Picasso / Schönberg : Interférences entre peinture et musique L’art moderne Picasso / Schönberg : Interférences entre peinture et musique
Plan Qu’est-ce que l’art moderne ? Définition du cubisme et du dodécaphonisme sériel Points communs d’ordre structurel entre les phases du cubisme et du dodécaphonisme sériel Un exemple de personnage commun aux deux artistes : Pierrot Picasso / Schönberg : des artistes polymorphes
Introduction Œuvre d’art et Histoire Wassily Kandinsky (1866-1944) «Toute œuvre d’art est l’enfant de son temps et, bien souvent, la mère de nos sentiments. A chaque ère culturelle naît un art qui lui est propre et qui ne saurait être répété ». Wassily Kandinsky, Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier
« Les œuvres d’arts enregistrent l’histoire avec plus d’exactitude que les documents ». Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique L’œuvre d’art reflète les réflexions conscientes et inconscientes du créateur. Elle reflète également, plus que tout autre production humaine, le fonctionnement psychique de l’homme dans un temps et un espace donnés, en tant que pensées individuelle et collective. « Sans doute existera-t-il un jour une science, que l’on appellera la "science de l’homme", qui cherchera à pénétrer plus avant l’homme à travers l’homme-créateur… je pense souvent à cette science, et je tiens à laisser à la postérité une documentation aussi complète que possible… Voilà pourquoi je date tout ce que je fais ». Pablo Picasso
Trois pièces pour piano opus 11, 1909, Première pièce, Mäßig. Arnold Schönberg Trois pièces pour piano opus 11, 1909, Première pièce, Mäßig. Wassily Kandinsky Mit dem schwarzen Bogen (Avec l’arc noir), 1912 Huile sur toile, 189 x 198 cm Centre Georges Pompidou, Paris
Lettre de Kandinsky à Schönberg du 18 janvier 1911 Le 2 janvier 1911, Kandinsky a assisté à un concert de Schönberg Cher Professeur ! Pardonnez-moi, je vous prie, si je vous écris sans avoir le plaisir de vous connaître personnellement. Je viens d’assister à votre concert ici, et j’ai eu une réelle joie à l’écouter. Vous ne me connaissez certainement pas, je veux dire mes travaux bien sûr, car j’expose très peu à Vienne, je n’ai exposé qu’une seule fois brièvement il y a quelques années (Sécession). Mais nos aspirations et notre façon de penser et de sentir ont tant en commun que je me permets de vous exprimer ma sympathie […]. Le destin spécifique, le cheminement autonome, la vie propre des voix individuelles dans vos compositions sont justement ce que moi aussi je recherche sous forme picturale […]. Je crois justement qu’on ne peut trouver notre harmonie d’aujourd’hui par des voies "géométriques", mais au contraire, par l’antigéométrique, l’antilogique le plus absolu. Et cette voie est celle des "dissonances dans l’art" – en peinture comme en musique. Et la dissonance picturale et musicale "d’aujourd’hui" n’est rien d’autre que la consonance de demain. J’ai été infiniment heureux de retrouver chez vous les mêmes pensées […]. Avec toute ma sympathie et ma sincère considération, Kandinsky
Concerto pour la main gauche (1929-1931) dédié à Paul Wittgenstein Maurice Ravel (1875-1937) Concerto pour la main gauche (1929-1931) dédié à Paul Wittgenstein Giorgio De Chirico (1878-1988) Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire, 1914 Huile sur toile 81,5 x 65 cm Centre Georges Pompidou, Paris La question de la Première Guerre Mondiale est commune à ces deux œuvres
Serge Prokofiev (1891-1953) Concerto pour violon n°1 en ré majeur, Premier mouvement, Andantino – Andante Assai (1916-1917) Comparaison d’ordre synesthésique (couleur / timbre) ou conceptuel (représentation de la musique) Henri Matisse (1869-1954) Le violoniste à la fenêtre, 1918 Huile sur toile, 150 x 98 cm Paris, Musée National d’Art moderne
Paris, Centre Georges Pompidou Anton Webern (1883-1945) Quatuor de 1905. Début Kazimir Malevitch (1878-1935) Croix (noire), 1915 Huile sur toile, 80 x 80 cm Paris, Centre Georges Pompidou Comparaison d’ordre philosophique sur la question du néant dans l’art (suprématisme)
Music for Marcel Duchamp, 1947 (pour piano préparé) John Cage (1912-1992) Music for Marcel Duchamp, 1947 (pour piano préparé) Marcel Duchamp (1887-1968) Nu descendant l’escalier, 1912 Huile sur toile, 146 x 89 cm Philadelphia Museum of Art, The Louise and Walter Arensberg Collection Travail sur l’hommage d’un compositeur à un peintre
Quels sont les point communs à toutes ces expressions artistiques ? L’art moderne possède donc une pluralité de visages : Expressionnisme Surréalisme Suprématisme Cubisme Futurisme Abstraction Etc. Quels sont les point communs à toutes ces expressions artistiques ?
1.1. Quels sont les dénominateurs communs à toutes ces formes d’art ? « Seul l’art vraiment nouveau nous permet de mesurer pleinement l’attaque contre la sensibilité consciente ». Anton Ehrenzweig, L’ordre caché de l’art Les questions de la beauté et de la mimésis L’art moderne s’oppose aux esthétiques platonicienne et kantienne Chez Kant (1724-1804), dans la Critique de la faculté de juger (1790), la beauté est universelle et doit engendrer du plaisir
Peut-on dire si ce tableau est beau Peut-on dire si ce tableau est beau ? Avons-nous du plaisir à le regarder ? Cette musique est-elle agréable à nos oreilles ? Sommes-nous déroutés par ces œuvres ? Arnold Schönberg (1874-1951) Litaneï, 3e mouvement du Quatuor à cordes n° 2 opus 10 Pablo Picasso (1881-1973) Les Demoiselles d’Avignon,1907 Huile sur toile, 243,9 x 233,7 cm New York, MoMA
L’art doit dénoncer la vérité et ne plus susciter le plaisir des sens « Comprendre la musique, c’est tout simplement ne se sentir ni dérouté, ni agacé par elle ». Charles Rosen, Aux confins du sens Gauchissement de la sensibilité – provocation des artistes : le plaisir esthétique au sens kantien est rompu L’art doit dénoncer la vérité et ne plus susciter le plaisir des sens « Il faut réveiller les gens. Bouleverser leur façon d’identifier les choses. Il faudrait créer des images inacceptables. Que les gens écument. Les forcer à comprendre qu’ils vivent dans un drôle de monde. Un monde pas rassurant. Un monde pas comme ils croient ». Pablo Picasso La couleur, la forme, le timbre etc. sont porteurs à eux seuls d’un langage et d’une vérité intérieure L’art n’est plus imitation
Pourtant c’est sur le concept d’imitation que se fondent les arts de la Grèce ancienne : République (livre X) de Platon (428-348 av. JC) : Selon Platon, l’art ne doit choisir qu’un seul point de vue de l’objet pour le représenter – ce qui s’oppose au cubisme Avec Hegel (1770-1831), l’œuvre d’art doit être l’expression d’une spiritualité. « […] en fait, quand l’art s’en tient au but formel de l’imitation, il nous donne, à la place du réel et du vivant, que la caricature de la vie ». Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique (tome I)
Pour Kandinsky, l’imitation a agi comme une contrainte indépassable dans l’évolution de l’art « Avec l’impressionnisme, existe clairement pour la première fois le paradoxe d’une figuration non-mimétique en peinture : tout se passe comme si la peinture prenait conscience d’elle même […] ». Pierre Sauvanet, Eléments d’esthétique L’art, au début du XXe siècle – et déjà à la fin du XIXe – s’éloigne du concept d’imitation et propose de réfléchir sur les conditions de représentation. Il doit rendre visible le monde sensible
Amsterdam, Musée Van Gogh b. La vérité Heidegger (1889-1976) interroge ce tableaux et conclut que « la beauté est un mode d’éclosion de la vérité ». Martin Heidegger, Chemins qui mènent nulle part Vincent Van Gogh (1853-1890) Les souliers, 1886, Huile sur toile, 37,5 x 45 cm Amsterdam, Musée Van Gogh
« L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». « […] Seuls les peintres bornés dissimulent leur art sous la sincérité. Dans l’art, il faut dire la vérité et non la sincérité ». Kazimir Malevitch, Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». « La vie imite l’art bien plus que l’art n’imite la vie ». Paul Klee, Théorie de l’art moderne La défonctionnalisation de l’art le conduit tout droit vers son autonomie et vers l’expression de l’intériorité. La vérité se trouve dans l’expression de cette intériorité
1.2. La psychanalyse et l’art moderne L’influence freudienne s’étend bien au-delà des recherches des surréalistes sur l’interprétation des rêves L’art moderne illustre le scandale freudien : le « hors-temps » (J. Kristeva) Le hors-temps c’est l’inconscient, instance régie par d’autres lois temporelles que celles que nous percevons dans une réalité « objective » Picasso et Schönberg malmènent les concepts de temporalité et d’espace : en cela, ils sont particulièrement novateurs. Le cubisme et le dodécaphonisme sériel constituent à mon sens l’emblème du scandale freudien – nous pourrions également voir que la construction des ces œuvres a beaucoup à voir avec celle du rêve L’œuvre d’art moderne affiche l’inconscient atemporel
2. Définition du cubisme et du dodécaphonisme sériel Rapprocher Schönberg de Picasso est une hypothèse singulière Les œuvres de Picasso et de Schönberg dévoilent les traces du travail d’élaboration, accroissant ainsi leur force d’expression Schönberg et Picasso font disparaître la connaissance objective : désensibilisation du matériau, dissociation, fragmentation Il en résulte une négation de l’apparence qui les renvoie au cœur du réel = l’intériorité et l’inconscient Theodor W. Adorno (philosophe 1903-1969), Anton Ehrenzweig (psychologue, professeur, 1908-1968) et Daniel Henry Kahnweiler (1884-1979) – dont Picasso a fait le portrait – ont mis en parallèle le cubisme et le dodécaphonisme
2.1. Le cubisme Le cubisme est sans conteste une révolution, le courant le plus novateur du premier quart du XXe siècle Quelques précurseurs A la fin du XIXe siècle, le tableau devient « une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées » (Maurice Denis, 1890) Les tableaux impressionnistes créent le premier scandale en 1874 : Monet brouille le contour des formes avec ses petites touches de couleurs pures et Van Gogh attribue aux couleurs une fonction psychologique (« peindre les terribles passions humaines » dit-il)