Rôle de la Presse dans L’Affaire Dreyfus Elisabeth Lage 8ème Conférence Internationale sur les Représentations Sociales Rome 27.08- 1.09. 2006 Médias et société Rôle de la Presse dans L’Affaire Dreyfus Elisabeth Lage Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
Le contexte de l’Affaire Dreyfus La défaite militaire à Sedan dans la guerre avec la Prusse (19.07-1.09.1870) L’humiliation nationale: perte d’Alsace – Lorraine, 5000 millions de francs d’indemnité Patriotisme, glorification de l’armée et espoir de revanche deviennent des valeurs nationales Fondation de la IIIème République (septembre 1870) et son évolution politique : République conservative, opportuniste, radicale Séparation de l’Eglise et de l’Etat sous la République radicale (loi de 1905) Transformations économiques et sociales entraînées par le développement du capitalisme Le climat antisémite (Drumont, E. La France juive, 1886)
Propagande et « l’air du temps » la création de l’Affaire par le Service de Statistique L’opposition de la hiérarchie cléricale de l’armée à la démocratisation de celle-ci Propagande de La Libre Parole contre la présence des officiers juifs dans l’armée Fonctionnement du service des renseignements français créé après la défaite de Sedan
Rappel des caractéristiques de la propagande (cf. S. Moscovici, 1961) La propagande ne cherche pas à informer, à justifier sa position du point de vue cognitif Elle recourt aux images et symboles servant une représentation instrumentale en vue de la préparation à l'action. Elle crée des dichotomies pour exclure, des stéréotypes, pour soutenir l’action. La répétition, enracinée dans les représentations existantes, facilite le passage du cognitif à l'affectif et crée un état de persuasion qui ressemble à un état passionnel. La propagande est utilisée pour combattre l’ennemi par des groupes qui se sentent menacés
Le développement de la presse dans la seconde moitié du XIX siècle Invention des rotatives permettant des tirages d’un million d’exemplaires Fabrication du papier bon marché La scolarité obligatoire augmente la réception de la presse écrite Grande dynamique de la presse: accélération de la naissance et de la disparition des journaux Rôle considérable de la presse dans l’Affaire Dreyfus (propagande, bataille pour informer le public et bataille des représentations de l’ennemi par les deux camps en conflit)
Arrivée du Bordereau au Service de Statistique « Sans nouvelles m’indiquant que vous désirez me voir, je vous adresse cependant, Monsieur, quelques renseignements intéressants. 1. Une note sur le frein hydraulique du 120 et la manière dont s’est conduite cette pièce 2. Une note sur les troupes de couverture[1] (quelques notes seront apportées par le nouveau plan) [1] Cette information fait partie du plan de mobilisation 3. Une note sur une modification aux formations de l’artillerie 4. Une note relative à Madagascar 5. Le Projet de manuel de tir de l’artillerie de campagne (14 mars 1894) Ce dernier document est extrêmement difficile à se procurer et je ne puis l’avoir à ma disposition que très peu de jours. Le ministère de la Guerre en a envoyé un nombre fixe dans les corps et ces corps en sont responsables. Chaque officier détenteur doit remettre le sien après les manoeuvres. Si donc vous voulez y prendre ce qui vous intéresse et le tenir à ma disposition après, je le prendrai. A moins que nous ne vouliez que je le fasse copier in extenso et ne vous adresse la copie. Je vais partir en manœuvres ». (Thomas, 1971, p.82)
Service de Statistique et “Groupthink”: de l’erreur au complot Bordereau écrit par Esterhazy comme seul élément d’accusation Recherche de l’auteur du bordereau: stagiaire, artilleur, écriture similaire, “le traître est parmi nous” Pression horizontale Pression verticale Obéissance au ministre de la guerre, le général Mercier Dreyfus coupable On est allé trop loin pour réculer Arrestation de Dreyfus le 15.10.1894
La propagande avant le procès d’Alfred Dreyfus Divulgation de l’identité de l’officier arrêté dès la fin octobre 1894 Fausses informations concernant les preuves “irréfutables” de sa culpabilité Fausse affirmation des aveux de Dreyfus L’accusation des Juifs de vouloir fomenter “un complot général” contre la France
Le 3 décembre 1894, Drumont prophétise « Les Juifs comme Dreyfus ne sont probablement que des espions en sous-ordre, qui travaillent pour les financiers israélites ; ils sont les rouages du grand complot juif qui nous livrerait pieds et poings liés à l’ennemi, si on ne se décidait, au moment où la guerre deviendra imminente, à prendre des mesures du salut public… », (Boussel, op. cit., p. 41)
Mercier et la presse la pression sur Mercier pour maintenir l’accusation de Dreyfus Les journaux interviewent Mercier et discutent la peine de Dreyfus, alors que l’enquête n’est pas encore achevée. Le Matin interroge le ministre : - Si Dreyfus est reconnu comme coupable, est-ce la peine de mort ? - Non, répond Mercier, elle a été abolie en 1848. S’il est condamné, ce serait à la déportation dans une enceinte fortifiée. Arthur Meyer proteste dans le Gaulois du 29 novembre contre la publication de l’interview du ministre. Si Mercier condamne Dreyfus avant le procès, quelle liberté laisse-t-il au Conseil de guerre qui devra le juger ?
Mercier et la presse (suite) Gaston Méry manipule le ministre dans la Libre Parole du 22 novembre : "ou le général Mercier a fait arrêter sans preuves le capitaine Dreyfus, et dans ce cas sa légèreté est un crime; - ou il s'est laissé voler les pièces établissant la trahison et dans sa situation, on est aussi coupable d’être bête que criminel. Dans les deux cas, le général Mercier est indigne du poste qu'il occupe. » Paul de Cassagnac prévient dans l’Autorité qui si Dreyfus est acquitté, Mercier devra être chassé non seulement du gouvernement, mais de l’armée.
Unanimité du Conseil de Guerre et fermeture cognitive Saint-Genest (royaliste), dans le Figaro écrit : « Je crois qu’on ouvrirait le cerveau de Dreyfus, qu’on n’y trouverait rien d’humain ». Clemenceau renchérit dans La Justice du 25.12.1894 : « Il n’a donc pas de parent, pas de femme, pas d’enfant, pas d’amour de quelque chose, pas de lien d’humanité, ou d’animalité même, rien qu’une âme immonde, un cœur abject ».
Fermeture cognitive (suite 1) Jules Isaac (1959, p. 123 ) se souvient : « Fils d’officier, plein de respect pour la mémoire de mon père, il me semblait impossible d’admettre qu’à l’unanimité six officiers eussent pu, sans preuves accablantes, vouer un des leurs au déshonneur d’une telle condamnation, le plus infamante qui fût ».
Fermeture cognitive (suite 2) Léon Blum, que Lucien Herr venait trouver, pour lui parler de l’innocence de Dreyfus, confirme : « Dreyfus ? Qui cela, Dreyfus ? Il y avait tantôt trois ans que le capitaine Dreyfus avait été arrêté, condamné, dégradé, déporté. Le drame avait violemment secoué l’opinion pendant quelques semaines, mais, très vite, il avait été oublié, absorbé, aboli. Personne n’avait plus pensé à Dreyfus dans l’intervalle, et, pour reconstituer les événements qu’évoquait son nom, il fallait un effort de mémoire déjà difficile. On finissait par se souvenir qu’un capitaine d’artillerie avait été accusé de haute trahison et que la pièce sur laquelle se fondait l’accusation était un bordereau des pièces livrées par lui à l’Allemagne. Il n’y avait aucune raison de supposer que la procédure eût été affectée d’un vice quelconque, ni surtout que les juges se fussent prononcés sans preuves convaincantes. Les sept juges avaient été unanimes. Au reste, le soir de la dégradation militaire, en regagnant son cachot du Cherche-Midi, Dreyfus avait avoué son crime. Voilà ce qui s’était passé en décembre 1894, voilà ce que me répondait ma mémoire interrogée, et, depuis lors, rien n’était venu troubler ma pensée ni ma conscience. »
La recherche de la vérité Mathieu Dreyfus Bernard Lazare Georges Picquart Scheurer-Kestner L’acquittement d’Esterhazy (l’échec du paradigme de l’erreur judiciaire) Emile Zola
J’accuse de Zola, 13.01.1898 (après l’acquittement d’Esterhazy) J'accuse les bureaux de la guerre d'avoir mené dans la presse, particulièrement dans l'Éclair et dans l'Écho de Paris, une campagne abominable pour égarer l'opinion et couvrir leur faute. J'accuse enfin le premier conseil de guerre d'avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j'accuse le second conseil de guerre d'avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d'acquitter sciemment un coupable.
J’accuse de Zola, suite 1 « Mais cette lettre est longue, monsieur le Président, et il est temps de conclure. J'accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam (…) J'accuse le général Mercier de s'être rendu complice (…)d'une des plus grandes iniquités du siècle. J'accuse le général Billot d'avoir eu entre les mains les preuves certaines de l'innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées (…) J'accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s'être rendus complices du même crime, l'un sans doute par passion cléricale, l'autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l'arche sainte, inattaquable. J'accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary d'avoir fait une enquête scélérate (…) J'accuse les trois experts en écritures (…) d'avoir fait des rapports mensongers et frauduleux (…)
Position héroïque de Zola En portant ces accusations, je n'ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c'est volontairement que je m'expose. Qu'on ose donc me traduire en cour d'assises et que l'enquête ait lieu au grand jour J'attends.
Valeurs nationales, émotions collectives et arguments d’autorité Intervention théâtrale d’Henry au procès de Dreyfus Chantage militaire de Boisdeffre au procès de Zola Autorité ministérielle de Cavaignac à l’Assemblée Nationale
Chantage militaire de Boisdeffre au procès de Zola "Je serai bref. Je confirme de tous points la déposition de M. le général de Pellieux, comme exactitude et comme authenticité. Je n'ai pas un mot de plus à dire; je n'en ai pas le droit. Je le répète, messieurs les Jurés, je n'en ai pas le droit! Et maintenant, Messieurs, permettez-moi en terminant de dire une chose: vous êtes le jury, vous êtes la nation; si la nation n'a pas confiance dans les chefs de son armée, dans ceux qui ont la responsabilité de la Défense nationale, ils sont prêts à laisser à d'autres cette lourde tâche, vous n'avez qu'à parler. Je ne dirai pas un mot de plus.", 454 Procès Zola, II, 117-119. « Ainsi, pour éviter de produire une pièce qui était fausse, le chef d’état-major de l’Armée avait jeté l’épée des généraux dans la balance », dit Bredin p. 366. Que pouvaient les jurés contre la menace brandie sur la défense du pays ?
Bataille pour l’information du public Emile Zola (J’accuse et le procès qui suit) Le témoignage des experts au procès Zola Jean Jaurès (Les Preuves) La publication des enquêtes de la Chambre Criminelle dans le Figaro (source: maître Mornard)
Les Preuves de Jean Jaurès (août-septembre 1898) «Or, depuis quelques années il y avait dans l’armée d’implacables luttes de clan. Le parti clérical, ayant perdu pendant la période républicaine de la République la direction des administrations publiques, des services civils, s’était réfugié dans l’armée. Là, les anciennes classes dirigeantes, les descendants de l’armée de Condé se groupaient en une caste hautaine et fermée. Là l’influence des jésuites, recruteurs patients et subtils de la haute armée s’exerçait souverainement. Fermer la porte à l’ennemi, au républicain, au dissident, protestant ou juif, était devenu le mot d’ordre », Jaurès, 1898-1998, p. 32. « Mais ce qui est sûr dès maintenant, c’est que, dans les bureaux de la Guerre, les cœurs et les cerveaux étaient prêts dès longtemps pour la condamnation du juif. Et voilà sans doute la cause maîtresse d’erreur. », ibid., p. 33
Le Monument Henry Stephen WILSON, University of East Anglia Le Monument Henry. La structure de l’antisémitisme en France 1898-1899, Annales ESC, 1977, N°2 mars-avril, 265-291. La Libre Parole souscription, Decembre 1898 – Janvier 1999 60.000 signatures
Phénomène urbain Taille de la ville Souscripteurs Population totale en 1901 % Au-dessus de 50 000 habitants 42 17,5 De 50 000 à 5000 habitants 46 18 En dessous de 5000 habitants 12 64,5
Assise sociologique du « Monument Henry » Professions Souscripteurs population active en 1895 Ouvriers et artisants 39,25 20,2 Les militaires 28,60 3,0 Les étudiants 8,60 0,6 Professions libérales 8,25 2,6 Le clergé 3,10 0,2 Les employés 6,9 13,1 Les commerçants 2,1 3,0 Les employés domestiques 1,8 4,7 Industriels et cadres 0,9 3,5 Paysants et aristocratie rurale 0,5 44,4
Les commentaires des souscripteurs L’expresson des valeurs traditionnelles: Glorification de l’armée Patriotisme ordre social famille religion Témoignage des: Difficultés économiques Difficultés sociales La haine des Juifs, francs-maçons, magistrats, intellectuels, politiciens républicains, étrangers
L’antisémitisme Certains souscripteurs proposent d’exclure les Juifs de l’armée et des services publics Leur interdire la libre circulation sur le territoire national, Les expulser de la France Expriment la nostalgie du temps de l’Inquisition et souhaient une nouvelle nuit de Saint-Barthélémy destinée aux Juifs.
Expression de la haine Un groupe d’officiers en activité: « Achat de clous pour crucifier les juifs », « Berthe, cuisinière, pour rôtir les juifs », « R.G. anti-dreyfusard du Mans, qui voudrait que tous les juifs aient les yeux crevés » « Un habitant de Baccara qui voudrait voir tous les youpins, youpines et youpinets de la localité dans les immenses fours de la cristallerie » « Pour la conversion de la viande des youpins en hachis »
La psychologie des foules et la réplique de Durkheim à Brunetière « Or, pour savoir s’il peut être permis à un tribunal de condamner un accusé sans avoir entendu sa défense, il n’est pas besoin de lumières spéciales. C’est un problème de morale pratique pour lequel tout homme de bon sens est compétent et dont nul ne doit se désintéresser. Si donc, dans ces temps derniers, un certain nombre d’artistes, mais surtout de savants, ont cru devoir refuser leur assentiment à un jugement dont la légalité leur paraissait suspecte, ce n’est pas que, en leur qualité de chimistes ou de philologues, de philosophes ou d’historiens, ils s’attribuent je ne sais quels privilèges spéciaux et comme un droit éminent de contrôle sur la chose jugée. Mais ce que, étant hommes, ils entendent exercer tout leur droit d’hommes et retenir par devers eux une affaire qui relève de la seule raison. Il est vrai qu’ils se sont montrés plus jaloux que ce droit que le reste de la société ; mais c’est simplement que, par suite de leurs habitudes professionnelles, il leur tient plus à cœur. Accoutumés par la pratique de la méthode scientifique à réserver leur jugement tant qu’ils ne se sentent pas éclairés, il est naturel qu’il cèdent moins facilement aux entraînements de la foule et au prestige de l’autorité.», 18-19.
La guerre des représentations: utilisation des médias par les anti-dreyfusards Attaques des personnalités dreyfusardes (Picquart, Scheurer-Kestner, Emile Zola) pour détruire leur image La thèse de l’intéressement financier, pour combattre l’image du désintéressement de la minorité La théorie du complot juif international: le syndicat Les caricatures et la haine
La guerre des représentations: utilisation des médias par les dreyfusards Il ne s’agit pas de personnes mais des groupes (hiérarchie militaire, noblesse cléricale et Eglise) défendant leurs privilèges: « Quant aux gens que j'accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n'ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, Les esprits de malfaisance sociale. Et l'acte que j'accomplis ici n'est qu'un moyen révolutionnaire pour hâter l'explosion de la vérité et de la justice. Je n'ai qu'une passion, celle de la lumière, au nom de l'humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n'est que le cri de mon âme. », Zola J’accuse Explication du fonctionnement sociologique de l’armée Dénonciation de l’obéissance Dénonciation du rôle de la presse Dénonciation de l’antisémitisme Interpellation du gouvernement
Affrontement entre deux consistances et extrémisation du conflit Mort accidentelle de Félix Faure le 16.02.1899 et l’arrivée des radicaux au pouvoir le 29.02.1899. Tentative de coup d’état (marche de Déroulède sur l’Elysée) Acceptation de la révision du procès de Dreyfus Coup de canne sur la tête du président de la République au champ des courses
La consistance de l’Etat-Major Le procès de Rennes et le règlement de la crise par le pouvoir politique La consistance de l’Etat-Major Les dissenssions dans le camp dreyfusard Dure décision pour la minorité: accepter ou refuser la grâce (« si j’étais le frère, je l’accepterais », dit Clemenceau) Le temps des conflits internes entre les dreyfusards La vraie lutte d’Alfred Dreyfus : survivre physiquement
Dreyfusards et défense des valeurs républicaines Conclusion Armée et refus du changement Groupthink Arguments d’autorité propagande Confiscation d’information Attaques personnelles contre l’adversaire Extremisation (auto-suffisance du groupe qui n’a de comptes à rendre à personne, jusqu’à la bêtise) Appui de la rue incitée à la haine Dreyfusards et défense des valeurs républicaines Recherche de la vérité juridique Changement de cap: interprétation en terme de conflit social Bataille médiatique pour convaincre l’opinion Les faits donnent raison aux dreyfusards, conversions des personnalités dans différents milieux La psychologie des foules a ses limites (le système Bertillon et la folie exposée en public) – Règlement politique
Obéissance et désobéissance Une infime minorité Terestchenko, M. Un si fragile vernis de l’humanité. Banalité du mal, banalité du bien. Paris, La Découverte, 2005. La réaction de Picquart à l’expression de gratitude de Mathieu Dreyfus : « Vous n’avez pas à me remercier. J’ai obéi à ma conscience »