LE CORBEAU ET LE RENARD Maître Corbeau, sur un arbre perché, Tenait en son bec un fromage. Maître Renard, par l'odeur alléché, Lui tint à peu près ce langage : Et bonjour, Monsieur du Corbeau, Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau ! Sans mentir, si votre ramage Se rapporte à votre plumage, Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois. À ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie, Et pour montrer sa belle voix, Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie. Le Renard s'en saisit, et dit : Mon bon Monsieur, Apprenez que tout flatteur Vit aux dépens de celui qui l'écoute. Cette leçon vaut bien un fromage sans doute. Le Corbeau honteux et confus Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
Notre lièvre n'avait que quatre pas à faire, J'entends de ceux qu'il fait lorsque, prêt d'être atteint, Il s'éloigne des chiens, les renvoie aux calendes, Et leur fait arpenter les landes. Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter, Pour dormir et pour écouter D'où vient le vent, il laisse la tortue Aller son train de sénateur. Elle part, elle s'évertue, Elle se hâte avec lenteur. Lui cependant méprise une telle victoire, Tient la gageure à peu de gloire, Croit qu'il y a de son honneur De partir tard. Il broute, il se repose, Il s'amuse à toute autre chose Qu'à la gageure. A la fin, quand il vit Que l'autre touchait presque au bout de la carrière, Il partit comme un trait; mais les élans qu'il fit Furent vains : la tortue arriva la première. Eh bien! lui cria-t-elle, avais-je pas raison ? De quoi vous sert votre vitesse ? Moi l'emporter! et que serait-ce Si vous portiez une maison? LE LIÈVRE ET LA TORTUE Rien ne sert de courir ; il faut partir à point. Le Lièvre et la Tortue en sont un témoignage. Gageons, dit celle-ci, que vous n'atteindrez point Si tôt que moi ce but. Si tôt ? Êtes-vous sage ? Repartit l'Animal léger. Ma Commère, il vous faut purger Avec quatre grains d'ellébore. Sage ou non, je parie encore. Ainsi fut fait : et de tous deux On mit près du but les enjeux. Savoir quoi, ce n'est pas l'affaire ; Ni de quel juge l'on convint.
LA CIGALE ET LA FOURMI La cigale, ayant chanté Tout l'été, Se trouva fort dépourvue Quand la bise fut venue : Pas un seul petit morceau De mouche ou de vermisseau. Elle alla crier famine Chez la fourmi sa voisine, La priant de lui prêter Quelque grain pour subsister Jusqu'à la saison nouvelle. " Je vous paierai, lui dit-elle, Avant l'août, foi d'animal, Intérêt et principal. " La Fourmi n'est pas prêteuse : C'est là son moindre défaut. " Que faisiez-vous au temps chaud ? Dit-elle à cette emprunteuse. - Nuit et jour à tout venant Je chantais, ne vous déplaise. - Vous chantiez ? j'en suis fort aise : Eh bien ! dansez maintenant. "
Cancres, hères, et pauvres diables, Dont la condition est de mourir de faim. Car quoi ? rien d'assuré ; point de franche lippée ; Tout à la pointe de l'épée. Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. " Le loup reprit : " Que me faudra-t-il faire ? - Presque rien, dit le chien : donner la chasse aux gens Portants bâtons, et mendiants ; Flatter ceux du logis, à son maître complaire : Moyennant quoi votre salaire Sera force reliefs de toutes les façons, Os de poulets, os de pigeons, Sans parler de mainte caresse. " Le loup déjà se forge une félicité Qui le fait pleurer de tendresse. Chemin faisant, il vit le col du chien pelé. " Qu'est-ce là ? lui dit-il. - Rien. - Quoi ? rien ? - Peu de chose. - Mais encor ? - Le collier dont je suis attaché De ce que vous voyez est peut-être la cause. - Attaché ? dit le loup : vous ne courez donc pas Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu'importe ? Il importe si bien, que de tous vos repas Je ne veux en aucune sorte, Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. " Cela dit, maître loup s'enfuit, et court encor. LE LOUP ET LE CHIEN Un loup n'avait que les os et la peau, Tant les chiens faisaient bonne garde. Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau, Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde. L'attaquer, le mettre en quartiers, Sir loup l'eût fait volontiers ; Mais il fallait livrer bataille, Et le mâtin était de taille A se défendre hardiment. Le loup donc l'aborde humblement, Entre en propos, et lui fait compliment Sur son embonpoint, qu'il admire. " Il ne tiendra qu'à vous beau sire, D'être aussi gras que moi, lui repartit le chien. Quittez les bois, vous ferez bien : Vos pareils y sont misérables,
LE LOUP ET L'AGNEAU " Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? Dit cet animal plein de rage : Tu seras châtié de ta témérité. Sire, répond l'Agneau, que Votre Majesté Ne se mette pas en colère ; Mais plutôt qu'elle considère Que je me vas désaltérant Dans le courant, Plus de vingt pas au-dessous d'Elle ; Et que par conséquent, en aucune façon, Je ne puis troubler sa boisson. - Tu la troubles, reprit cette bête cruelle ; Et je sais que de moi tu médis l'an passé. - Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ? Reprit l'agneau ; je tète encor ma mère. - Si ce n'est toi, c'est donc ton frère. - Je n'en ai point. - C'est donc quelqu'un des tiens ; Car vous ne m'épargnez guère, Vous, vos bergers, et vos chiens. On me l'a dit : il faut que je me venge. " Là-dessus, au fond des forêts Le loup l'emporte, et puis le mange, Sans autre forme de procès. La raison du plus fort est toujours la meilleure : Nous l'allons montrer tout à l'heure. Un agneau se désaltérait Dans le courant d'une onde pure. Un loup survient à jeun, qui cherchait aventure, Et que la faim en ces lieux attirait.
LE CHÊNE ET LE ROSEAU Cependant que mon front, au Caucase pareil, Non content d'arrêter les rayons du soleil, Brave l'effort de la tempête. Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr. Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage Dont je couvre le voisinage, Vous n'auriez pas tant à souffrir : Je vous défendrais de l'orage ; Mais vous naissez le plus souvent Sur les humides bords des royaumes du vent. La nature envers vous me semble bien injuste. - Votre compassion, lui répondit l'arbuste, Part d'un bon naturel ; mais quittez ce souci : Les vents me sont moins qu'à vous redoutables ; Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici Contre leurs coups épouvantables Résisté sans courber le dos ; Mais attendons la fin. " Comme il disait ces mots, Du bout de l'horizon accourt avec furie Le plus terrible des enfants Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs. L'arbre tient bon ; le roseau plie. Le vent redouble ses efforts, Et fait si bien qu'il déracine Celui de qui la tête au ciel était voisine, Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts. Le chêne un jour dit au roseau : " Vous avez bien sujet d'accuser la nature ; Un roitelet pour vous est un pesant fardeau ; Le moindre vent, qui d'aventure Fait rider la face de l'eau, Vous oblige à baisser la tête,
Patience et longueur de temps Font plus que force ni que rage. LE LION ET LE RAT Il faut, autant qu'on peut, obliger tout le monde, On a souvent besoin d'un plus petit que soi. De cette vérité deux fables feront foi, Tant la chose en preuves abonde. Entre les pattes d'un lion Un rat sortit de terre assez à l'étourdie. Le roi des animaux, en cette occasion, Montra ce qu'il était, et lui donna la vie. Ce bienfait ne fut pas perdu. Quelqu'un aurait-il jamais cru Qu'un lion d'un rat eût affaire ? Cependant il avint qu'au sortir des forêts Ce lion fut pris dans des rets, Dont ses rugissements ne le purent défaire. Sire rat accourut, et fit tant par ses dents Qu'une maille rongée emporta tout l'ouvrage. Patience et longueur de temps Font plus que force ni que rage.
L'HUÎTRE ET LES PLAIDEURS L'un se baissait déjà pour amasser la proie ; L'autre le pousse, et dit : " Il est bon de savoir Qui de nous en aura la joie. Celui qui le premier a pu l'apercevoir En sera le gobeur ; l'autre le verra faire. - Si par là l'on juge l'affaire, Reprit son compagnon, j'ai l'œil bon, Dieu merci. - Je ne l'ai pas mauvais aussi, Dit l'autre ; et je l'ai vue avant vous, sur ma vie. Eh bien ! vous l'avez vue ; et moi je l'ai sentie. " Pendant tout ce bel incident, Perrin Dandin arrive : ils le prennent pour juge. Perrin, fort gravement, ouvre l'huître, et la gruge, Nos deux messieurs le regardant. Ce repas fait, il dit d'un ton de président : Tenez, la cour vous donne à chacun une écaille Sans dépens, et qu'en paix chacun chez soi s'en aille. " Mettez ce qu'il en coûte à plaider aujourd'hui ; Comptez ce qu'il en reste à beaucoup de familles, Vous verrez que Perrin tire l'argent à lui, Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles. Un jour deux pèlerins sur le sable rencontrent Une huître, que le flot y venait d'apporter : Ils l'avalent des yeux, du doigt ils se la montrent ; A l'égard de la dent il fallut contester.
LA GRENOUILLE QUI VEUT SE FAIRE AUSSI GROSSE QUE LE BOEUF Une grenouille vit un Bœuf. Qui lui sembla de belle taille. Elle, qui n'était pas grosse en tout comme un œuf, Envieuse, s'étend, et s'enfle, et se travaille, Pour égaler l'animal en grosseur, Disant : " Regardez bien, ma sœur ; Est-ce assez ? dites-moi ; n'y suis-je point encore ? Nenni. - M'y voici donc ? - Point du tout. M'y voilà ? - Vous n'en approchez point. " La chétive pécore S'enfla si bien qu'elle creva. Le monde est plein de gens qui ne sont plus sages : Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs, Tout petit prince a des ambassadeurs, Tout marquis veut avoir des pages.
LA MORT ET LE BÛCHERON Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée, Sous le faix du fagot aussi bien que des ans, Gémissant et courbé, marchait à pas pesants, Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée. Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur, Il met bas son fagot, il songe à son malheur. " Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ? En est-il un plus pauvre en la machine ronde ? Point de pain quelquefois, et jamais de repos. " Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts, Le créancier, et la corvée Lui font d'un malheureux la peinture achevée. Il appelle la Mort. Elle vient sans tarder, Lui demande ce qu'il faut faire. " C'est, dit-il, afin de m'aider A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère " Le trépas vient tout guérir ; Mais ne bougeons d'où nous sommes : Plutôt souffrir que mourir, C'est la devise des hommes.