Les années 20 : La révolution De Carienne
Quel tango entendait-on au début des années 20 ? Pour mieux comprendre le contexte musical des années 20, nous devons faire l’effort d’occulter un instant tout ce qui a été produit depuis. Les oeuvres de Di Sarli, D’Arienzo, Pugliese, Fresedo, Troilo … familières à nos oreilles, ne sont pas encore écrites. Piazzolla n’est pas né. Gardel commence tout juste sa carrière de chanteur de tango. Ces titres devenus des standards, comme Niebla del Riachuelo, La Yumba, Tres Esquinas, La emocion, Adios Nonino … n’existent pas encore. Contexte musical
L’héritage de la vieille garde - Les Payadores, poètes improvisant des textes de société en s’accompagnant à la guitare. - Les fanfares de quartiers Mordeme la Oreja Izquierda – Banda Espanola L’orgue de Barbarie (l’organito) - Le piano mécanique alternant cylindres de Rag time et cylindres de tango.
L’héritage de la vieille garde - Les quatuors, flûte, guitare, bandonéon, violon Una Noche de Garufa de Eduardo Arolas, par Adolfo Perez - Le tango « cancion » Mi Noche Triste chanté par Carlos Gardel en Le Sexteto Tipico
Le Sexteto Tipico A mesure que les orchestres se sédentarisent en jouant dans les quartiers plus centraux de la ville, le piano et la contrebasse font leur apparition. Une nouvelle formation, sans doute LA formation idéale prend progressivement forme après 1915 : Il s’agit du Sexteto Tipico ou Orquesta Tipica. (contrebasse, piano, premier et second violon, premier et second bandonéon) Mais cette formation, quoi que nouvelle, joue encore « à l’ancienne ». La rythmique est bien marquée, sans surprise, la mélodie est jouée d’un côté par les instruments solistes appuyés de l’autre par les instruments d’accompagnement. Don Juan – Orchestre de Roberto Firpo
Une génération nouvelle de musiciens Ce sont des gosses âgés d’à peine plus de 20 ans, nés et ayant grandis avec le tango. Ils sont issus de familles de musiciens classiques, eux mêmes formés très tôt à la musique classique. Excellents instrumentistes, ils jouent souvent de plusieurs instruments. Ils voyagent en Amérique du nord et s’imprègnent du jazz naissant. Ils arrivent à un moment où le tango bénéficie d’une large reconnaissance internationale notamment à Paris. Ce sont des mélodistes qui apporteront au tango un nouveau raffinement musical qui ira de paire avec l’écriture de nouveaux textes poétiques.
C’est en écoutant le Sexteto de Julio De Caro dans le contexte musical de son époque que l’on mesure à quel point ces nouveaux codes ont été Révolutionnaires.
Les frères De Caro, Enrique Krauss, « les Pedro », Pedro Laurenz et Pedro Maffia, inventeront à partir de 1924 et sur les bases d’une formation créée plus tôt par Juan Carlos Cobian, une nouvelle façon de jouer le tango. Ce changement, cette école naissante, se cristallisera autour du violoniste, compositeur et chef d’orchestre Julio de Caro. Il faut les entendre jouer « Tierra Querida », « El Monito » ou encore « Mala Junta » dans leur version des années 1927/1928 car véritablement : ils jouent, au sens premier du terme. Ecoutez comment ils rient et comment ils sifflent ensembles et complices, ces tangos en polyphonie, avec excellence, en bousculant les cadres rythmiques et mélodiques établis dans un relâchement créatif presque insolent. Mala Junta El Monito De nouveaux codes pour interpréter le tango
Il s’agit tout d’abord d’une musique orchestrale pensée, écrite et arrangée. Comme dans le jazz, chaque musicien du groupe est à la fois soliste et accompagnateur, « enjoliveur ». Les mélodies accompagnées d’accords ne se succèdent plus comme autrefois. Elles sont jouées ensemble, se superposent de façon polyphonique, en contrepoint. Ecoutez les 30 dernières secondes de « Amurado » ou de « Mala Junta » dans leur version de Les instruments du sexteto jouent ensemble en harmonie tout en exécutant individuellement un vertigineux solo extraordinairement distinct de celui des autres. Jeu en contrepoint dans “Mala Junta” Comment ces musiciens ont-ils transformé une musique populaire en musique savante ?
Les phrases musicales sont liées, comme ponctuées et enjolivées par des fioritures au piano, au bandonéon ou au violon, rappelant l’art graphique portègne : les fameux « fileteado porteno». Les solos instrumentistes apparaissent, quoi que moins présents que dans le jazz. Les duos, trios et quatuors polyphoniques sont époustouflants, légendaires. -Exemple de Rubato au violon (intro de Amurado) -Exemple de liaison au piano entre phrases musicales ( Amurado) -Exemple de Pizzicati (El Monito)
La recherche de sons nouveaux permet d’élargir le registre expressif. La chichara, les pizzicati et les glissés au violon, l’ « arrastre » comme les sons percussifs au bandonéon, les glissés, le jeu de l’archet et aussi les effets percussifs de la contrebasse. Exemple de Chichara (en arrière plan) dans El Monito Exemple de Glissé de l’archet à la contrebasse dans El Monito
Question rythme, l’accent semble parfois mis sur les temps 2 et 4 (au lieu des classiques temps forts posés sur les temps 1 et 2) évoquant le balancement de type « swing ». La version 1926 de « Derecho Viejo » -une exception musicale sans doute discutée par les puristes- fait référence aux Big Band du jazz naissant. Ecoutez la version 1936 du même titre, dépouillée de l’effet « big band ». Le sensible balancement swing reste bien présent. Le jeu « rubato » des instruments se promène et s’exprime autour de la base rythmique de référence posée par la contrebasse. Laissez vous surprendre par le jaillissement du premier violon dans les toutes premières secondes de Tierra Querida (version 1927). Derecho Viejo – Version 1926 Derecho Viejo – Version 1936
Cet orchestre ouvrira, grâce au jeu du « marcato », une large porte sur les univers musicaux particulièrement riches et variés des années 40. Le marcato, produit par les instruments eux-mêmes, (pas de percussions) induit l’ambiance, véritable signature de chaque orchestre. Par exemple : Univers populaire de Rodriguez ou D’Arienzo, univers poétique et profond de Troilo, lyrique et romantique de Di Sarli ou Fresedo, dramatique de Pugliese, magique de Vargas et D’agostino … “El Pollito” joué par Francisco Canaro en 1919 puis Carlos Di Sarli en 1947 “El Choclo” joué par Francisco Canaro puis par Le Sexteto Mayor “Don Juan” joué par Francisco Canaro puis par Anibal Troilo “Quejas de Bandoneon” joué par Roberto Firto puis par Astor Piazzolla L’influence de l’école De Carienne
Recuerdo de Osvaldo Pugliese joué par l’orchestre de Julio De Caro Nostalgias de Juan Carlos Cobian chanté par Charlo Desde El Alma de Rosita Melo, jouée par le Cuarteto Yoyo Verde Mélodies subtiles et raffinées
Julio De Caro, ses frères et ses amis ont ouvert les portes d’un nouvel univers encore en vigueur aujourd’hui. Les musiciens qui suivront, ces pointures de l’age d’or, tous s’inspireront de « l’escuela decareana », cette nouvelle base canonique construite initialement autour du sexteto tipico assemblé d’abord par Arolas, Canaro et Firpo dans les années 10 puis mise en musique par cette génération nouvelle d’artistes dans les années 20 … tous, jusqu’à Piazzolla qui étudie le contrepoint avec Nadia Boulenger et qui compose « Decarisimo » en hommage au créateur du style « guardia nueva ». “DeCarisimo” de Piazzolla, joué par Osvaldo Requena en 1979
-La cumparsita : Par O.T.V. en 1930
Les années 40 comptaient environ 650 orchestres de tango à Buenos Aires. Aujourd’hui, il en existe quelques dizaines … au monde. Parmi ces orchestres, il est un cas unique, ayant de façon souterraine, exécuté pendant 2 ans un véritable travail d’archéologie musicale. Mesurant l’importance de l’école Decarienne, Pascal Roche et son Sexteto Loca Bohemia, Muriel, Sylvie, Raphaël, Patrick et Patrice ont relevé et retranscrit les compositions des frères De Caro en partant des enregistrements de l’époque ; un projet artistique un peu « loco» mais un apport émouvant pour la planète tango. Passeurs de mémoire Le sexteto Loca Bohemia est apprécié tant en concerts qu’en milongas. Il sait allumer le feu des émotions en faisant revivre la mémoire de cette période charnière, une période musicale riche, subtile et tendance qui deviendra jusqu’à aujourd’hui une école de référence.
Et si maintenant, dans un délire interprétatif et subjectif total, nous nous racontions deux histoires vieilles comme le monde ? Un voyage vers les étoiles : Amurado Un voyage sur terre : Tierra Querida
Amurado de Pédro Laurenz et Pédro Maffia (1927) Cette œuvre se découpe en cinq parties où vont alterner les thèmes pairs et impairs. -1- La première partie comporte elle-même 2 parties, 2 actes. L’ouverture directe sur le jeu rubato du violon qui s’amuse avec le temps, peut faire penser à l’hésitation, l’attention à l’autre, la peur peut-être, dans la relation amoureuse naissante. -2- La deuxième partie engage un dialogue masculin / féminin, une alternance entre le piano et le violon enfin réunis plus loin par les anges gardiens de bandonéons. -3- Dans la troisième partie les bandonéons reprennent le thème principale en posant tels 2 anges un regard sûr et bienveillant sur les doutes du dialogue précédent, la présence affirmée des bandonéons se faisant sentir notamment au moment de la liaison entre les 2 actes. Piano et second violon apparaissent dans un contrepoint en filigrane. -4- La quatrième partie réengage le dialogue piano, violon comme en -2-. Chacun s’exprime à tour de rôle, s’affirme, mais écoute l’autre quand c’est son tour, enjolive éventuellement et discrètement ce qu’il dit. -5- Cette page d’anthologie commence par l’ouverte du premier bandonéon vite rejoint en contrepoint par le premier violon appuyé par le piano. On reconnaît l’acoustique particulière du violon à cornet de Julio de Caro. Le jeu magique des deux bandos, Pedro Laurenz et Pedro Maffia, marquent au milieu comme un rappel, un ultime appui avant l’envolée « no limit » du dernier acte. Le final enfin! Amurado se vit ici et maintenant avec ce que chacun y apporte de meilleur, le jeu Rubato de la première partie et loin derrière, l’expression affirmée de tous est totale jusqu’au final venant en deux simples notes nous suspendre dans les étoiles.
Tierra Quierida de Julio De Caro (1927) Cette œuvre se découpe en cinq parties où vont alterner en 1 et 3 un thème joué en majeur et un thème joué en mineur en 3, 4 et 5. Chaque partie est liée à l’autre par une courte séquence de transition avec à la fin : le final! -1- Les bandonéons ouvrent la première partie directement, sans introduction, accaparant l’attention de façon plutôt joyeuse et voulant dire peut-être : « écoutez l’histoire de ma chère terre». Les violons surprennent en surgissant de nulle part, à un moment inattendu, comme peuvent surgir une madeleine de Proust et les émotions qui l’accompagne. Les glissés de l’archet illustrent cette façon évanescente qu’on les émotions de circuler, d’aller et venir ici et maintenant. La liaison affirmée et plus grave, au piano puis aux bandonéons, annonce déjà la seconde partie en semblant nous prévenir de quelque chose… un « Oui mais ! » -2- La deuxième partie est jouée en mineur. Elle plante une toute autre ambiance. Nous quittons l’instant présent pour suivre une pensée, une pensée sans doute triste, avec les larmes évoquées par le violon à cornet de Julio. Les bandonéons lient et enjolivent les 2 actes de cette partie. La liaison suivante semble vouloir nous ramener dans l’instant présent en disant par exemple : « Mais de quoi parlait-on ? » -3- Le thème en majeur du -1- est repris. Mais les glissés sont moins affirmés, surprennent moins comme pour nous convaincre que tout va quand même bien dans cet ici et maintenant joyeux, Mais la toute première émotion est déjà passée. Puis en liaison avec le -4- vient un second « Oui mais » identique au précédent. -4- Première répétition du thème joué en mineur. Le souvenir de sa terre chérie renvient en insistance. -5- Deuxième répétition du thème joué en mineur. Le souvenir s’installe avec les pizzicati du second violon, comme de petites graines transportées par le vent des pleurs du premier violon, des graines délicates de douleur, venant d’un arrachement passé et nous accompagnant toute la vie jusqu’à ce final qui en 2 notes nous fait redescendre sur terre en semblant dire de façon fataliste : « C’est ainsi ».
Le mois prochain dans le volet suivant… Grands Standards : Ecoute transverse
J. M. - Lille - Novembre 2010