'il arrive ou n'arrive pas, et regarder géométriquement la proportion que toutes ces choses ont ensemble, ce qui peut être éclairci par cet exemple. Il y a des jeux où dix personnes mettant chacune un écu, il n'y en a qu'une qui gagne le tout, et toutes les autres perdent ; ainsi chacun des joueurs n'est au hasard que de perdre un écu, et peut en gagner neuf… … Ainsi, chacun a pour soi neuf écus à espérer, un écu à perdre, neuf degrés de probabilité de perdre un écu, et un seul de gagner les neuf écus ; ce qui met la chose dans une parfaite égalité. »
Christiaan Huygens (1629-1695) S’est intéressé aux jeux de hasard et a suscité une reprise des échanges entre Pascal et Fermat en 1656-1657 Publia en 1657: De Ratiociniis in ludo aleae Du calcul dans les jeux de hasard
Christiaan Huygens (1657) De Ratiociniis in ludo aleae : du calcul dans les jeux de hasard : « Quoique dans les jeux de hasard pur les résultats soient incertains, la chance qu’un joueur a de gagner ou de perdre a cependant une valeur déterminée ». Huygens définit l’espérance mathématique « Avoir p chances d’obtenir a et q chances d’obtenir b, les chances étant équivalentes, me vaut ».
Pour ponctuer son manuel, Huygens propose 5 exercices à la sagacité du lecteur, et donne ses réponses. Exemple : le 5ème problème de Huygens "Ayant pris chacun 12 jetons, A et B jouent avec trois dés à cette condition qu'à chaque coup de 11 points, A doit donner un jeton à B et que B en doit donner un à A à chaque coup de 14 points, et que celui là gagnera qui sera le premier en possession de tous les jetons. On trouve dans ce cas que la chance de A est à celle de B comme 244 140 625 est à 282 429 536 481" Le premier nombre est égal à 512 et le second à 324. La probabilité de 11 est à celle de 14 comme 33 est à 15 (rapport du nombre de triplets réalisant une somme de 11 à celui des triplets réalisant une somme de 14). Le rapport donné par Huygens est r = = 8,644 10–4 L’élève Bernoulli résout les exercices et fait des commentaire qui formeront la première partie de son chef d’œuvre: Ars Conjectandi.
Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) Les nouveaux essais sur l’entendement humain,, 1704 : "J'ai dit plus d'une fois qu 'il faudrait une nouvelle espèce de logique, qui traiterait des degrés de probabilité. Il serait bon que celui qui voudrait traiter cette matière poursuivît l'examen des jeux de hasard ; et généralement je souhaiterais qu'un habile mathématicien voulût faire un ample ouvrage bien circonstancié et bien raisonné sur toute sorte de jeux, ce serait de grand usage pour perfectionner l'art d'inventer, l’esprit humain paraissant mieux dans les jeux que dans les matières plus sérieuses." Pierre Raymond de Montmort (1678-1719) Essay d’analyse sur les jeux de hasard, 1708: « Le sort de Pierre est le rapport de tous les coups qui lui sont favorables au nombre de tous les coups possibles. … Dans une gageure égale, les mises des deux joueurs doivent avoir le même rapport que les divers degrés de probabilité ou d’espérance que chacun des joueurs a de gagner ».