Le projet de loi relatif à l’enrichissement illicite trouve un fondement d’abord, dans la constitution de janvier 2014, qui prévoit dans son article 10 dernier alinéa que l’Etat lutte contre toute forme de malversation et dans l’article 15 ensuite de ladite constitution, qui dispose que l’administration est au service du citoyen et de l’intérêt général.
L’enrichissement illicite est une infraction complexe qui nécessite non seulement des textes clairs et non équivoques, mais aussi, des textes au diapason des standards internationaux, notamment, l’article 20 de la CNUCC, qui prévoit que : « sous réserve de sa constitution et des principes fondamentaux de son système juridique, chaque Etat partie envisage d’adopter les mesures législatives et autres nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale, lorsque l’acte a été commis intentionnellement, à l’enrichissement illicite, c’est- à-dire une augmentation substantielle du patrimoine d’un agent public que celui-ci ne peut raisonnablement justifier par rapport à ses revenus légitimes ».
L’observation des dispositions du projet de loi relatif à l’enrichissement illicite oblige à constater qu’il y a plusieurs dispositions discutables :
1. Le projet de loi ne concerne que les agents publics et n’évoque pas le secteur privé. Ce dernier qui peut être derrière tout enrichissement illicite est complètement ignoré par le législateur qui focalise tout sur l’agent public. Pourtant, une mise en place d’une réglementation qui traite les interactions entre les fonctionnaires et les privés s’impose.
Prévoir un projet de loi sur l’enrichissement illicite des agents publics seulement n’est pas en parfaite harmonie avec la constitution, notamment l’article 130, qui confère à l’instance de bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption (IBOGOLUCC) la compétence de détecter la corruption dans le domaine public et privé. Il en est de même pour le décret-loi cadre n° du 14 novembre 2011, relatif à la lutte contre la corruption, qui prévoit dans son article 1 er que ledit décret-loi cadre a pour objectif de lutter contre la corruption dans le secteur public et privé. D’ailleurs, l’une des missions de l’instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC) est, selon l’article 13, consiste à dévoiler les foyers de la corruption dans les secteurs public et privé.
Pour être au diapason des standards internationaux, un arsenal juridique doit être prévu afin d’incriminer la corruption dans le secteur privé. Sur ce point précis, la convention des Nations-Unies contre la corruption prévoit dans son article 21 que : « chaque Etat partie envisage d’adopter les mesures législatives et autres nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale, lorsque les actes ont été commis intentionnellement dans le cadre d’activités économiques financières ou commerciales :
a) Au fait de promettre, d’offrir ou d’accorder, directement ou indirectement, un avantage indu à toute personne qui dirige une entité du secteur privé ou travaille pour une entité, en quelque qualité que ce soit, pour elle-même ou pour une autre personne, afin que, en violation de ses devoirs, elle accomplisse ou s’abstienne d’accomplir d’un acte ; b) Au fait, pour toute personne qui dirige une entité du secteur privé ou travaille pour une telle entité, en quelque qualité que ce soit, de solliciter ou d’accepter, directement ou indirectement, un avantage indu, pour elle-même ou pour une autre personne, afin d’accomplir ou de s’abstenir d’accomplir un acte en violation de ses devoirs ».
2. En admettant que le projet de loi évoque l’enrichissement illicite de l’agent public, la définition de ce dernier, même si elle est prévue dans l’article 82 du code pénal est jugée, comparativement à la définition de la CNUCC, laconique. En effet, aux termes de l’article 82 du code pénal « est réputé fonctionnaire public soumis aux dispositions de la présente loi, toute personne dépositaire de l’autorité publique ou exerçant des fonctions auprès de l’un des services de l’Etat ou d’une collectivité locale ou d’un office ou d’un établissement public ou d’une entreprise public, ou exerçant des fonctions auprès de toute autre personne participant à la gestion d’un service public. Est assimilé au fonctionnaire public, toute personne ayant la qualité d’officier public, ou investie d’un mandat électif de service public, ou désignée par la justice pour accomplir une mission judiciaire ».
La définition de « fonctionnaire public » présentée dans cet article n’est pas tout à fait conforme aux standards internationaux, notamment la définition prévue par l’article 2 (a) de la convention des Nations-Unies contre la corruption (CNUCC) qui prévoit que l’agent public est : « i) toute personne qui détient un mandat législatif, exécutif, administratif ou judiciaire d’un Etat partie, qu’elle ait été nommée ou élue, à titre permanent ou temporaire qu’elle soit rémunérée ou non rémunérée, et quel que soit son niveau hiérarchique ; ii) toute autre personne qui exerce une fonction publique, y compris pour un organisme ou une entreprise publique, ou qui fournit un service public, tels que ces termes sont définis dans le droit interne de l’Etat partie et appliqués dans la branche pertinente du droit de cet Etat ; iii) toute autre personne définie comme « agent public » dans le droit interne d’un Etat partie ».
Pour qu’elle soit au diapason des standards internationaux, la définition de l’agent public prévue par l’article 82 du code pénal doit inclure toute personne : Qui détient un mandat législatif, exécutif, administratif ou judiciaire ; Nommée ou élue ; A titre permanent ou temporaire ; Rémunérée ou non rémunérée ; Quel que soit son niveau hiérarchique ;
La définition doit également inclure toute personne qui exerce une fonction publique, y compris pour un organisme public ou entreprise publique, ou qui fournit un service public, tels que ces termes sont définis dans le droit interne tunisien. S’agissant des agents publics étrangers, il faut ajouter tout fonctionnaire ou agent d’une organisation internationale publique à cette définition.
3. Le projet de loi sur l’enrichissement illicite contient également des dispositions qui semblent inutiles comme celles de l’article 5 qui évoque la levée de l’immunité lorsqu’il s’avère qu’il y a des présomptions sur l’existence de l’infraction relative à l’enrichissement illicite alors que la levée de l’immunité est possible en Tunisie et ne nécessite pas un article à part dans le projet de loi.
4. le projet de loi prévoit dans l’article 6 que l’action publique est prescrite après 20 ans alors qu’il aurait été plus judicieux et vu l’importance de l’infraction, que cette action publique soit imprescriptible.
5. Il est souhaitable que le projet de loi relatif à l’enrichissement illicite soit intégré dans le code pénal. Une telle mesure limitera l’éparpillement des textes dont souffre déjà le système juridique tunisien. Le foisonnement des textes juridiques et leur éparpillement ne facilitent pas la tâche aux professionnels et aux experts en la matière.
7. la méthode du recensement et de la déclaration des biens, qui constitue le fondement du projet de loi, ne permet pas de cerner l’enrichissement illicite, car dans la pratique, beaucoup de transactions se font en argent liquide. Les prête- noms jouent également un rôle important dans le détournement des dispositions de contrôle et de lutte contre la corruption.
La corruption, avec ses différents aspects, touche à tout (la fonction publique, la douane, les agents de l’ordre, les affaires, l’investissement, la concurrence, le secteur financier…). Il est à cet égard recommander d’adopter la définition prévue par les standards internationaux, notamment, celle de la convention des Nations-Unies pour la lutte contre la corruption.
L’incrimination d’agents publics, tant nationaux qu’étrangers, et l’application des lois sont des composantes essentielles à un cadre anti-corruption général. La mise en place d’un système efficace de lutte contre la corruption passe avant tout par la définition d’un éventail d’infractions le plus large possible.
Prévoir un corpus de textes juridiques relatif à la corruption dans le secteur privé qui est complètement ignoré en Tunisie. Il est primordial pour la Tunisie d’inclure l’intégrité du secteur privé dans sa stratégie nationale de lutte contre la corruption.
La déclaration de patrimoine est un moyen qui détecte l’enrichissement illicite. Elle permet de vérifier l’augmentation du patrimoine entre le début et la fin de la personne. Cependant, il ne s’agit pas de prévoir une longue liste d’agents publics qui établissent de telles déclarations, mais il suffit de sélectionner les personnes à risque élevé.
Il est préférable que le projet de loi sur l’enrichissement illicite et celui de la déclaration de patrimoine soient scindés dans la mesure où la déclaration de patrimoine constitue un faisceau d’indices pour l’enrichissement illicite.