Histoire de la Russie contemporaine (1991-2012) Troisième cours : la Tchétchénie et la situation au Caucase Nord
4 – Le duumvirat (2008-201…? ) Medvedev est né le 14 septembre 1965, à Leningrad, comme Poutine, et tout comme lui, il y fait ses études en droit. Entre 1990 et 1999, il enseigne le droit à l'Université d'État de Saint-Peterbourg. De plus, entre 1990 et 1995, il est conseiller du Président du Conseil municipal de Leningrad Anatoli Sobtchak, dépendant du Comité des relations extérieures de la Mairie, et donc directement sous la direction de Vladimir Poutine.
Dmitri Anatolévitch Medvedev
Après quelques années dans le privé, il suit Poutine à Moscou et devient en 1999 directeur adjoint de l’administration du gouvernement, puis en décembre 1999, directeur adjoint de l'administration présidentielle, puis premier directeur adjoint de 2000 à 2003. De juin 2000 au printemps 2008, il siège au conseil de surveillance de Gazprom, qu’il dirige à partir de juin 2002. C'est lui qui est à l'origine du projet NorthStream. En octobre 2003, il devient chef de l'administration du Kremlin et entre le 14 novembre 2005 et mai 2008, il occupe le poste de vice-premier ministre, affecté à la mise en œuvre des projets nationaux et prioritaires. Le 10 décembre 2007, Medvedev est désigné candidat à l'élection présidentielle de 2008 par quatre partis, « Russie unie », « Russie juste », le Parti agrarien et « Pouvoir civil », partis de la coalition au pouvoir.
À l’image de son mentor, Medvedev devient président alors qu’il est inconnu de la population, même si depuis l’été 2007, Poutine tend à le mettre à l’avant-scène. Medvedev est considéré, de façon simpliste, comme issu de l'aile « libérale », par opposition aux « siloviki ». Pour les commentateurs politiques de l’Ouest, cela est encore plus vrai. Comme dans les beaux jours de la kremlinologie, ceux-ci tentent de trouver, dans chaque geste ou parole de l’un des deux dirigeants, les débuts du commencement d’un schisme. Comme au temps où l’on croyait que Staline était le modéré du politburo… Ainsi, il suffit que Medvedev critique la corruption pour que les journalistes se convainquent d’une querelle naissante au sommet de l’État... Oubliant rapidement que Poutine ne s’est jamais gêné pour critiquer ladite corruption dans toutes ses adresses à la Douma …
Cela est sans importance, visiblement : on tient absolument à ce qu’il y ait à la tête de l’État deux tendances, incarnées par deux personnages distincts : Medvedev le conciliant, le « mou » et l’occidentaliste, d’une part, et Poutine le radical, le dur et le slavophile de l’autre. Et c’est exactement ce que Poutine désire. La crise lybienne de mars 2011 donnera encore une fois une illustration de cette « dichotomie » à la tête de l’État. Alors que Medvedev refuse d’appliquer son veto à la résolution du Conseil de sécurité, Poutine condamne celle-ci et reprochera aux Occidentaux leur attitude de « croisés ». Medvedev condamnera cette critique, ce qui donnera l’occasion aux commentateurs de gloser sur le conflit au sommet de l’État russe. Pourtant, il n’est pas difficile de comprendre que les déclarations de Medvedev sont destinées à l’étranger, et celles de Poutine sont à « consommation interne ».
Il ne fait cependant guère de doute que c’est Poutine qui demeure à la tête de l’État, qui définit les grandes orientations de celui-ci et qui prend les grandes décisions. Est-ce à dire que Medvedev n’est qu’une marionnette de Poutine? Absolument pas : Medvedev a accompagné Poutine tout au long de son ascension à la tête de l’État. Il ne fait aucun doute que ces deux hommes ne sont pas seulement des collaborateurs, mais des amis proches, qui se partagent les tâches : à Medvedev les cérémonies, les voyages à l’étranger; à Poutine le reste. La relation des deux hommes est donc basée sur une collaboration dans laquelle Poutine occupe la place prédominante, sans pour autant écraser son collaborateur. La guerre russo-géorgienne de 2008 a donné un bel exemple de cette entente.
Les élections législatives du 4 décembre 2011 ont réservé quelques surprises : le recul de près de 15 % de Russie Unie, qui témoigne d’une certaine usure du pouvoir, ainsi que la forte mobilisation d’une partie de la population réclamant l’annulation des élections. Qu’il y ait eu des fraudes est évident mais celles-ci ont été limitées : les organisations indépendantes n’ont recensé « que » 600 bureaux de scrutin sur 96 000 où des irrégularités seraient survenues et tous les sondages avant et après le scrutin donnaient Russie Unie victorieuse, avec des appuis oscillant entre 47 et 52 %. Cela étant cette mobilisation laisse présager un réveil de la conscience politique de la population. Poutine devra en tenir compte au cours de son 3e mandat, qu’il a obtenu dès le premier tour des élections, le 4 mars 2012, avec environ 63% des votes.
Législatives 2011
Depuis 2012, l’opposition non systémique a perdu une bonne partie de son souffle. À part Roïzman et Navalny, les élections régionales de 2012 et 2013 n’ont pas apporté de surprises, les candidats de Russie Unie arrivant largement en tête à peu près partout. Cette opposition manque d’unité et se montre incapable de transcender les clivages idéologiques parmi ses membres, dont le seul point en commun est le rejet du système Poutine. La mise en place d’un forum de l’opposition en 2012 aurait pu donner un front uni, mais ses membres demeurent là aussi très divisés. Et l’appui à Poutine, bien qu’en baisse depuis 2008, continue à se maintenir à des niveaux élevés. Si des élections avaient eu lieu à l’automne 2013, il aurait été réélu avec plus de 60 %. Le ralentissement économique a pour le moment un impact mineur sur son assise populaire, mais cela pourrait changer.
Un phénomène nouveau est apparu depuis 2012, avec une Douma qui prend plus d’initiatives et un parti Russie Unie à l’avant-garde de ce que les commentateurs occidentaux qualifient d’offensive conservatrice ou de contre-révolution. Sur certaines questions sensibles, c’est la Douma qui a pris l’initiative de mesures très populaires, Poutine et Medvedev ne faisant qu’entériner des mesures qu’ils n’approuvent pas nécessairement (du moins en ce qui concerne Medvedev). On commence déjà à interroger Poutine sur un 4e mandat à partir de 2018, mais il entretient le flou. Il est vrai que ce n’est pas pour bientôt et que la conjoncture économique sera déterminante dans sa décision.
Troisième cours : la Tchétchénie et la situation au Caucase Nord 1 – La genèse du conflit tchétchène 2 – La première guerre de Tchétchénie (1994-1996) 3 – La seconde guerre de Tchétchénie (1999-2001) 4 – Tchétchénisation du conflit et stabilisation 5 – La méthode Ramzan 6 – Contagion?
1 – La genèse du conflit tchétchène 1.1 - Les Tchétchènes avant les Russes La mosaïque linguistique et culturelle très complexe du Caucase Nord est typique des zones montagneuses. D’une part, les difficultés de communication favorisent le développement de petites communautés, coupées les unes des autres. Ensuite, le Caucase était un lieu de passage plutôt que d’habitation, entendu que les zones cultivables sont assez rares. Les différentes populations qui sont passées ont toutes laissé quelque chose, ce qui favorise la diversification culturelle.
Les légendes nationales tchétchènes font remonter les origines de la population à de lointains descendants arabes. Mais en fait, l’actuelle population tchétchène descend probablement des Dourdzouks, peuplade apparentée aux Géorgiens, qui sont voisins. À partir du 3e siècle, les Scythes et les Sarmates firent leur apparition sur le territoire et s’assimilèrent sans doute à ceux-ci. À ces populations, la tradition historique antique ajoute les Gargares. Ce mélange de populations aurait à terme donné une peuplade nommée Hourites. Au VIe siècle, ceux-ci apparaissent désormais sous un autre nom, celui des Vaïnakh dans les chroniques relatant les tentatives de domination perse du Caucase.
Ce sont sans doute les Perses qui introduisirent l’Islam dans le Caucase autour du VIIe siècle, même si la domination musulmane du territoire ne date que du XIIe siècle. Au cours du haut Moyen-Âge, les Alains parvinrent à fédérer dans une grande Alanie de nombreuses populations locales variées, dont les Vaïnakhs. Puis vinrent les Mongols, qui détruisirent l’État alain. Le califat de Simsim s’éleva par la suite brièvement sur le territoire, mais à la fin du XIVe siècle, Timur lang le détruisit, marquant ainsi la fin de tout État structuré sur les terres du Caucase Nord, jusqu’à l’arrivée des Russes.
1.2 – Les guerres caucasiennes des Russes Les prochains envahisseurs du territoire firent leur apparition à partir du XVIe siècle. Les Cosaques ne répondaient à cette époque à aucune directive de Moscou. Ils occupèrent pacifiquement le territoire et se mélangèrent peu à peu aux populations locales. À partir du XVIIIe siècle, le Caucase devint une zone d’expansion de l’Empire russe. Les deux empires frontaliers du sud de la Russie furent à partir de cette époque très souvent en guerre contre la Russie. De nombreux territoires tombèrent sous la domination russe, par colonisation (Ciscaucasie), ou annexion (Transcaucasie) Les longues guerres caucasiennes de 1817-1864 avaient pour objectif de réunir ces possessions.
Le Caucase
Outre l’aspect purement territorial, ces guerres se situent dans le contexte du Grand jeu russo-britannique et ont aussi pour cause la lutte d’influence entre la Russie, la Perse et l’Empire ottoman. La pénétration russe devint ainsi très violente. Si certaines des populations locales acceptèrent cet impérialisme, ce ne fut pas le cas des Tchétchènes, qui constituèrent la force de frappe de l’imam Chamil. En 1834, Chamil créa État un théocratique (imanat) qui jusqu'à 1859 opposa une résistance obstinée à la Russie. La guerre caucasienne prit de l’ampleur, tout en devenant plus locale : à la lutte des impérialismes entre eux s’ajoutèrent des luttes nationales. Mais les victoires remportées par la Russie dans ses guerres contre la Perse et l’Empire ottoman changèrent à son profit le rapport de forces dans le Caucase.
1.3 – Le Caucase Nord sous domination russe et soviétique (1855-1991) Les collisions militaires épisodiques se prolongeront jusqu'en 1864. Le territoire fut colonisé par des Russes : aux villes déjà fondées s’ajoutèrent d’autres installations dans les vallées, alors que les populations locales se trouvèrent cantonnées dans les montages. Au cours des diverses campagnes de russification et de conversion forcée, l’empire a la bonne idée de ne pas trop forcer la dose sur ces territoires remuants Avec l’effondrement de l’empire, les Tchétchènes vont tenter de s’organiser de façon autonome. Mais l’avancée des forces bolchéviques dans le Caucase et le rattachement des républiques transcaucasiennes va forcer l’intégration du territoire à la RSFSR.
En 1922 est créée une région autonome de Tchétchénie, dotée de certains pouvoirs. En 1936, la population tchétchène est fusionnée au sein d’une république autonome tchétchène-ingouche, en application du principe « diviser pour régner ». Pendant la guerre 1941-1945, certaines forces vont chercher à s’entendre avec les Allemands, mais seule une minorité de Tchétchènes va collaborer. Cela n’empêchera pas Staline de punir les Tchétchènes : 400 000 seront déportés et la république autonome de Tchétchéno-Ingouchie sera alors dissoute. Il faudra attendre 1957 pour que soit réparée cette injustice, que la république soit reformée et que la population obtienne le droit de rentrer à la maison. Il va de soi que cette déportation massive a laissé de profondes marques dans la conscience collective.
1.4 - L’effondrement de l’URSS et la question tchétchène Dans la foulée de la montée des nationalismes en URSS, le Caucase s’agite : Haut-Karabagh, Géorgie, etc. Renait aussi un mouvement nationaliste tchétchène, qui réclame la dissolution de l’union tchétchène-ingouche et l’octroi de l’autonomie, ce qui est fait en novembre 1991. Puis les Tchétchènes réclament, à l’instar des républiques fédérées, le droit de quitter l’union. La constitution soviétique permettait aux républiques fédérées de quitter unilatéralement l’Union. C’est en vertu de cette disposition que dès 1990, les trois républiques baltes déclarent leur indépendance. Rappelons que certaines des républiques de l’URSS comprennent sur leur territoire des entités territoriales qui disposent d’une certaine autonomie.
La constitution soviétique est muette quant à la possibilité pour ces entités autonomes de quitter leur république, mais les autorités fédérales sont en mesure de modifier ce rapport. Théoriquement, la Tchétchénie aurait donc pu être détachée de la RSFSR pour devenir une république soviétique. Dans ce cas, à la dissolution de l’URSS, la Tchétchénie aurait pu réclamer son indépendance. Devant le refus des autorités de l’Union de considérer la Tchétchénie comme une république, c’est aux autorités russes de décider du statut de la Tchétchénie. Djokhar Doudaev, président élu de la Tchétchénie en octobre 1991, déclare en novembre 1991 l’indépendance du territoire sous le nom d’Itchkérie. Déclaration rejetée par Moscou, qui hésite à déployer des forces conséquentes. Le nouvel État ne sera reconnu que par la Géorgie de Gamsakhourdia.
1.5 – L’importance de la zone pour la Russie Pour quelle raison Moscou tient tant au territoire tchétchène? Deux éléments expliquent la volonté du gouvernement russe de maintenir sous son contrôle la petite république caucasienne. On a souvent évoqué la richesse en hydrocarbures de la Tchétchénie pour expliquer l’entêtement russe. Cependant, cette richesse est généralement surévaluée et la Russie n’en manque pas elle-même. Cela ne veut cependant pas dire que le territoire est dépourvu d’intérêt. Mais c’est surtout sa position stratégique à proximité de la Transcaucasie et sur la route d’acheminement des hydrocarbures qui la rend si intéressante.
L’autre raison expliquant l’entêtement de Moscou, outre le fait que la rétrocession ou l’abandon de territoire a toujours un coup politique élevé, c’est la nature même du régime fédératif en place. Si Moscou était d’accord pour concéder beaucoup de pouvoir aux régions à l’époque Eltsine, cela n’allait pas jusqu’à l’octroi d’une autonomie qui risquait de miner la structure même de l’État. Car si l’indépendance avait été octroyée à la Tchétchénie, combien d’autres sujets de la fédération auraient pu être tentées par l’aventure? En d’autres termes, l’indépendance de la Tchétchénie aurait pu sonner le glas de l’État russe et mettre fin à son existence, de la même façon que l’indépendance des républiques baltes avait annoncé la disparition de l’URSS.
2 – La première guerre de Tchétchénie (1994-1996) Depuis la déclaration d’indépendance, le statut international de la Tchétchénie-Itchkérie est très confus : Moscou n’exerce plus guère sa souveraineté, mais aucun État ne le reconnait. En 1993, Doudaev réaffirme l’indépendance par des actions d’éclat : la langue russe ne sera plus enseignée, la langue tchétchène devient seule langue officielle de la république et le gouvernement décrète l’abandon du cyrillique au profit de l’alphabet latin. Mais Doudaev ne fait pas l’unanimité en Tchétchénie, où une part importante de la population (38 %) n’est pas tchétchène.
Entre 1991 et 1993, la quasi-totalité de ces populations quitte la Tchétchénie. C’est une sorte de nettoyage ethnique « mou », qui n’est pas commandé par les autorités, mais celles-ci ferment les yeux sur les exactions dont ces populations sont victimes. En 1993, une tentative du parlement tchétchène d’organiser un référendum de confiance sur Doudaev est mise en échec par celui-ci, qui dissout alors le parlement pour mettre en place un pouvoir dictatorial. La Russie ne se résout pas à la perte de la Tchétchénie et entre 1991 et 1994, plusieurs tentatives d’assassinats contre Doudaev échouent. Devant ces échecs, Moscou décide de frapper fort contre « l’usurpateur » en bombardant l’aéroport de Grozny le 1er décembre 1994, à la suite de quoi Doudaev déclare la guerre à la Russie et mobilise.
À la mi-décembre 1994, la première guerre est déclenchée À la mi-décembre 1994, la première guerre est déclenchée. Grozny est bombardée et finit par tomber après trois mois de combats, en février 1995. Mais la guérilla empêche les Russes de contrôler le territoire. L'armée russe s'enlise et la mort de Doudaev le 21 avril 1996 ne met pas un terme au conflit. Basaïev prend la tête des combattants, qui reconquièrent Grozny. L'échéance de l'élection présidentielle incite le Kremlin à négocier. En mai 1996 est conclu un cessez-le-feu, suivi d’un accord de paix signé en août 1996 (accord de Khassaviourt) entre le Kremlin et Maskhadov. La Russie reconnaît la souveraineté de la Tchétchénie au sein de la fédération, mettant fin à une guerre particulièrement meurtrière
Le retrait total des forces russes fait en sorte que la Tchétchénie devient de facto indépendante, même si elle n’est reconnue comme telle que par l’Afghanistan des Talibans. Moscou n’est plus en mesure à ce moment de faire respecter ses lois sur le territoire. Mais en Tchétchénie, la situation reste tendue, malgré la signature d'un autre traité de paix, en mai 1997, par Boris Eltsine et Aslan Maskhadov. Devant l’absence de soutien international, la situation reste gelée et le statut de l’Itchkérie n’est pas clair.
Doudaiev, Maskhadov, Basaiev
3 – La seconde guerre de Tchétchénie (1999-2001) La situation pour Maskhadov demeure très inconfortable et son autorité est contestée par les ultras, qui lui reprochent sa compromission avec Moscou. D’autant que le mouvement nationaliste tchétchène subit une mutation importante, par laquelle le combat national commence à se doubler d’un combat religieux. Peu à peu, il ne s’agira plus de libérer la Tchétchénie de l’emprise russe, mais bien d’éjecter Moscou du Caucase pour y établir un califat islamiste. Cette mutation sera la cause de l’effritement du mouvement nationaliste, parce que l’Islam qui entre ainsi au pays est étranger à la tradition tchétchène.
À l'été 1999, Basaïev, lance une insurrection avec des combattants islamistes au Daguestan pour « libérer et unifier la région ». À Moscou, une série d'attentats attribués aux Tchétchènes fait des centaines de morts. Moscou réplique en octobre 1999 et le 1er février 2000, Grozny tombe aux mains des troupes russes. La popularité de Vladimir Poutine bénéficie de cette victoire, même si elle ne se révèle pas décisive. Condamnée pour les brutalités de ses forces de sécurité, la Russie est en outre confrontée à une montée de l’opposition à la guerre au sein de son opinion publique. En janvier 2001, Poutine confie aux services de sécurité russes la direction des opérations, mais les indépendantistes tchétchènes continuent de harceler les forces fédérales par de nombreuses actions de guérilla.
Les attentats se multiplient en Russie; Moscou en fait porter la responsabilité sur les indépendantistes tchétchènes qui le nient. Ceux-ci tentent en outre de renforcer leurs soutiens internationaux : en mars 2001, leur ministre des Affaires étrangères est reçu à Washington. Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, les nationalistes tchétchènes se retrouvent au centre de la lutte mondiale contre le terrorisme. Après que Poutine ait invité les rebelles à déposer les armes, le dialogue s’engage en novembre 2001 entre Kazantsev et Maskhadov. La reprise des négociations reste cependant sans suite et le conflit s’enlise. Alors qu’en janvier 2002, l’état-major russe affirme avoir remporté la victoire, les pertes continuent d’ensanglanter l’armée russe.
Tout au long de l’année 2002, les opérations militaires menées contre la guérilla répondent aux attaques tchétchènes contre les forces russes. Le conflit revient à l’avant scène en octobre 2002, lorsqu’un commando tchétchène prend en otage plus de 700 spectateurs dans un théâtre de Moscou. La tenue du premier « Congrès mondial tchétchène » à Copenhague permet à une centaine de participants de la diaspora tchétchène d’appeler la Russie à engager des négociations avec Maskhadov. En mars 2005, ce dernier est tué par les forces russes. Sa mort laisse la guérilla tchétchène aux mains du chef de guerre islamiste Chamil Basaïev, qui a revendiqué la prise d’otages de septembre 2004 dans l’école de Beslan (Ossétie).
4 – Tchétchénisation du conflit et stabilisation Depuis la reprise de la guerre en octobre 1999, la guerre en Tchétchénie a fait entre 10 000 et 20 000 victimes dans la population civile, les pertes russes s’élevant officiellement à 4 500 morts. Devant le pourrissement, Poutine tente de normaliser en instaurant en juin 2000 une administration tchétchène prorusse, dirigée par le mufti Akhmad Kadyrov. La technique ici suivie est baptisée en langue de bois « technique de contre-insurrection » : elle consiste à transformer une guerre impériale en guerre civile, par différents moyens.
Il faut d’abord gagner « le cœur » des habitants : arroser le territoire de financements visant la reconstruction, afin de rendre les forces d’invasion sympathiques. Pour cela, il faut disposer sur le terrain d’un allié populaire. Et c’est Akhmat-Khadj Kadyrov qui va jouer ce rôle. Le parcours de l’homme ne le prédestinait pas à une collaboration avec les Russes, mais son histoire lui a permis d’éviter que les accusations de collaboration avec les autorités fédérales lui collent vraiment à la peau. Kadyrov est un mufti. Très respecté dans le Caucase Nord, il avait de plus l’aura d’un combattant de la liberté tchétchène. Mais la situation des insurgés se modifiant et leurs motivations devenant de plus en plus religieuses, Kadyrov va prendre ses distances face aux meneurs de l’insurrection, inféodés à ses yeux aux « Arabes ».
Se considérant comme le gardien des traditions locales et voyant à Moscou le seul allié disponible pour faire échec à la colonisation religieuse, il décide de s’entendre avec Poutine, qui cherche une porte de sortie honorable. Ainsi, Moscou octroie un large soutien économique et logistique à Kadyrov, ainsi qu’une grande marge de manœuvre politique, en échange de quoi celui-ci abandonne l’idée de l’indépendance tchétchène. Il va s’employer à marginaliser les boeviki en décrétant une amnistie pour ceux qui déposeront les armes et en les intégrant dans les forces de sécurité, sous le contrôle de son fils Ramzan, isolant ainsi les radicaux. Ceux-ci ne lui pardonneront pas d’ailleurs sa « trahison » : après une tentative en 2003, Kadyrov est assassiné en 2005.
Son fils ne lui succédera pas immédiatement, mais parviendra grâce à la bienveillance de Poutine, à se hisser à la tête de la république en 2007, après avoir occupé le poste de premier ministre entre 2005 et 2007. Entre temps, Poutine entend normaliser la situation dans la république séparatiste. En mars 2003, il organise un référendum victorieux (96 %) en Tchétchénie sur l’adoption d’une nouvelle constitution, qui affirme l’appartenance de la république à la Fédération. Les forces fédérales ont enregistrée quelques victoires depuis 2004 en éliminant les principaux chefs de guerre tchétchènes, dont Basaïev, l’un des principaux chefs religieux dans cette guerre qui en était d’abord une d’indépendance nationale, dans laquelle le facteur religieux ne jouait à l’origine qu’un rôle secondaire.
Les Kadyrov, le père et le fils
5 – La méthode Ramzan Abattu en 2005, Kadyrov est remplacé en 2007 par son fils Ramzan. Dans les bonnes grâces du Kremlin, il fait régner la terreur sur le territoire. Cependant, Ramzan bénéficie d’un appui important dans la population, qui lui est reconnaissante d’avoir ramené une relative sécurité sur le territoire. L’État fédéral n’a pas lésiné pour regagner le « cœur » de la population : la reconstruction de Grozny témoigne de la volonté de Moscou d’effacer les séquelles physiques laissées par une décennie de guerre. Le relatif essor économique que connaît le territoire contribue aussi à asseoir la popularité de Ramzan.
L’une des assises de celles-ci se trouve à Moscou : Ramzan s’appuie sur le fait qu’il a le soutien des autorités fédérales et ne se gêne pas pour se présenter comme un « ami » de Poutine. Dans une société où le principe de l’autorité demeure très fort, une telle proximité est bien accueillie, même si cela ne peut pas faire l’unanimité. Mais tout n’est pas question de popularité. Diriger une société comme la société tchétchène demande un grand doigté et le fils d’Akhmad-Khadj, malgré son jeune âge, s’est fort bien tiré d’affaire. La société tchétchène est basée sur un système clanique très complexe. Évidemment, le rôle des clans est moins important dans une société moderne, mais les guerres ont provoqué une sorte « d’archaïsation » de la société, de sorte que les lignes de partage claniques ont repris une grande importance.
Il y a aujourd’hui en Tchétchénie une centaine de taip Celui de Ramzan est très important, mais il n’est pas le seul. Les ennemis personnels de Ramzan, les Iamadaev, forment l’un des autres taip importants. Certains dirigeants du territoire, qui avait d’abord bénéficié du soutien de la population, ont fini par perdre celui-ci par une tendance naturelle qui les incita à s’appuyer surtout sur leur propre clan. Ramzan a bien pris garde de ne pas faire les mêmes erreurs et s’est révélé un maître dans l’art d’équilibrage : même s’il s’appuie sur les membres de son clan, il a fait de la place aux représentants d’autres clans. Une autre clé du succès de Ramzan est à chercher dans son recours à l’Islam : la « retraditionalisation » de la société tchétchène a entraînée un accroissement de l’importance du facteur religieux.
Le retour à la religion musulmane n’a dans ce contexte aucun rapport avec l’Islamisme et les autres tendances radicales de l’Islam contemporain. La tradition soufie qui y est très présente pousse au contraire les musulmans du Caucase à distinguer la religion de la politique. Ce qui ne veut pas dire que Ramzan se montre lui-même réticent à recourir à la religion afin d’asseoir son autorité. Cela n’a d’ailleurs rien d’étonnant, entendu que, fils de mufti, c’est un homme très religieux. De la même façon qu’il s’appuie sur le système clanique, Ramzan s’est employé à obtenir le soutien des autorités religieuses de la vird (confrérie soufie) Quadiryya, à laquelle il appartient. Il peut ainsi se présenter comme un bon musulman (ce qu’il est d’ailleurs en général) et rallier ainsi une bonne partie d’une société redevenue plus religieuse.
6 – Contagion? Grâce à la poigne de fer de Ramzan, et au prix de nombreuses violations des droits élémentaires de beaucoup de gens, la situation en Tchétchénie s’est améliorée. Mais on assiste depuis 2005 à un déplacement du problème : tant que les violences étaient liées au problème de l’indépendance de la Tchétchénie, celles-ci se trouvaient limitées au territoire de la république. La transformation de la lutte nationale en lutte religieuse a étendu la zone dans laquelle prend place cette insurrection.
La situation sécuritaire au Caucase Nord
Limitée d’abord à la Tchétchénie, l’insurrection est désormais active au Daghestan et en Ingouchie, de même que dans d’autres républiques du Caucase, comme la Kabardino-Balkarie ou l’Ossétie du Nord. De plus, les attentats des dernières années témoignent du fait que l’insurrection, même si elle est moins populaire, même si elle ne dispose pas d’autant de combattants, n’a rien perdu de sa capacité à frapper la Russie aux endroits les plus sensibles. Il est très difficile de lutter contre cette mouvance, son centre étant dorénavant difficile à identifier, bien que quelques hommes y soient clairement rattachés. Le principal d’entre eux aujourd’hui est Dokou Oumarov. Compagnon d’armes de Basaïev, il a suivi un itinéraire semblable à celui-ci, de défenseur national à promoteur d’un émirat islamique du Caucase.
En octobre 2007, il décrète la dissolution de l’Itchkérie, dont il était le « président » depuis 2005, proclame la création de l’Émirat islamique du Caucase et prend lui-même le titre d’émir. Ses prétentions s’étendent sur tout le Caucase russe musulman, ce qui témoigne de la radicalisation religieuse de son mouvement et accrédite les affirmations en ce sens du gouvernement russe. Se disant en désaccord avec le wahhabisme, le radicalisme qu’il professe cependant n’a que peu de chose à voir avec l’Islam soufi traditionnel, même s’il s’en réclame. Ce n’est d’ailleurs pas là la seule contradiction du personnage, qui affirme rejeter les méthodes terroristes… pour revendiquer par les suites les attentats les plus sanglants contre la Russie.
Pendant ce temps, le « gouvernement en exil » de Zakaïev perd son importance sur le terrain, mais en même temps, le Kremlin perd toute possibilité de dialogue. C’est pourquoi il est difficile de voir une sortie de la situation actuelle : les maquisards, peu nombreux, sont cependant bien organisés et résolus. De sorte que malgré le resserrement des mesures de sécurité, des attentats sporadiques devraient continuer de frapper la Russie, dans une spirale sanglante où la violence des uns répond à celle des autres. Et réciproquement…