Il faisait bien beau, ce jour-là, et je roulais tranquillement sur une petite route de notre belle campagne, lorsque tout à coup, à un brusque tournant, je me trouve nez à nez (ou nez à capot, ou bec à capot, comme vous l’entendez…)

… exactement ! Avec une grue cendrée qui me toisait dédaigneusement à travers le pare-brise !

J ’ai pilé, j ’ai fermé très fort les yeux… Mais quand je les ai rouverts, elle était toujours là, attendant visiblement que je lui laisse le passage !

Certes, nous sommes habitués à voir les grues tracer leurs immenses V dans le ciel, ou se poser en bandes sur les terres.

Par convention avec les organismes protecteurs de la nature, en effet, certains paysans laissent les éteules de maïs en place jusqu’aux labours de printemps, pour permettre à ces beaux oiseaux de trouver halte et pitance.

Mais tout de même… une grue se promenant gravement sur nos chemins, de son pas solennel d ’arpenteur, en dehors de toute période de migration… Ben non ! Il ne m ’était jamais arrivé d ’en croiser une ! Assez excitée, je me suis arrêtée chez mes cousins, qui m ’ont conté l ’histoire de cette grue; j ’ai ensuite suivi avec passion les suites de cette étrange affaire… Voici donc ce récit, tout à fait véridique !

Le bel oiseau, blessé par un chasseur honteusement inconscient, avait été trouvé par des garde-chasse, qui l ’amenèrent chez un paysan amoureux des animaux.. Il était blessé à l ’aile et l ’on avait essayé de lui faire un bandage, mais, avec son bec, elle se l ’arrachait. De toute façon, elle ne pourrait plus voler et se trouvait déséquilibrée. Le bel oiseau roi des airs était cloué au sol...

Un chirurgien d ’Oloron eut vent de la chose, vint examiner cette patiente d ’un nouveau genre, et l ’amputa. La grue guérit, mais, bien sûr, pas question de voler ! Mais picorer le maïs des volailles, ça, elle le faisait très bien !!! Et, si le grain était sali par la pluie, elle le prenait dans son bec et le trempait préalablement dans l ’eau propre ! Je me demande… peut-être avait elle été élevée par un raton-laveur ?… on voit des choses si extraordinaires dans la nature !

Les années passèrent. Lorsque passaient les vols de ses semblables notre pauvre oiseau blessé tendait le cou vers le ciel, puis la vie reprenait, et il semblait s ’en accommoder fort bien ! C ’était un mâle, et il avait bien belle allure, ma foi !

Même dans la vie des grues, il peut y avoir des miracles ! Et un beau jour, une belle grue femelle vint le rejoindre… Chez les grues, en effet, c ’est la femelle qui choisit son partenaire, et le couple reste lié jusqu’à la mort. Qui peut me dire pourquoi on les appelle des bêtes ???!!!

Et nos amoureux coulèrent des jours heureux… Un beau matin, Madame disparut. Elle resta absente trois semaines. Le brave paysan se disait qu ’elle couvait, peut-être, quelque part… En tout cas, quand elle réapparut, elle était seule. A son retour, Monsieur lui a fait la tête ! Il boudait, et lui tournait le dos !!!

Mais bouderie d ’amoureux ne dure guère, c ’est bien connu ! Et les nôtre se réconcilièrent bientôt...

Quand ses congénères passaient dans le soleil couchant, la femelle, souvent, appelée par l ’instinct de sa race, partait leur faire un bout de conduite. Mais très vite elle revenait vers son compagnon !

Ou bien, lorsque le vol s ’abattait sur un terrain assez proche, elle allait leur faire une visite de politesse. Mais elle n ’a jamais plus abandonné son mâle plusieurs heures d ’affilée !

Hélas ! Un jour qu’elles faisaient leur petite promenade sur le chemin, un automobiliste imprudent les affola… La femelle s ’envola, mais le mâle, handicapé, ne pouvant voler, se jeta dans le fossé et se tua...

La femelle erra lamentablement, semblant chercher son compagnon partout. Elle traîna ainsi jusqu’à l ’automne.

Et quand ses sœurs passèrent dans le ciel, elle prit son envol et se joignit à elles. On ne l ’a plus revue.

Mais mon histoire ne s ’arrête pas là ! Car le roman de ces grues avait défrayé les journaux spécialisés, et on en parla jusqu ’aux U.S.A. Le nom et le prénom du paysan étaient cités dans l ’article, ainsi que la région.

Et quelques temps après, par l ’entremise de la revue ornithologique qui avait fait le reportage, notre brave reçut une lettre d ’un compagnon de stalag américain, perdu de vue à la Libération !!! L ’Américain est venu revoir son ami. Et ainsi, grâce à une grue recueillie, deux amis ont pu se retrouver après tant d ’années ! Je vous avais promis une belle histoire : n ’avais-je pas raison ?

Texte- Jacky Musique : Bizet - l ’Arlésienne Diaporama de Jacky Questel, ambassadrice de la Paix