À l’origine de la géométrie hyperbolique La construction d’un rectangle par Euclide, Al-Khayyâm, Saccheri et Lambert Les découvertes de Gauss, Bolyaï et Lobatchevski
Deux exercices de constructions géométriques 1) Un segment [AB] étant donné, construire un triangle équilatéral de côté [AB]. (Éléments Livre I, Prop 1). 2) Un segment [AB] étant donné, construire un carré de côté [AB]. (Éléments Livre I, Prop 46). Question 1 : Quels sont les implicites que vous devez admettre pour enseigner ces constructions à un élève de collège ? Question 2 : Quelles sont les définitions que vous devez utiliser ? Question 3 : De quelles propriétés (propositions et théorèmes) vous êtes- vous servi ? Question 4 : Quelles sont les propriétés utilisées qui sont conséquentes ou équivalentes au 5ème Postulat d’Euclide ? Pouvez-vous vous en passer ?
Deux exercices de constructions géométriques Construire signifie : 1 - Tracer la figure sur une feuille de papier avec comme seuls instruments une règle bien droite (tiens, tiens ?) non graduée et un compas. 2 - Donner l’algorithme de construction qui vous paraît le plus simple (la suite des opérations graphiques à réaliser pour obtenir le résultat demandé), 3 - Justifier par des arguments géométriques et logiques que la construction proposée conduit effectivement au résultat recherché. Étudier notamment l’existence et l’unicité de ce résultat.
Deux exercices de constructions Réponse d’Euclide. PREMIÈRE PROPOSITION : Sur une droite donnée et finie, construire un triangle équilatéral. EXPOSIT1ON. Soit AB une droite donnée et finie. DÉTERMINATION. Il faut construire sur la droite finie AB un triangle équilatéral. CONSTRUCTION. Du centre A et de l’intervalle AB, décrivons la circonférence B (dem. 3) ; et de plus, du centre B et de l'intervalle BA, décrivons la circonférence AE ; et du point , où les circonférences se coupent mutuellement, conduisons aux points A, B les droites A, B (dem. 1). DÉMONSTRATION. Car, puisque le point A est le centre du cercle B, la droite A est égale à la droite AB (déf. 15); de plus, puisque le point B est le centre du cercle AE, la droite B est égale à la droite BA ; mais on a démontré que la droite A était égale à la droite AB ; donc chacune des droites A, B est égale à la droite AB; or, les grandeurs qui sont égales à une même grandeur, sont égales entre elles (not. 1) ; donc la droite A est égale à la droite B; donc les trois droites A, AB, B sont égales entre elles. CONCLUSION. Donc le triangle AB (def. 24) est équilatéral, et il est construit sur la droite donnée et finie AB. Ce qu'il fallait faire. A B E
Deux exercices de constructions Réponse d’Euclide. PROPOSITION 46 : Décrire un carré avec une droite donnée. Soit AB la droite donnée ; il faut décrire un carré avec la droite AB. Du point A, donné dans cette droite, conduisons A perpendiculaire à AB (prop. 11) ; faisons A égal à AB (prop. 3) ; par le point conduisons E parallèle à AB (prop. 31) ; et par le point B conduisons BE parallèle à A. La figure AEB est un parallélogramme; donc AB est égal à E, et A égal à BE. Mais AB est égal à A ; donc les quatre droites BA, A, AE, EB sont égales entre elles ; donc le parallélogramme AEB est équilatéral. Je dis aussi qu'il est rectangle. Car puisque la droite A tombe sur les parallèles AB, E, les angles BA, AE sont égaux à deux droits (prop. 29) ; mais l'angle BA est droit ; donc l'angle AE est droit aussi. Mais les côtés et angles opposés des parallélogrammes sont égaux entre eux (prop. 34) ; donc chacun des angles opposés ABE, BE est droit ; donc le parallélogramme AEB est rectangle. Mais nous avons démontré qu'il est équilatéral ; donc le parallélogramme AEB est un carré, et il est décrit avec la droite AB ; ce qu'il fallait faire. B E A
1 - La 5e Demande dans les Éléments d’Euclide Si une droite, tombant sur deux droites, fait les angles intérieurs du même côté plus petits que deux droits, ces droites, prolongées à l’infini, se rencontreront du côté où les angles sont plus petits que deux droits. (Une droite (finie) chez Euclide est ce que nous appelons aujourd’hui un segment de droite).
1 - La 5e Demande dans les Éléments d’Euclide Ce que Euclide « demande » d’admettre, est que le plan de sa géométrie est essentiellement structuré par sa conception du parallélisme. Les propriétés des configurations issues de deux droites parallèles (deux droites du plan qui ne se rencontrent pas) découlent de cette 5e Demande qui, selon Aristote, doit être comprise comme un des Postulats fondateurs de « la géométrie euclidienne ». Proclus (Ve siècle) démontre l’équivalence de la formulation de la 5e Demande avec l’énoncé suivant, dit « de Playfair »: Par un point extérieur à une droite, on peut mener une droite parallèle à cette droite, et une seule. Euclide démontre l’existence de cette parallèle (Livre I, proposition 31) sans utiliser la 5e Demande. C’est l’unicité qui en fait un Postulat. A
1 - La 5e Demande dans les Éléments La structure géniale du Livre I des Éléments Dans son Livre I, Euclide a voulu explorer d’abord toutes les propriétés de base en géométrie qui ne supposent pas le 5e Postulat. C’est la « géométrie absolue », développée dans les propositions 1 à 28. Puis, dans une deuxième partie (propositions 29 à 48, sauf la prop.31), il développe les conséquences de sa 5e Demande. On a dit que cette organisation du Livre I fait d’Euclide le premier géomètre non euclidien. Ainsi, les 28 premières propositions traitent des propriétés des triangles, des droites sécantes, des perpendiculaires et des conditions d’angles pour que deux droites coupées par une sécante soient parallèles (27e et 28e ): Si une droite tombant sur deux droites fait des angles alternes égaux entre eux, ces deux droites seront parallèles.
1 - La 5e Demande dans les Éléments La Théorie des parallèles Euclide fait de la contraposée logique (A B équivaut à non B non A) de sa 5e Demande, sa 29e proposition, c’est la propriété réciproque de la 27e: Une droite qui tombe sur deux droites parallèles fait les angles alternes égaux entre eux… Puis il en déduit dans les propositions suivantes les propriétés de base du parallélisme, notamment celles des parallélogrammes (prop. 34 ): Les côtés et les angles opposés des parallélogrammes (quadrilatères dont les côtés opposés sont parallèles) sont égaux entre eux… Proclus (Ve siècle), le premier commentateur du Livre I des Éléments, se demande: « Comment ce dont la réciproque est consignée parmi les théorèmes comme démontrable serait-il indémontrable ? »
2 - La construction d’un carré par Euclide Proposition 46: Décrire un carré avec une droite donnée. Construction: (d) (AB) en A (prop. 11). AC = AB (demande 3 et prop. 2). () // (AB) en C (prop 31 sans la 5e demande). (d’) // (d) en B (prop 31). (d’) coupe () en D. Sinon (d’)// () et (d’) // (d) () // (d) ! (prop. 30) (Euclide ne fait pas cette remarque sur l’existence de D). ABCD est le carré demandé, car : d’ d D C A B Démonstration: ABCD est un parallélogramme (définition), donc CD = AB et BD = AC (prop. 34), mais AC = AB : ABCD est équilatéral (un losange). C’est aussi un rectangle : BAC + ACD = 2 droits, car () // (AB) (prop. 29). Donc ACD = 1 droit. CDB = BAC = 1 droit et ABD = ACD = 1 droit (parallélogramme, prop 34). ABCD est donc un carré (def 30: équilatéral et rectangle).
3 - La prétention d’Omar Al-Khayyâm (1040-1131) Commentaire sur les difficultés de certains postulats de l’ouvrage d’Euclide, composé par le très-illustre et très-véridique shaykh et imam ABU AL-FATH ‘UMAR IBN IBRAHIM AL-KHAYYAMI. (Traduction de R. Rashed et B. Vahabzadeh, Al-Khayyam Mathématicien, ed. Blanchard 1999) LIVRE PREMIER DE LA VÉRITABLE NATURE DES PARALLÈLES, ET DE L'EXPOSE DE LA CÉLÈBRE DIFFICULTÉ Il nous faut réaliser que la raison pour laquelle Euclide a négligé la démonstration de cette prémisse et l'a postulée, c'est qu'il s'est basé - lorsqu'il lui vint à l'esprit que la cause de la rencontre des deux lignes droites était cette notion qu'il a postulée - sur les principes que l'on tire du Philosophe à propos des notions de ligne droite et d'angle rectiligne. Nous devrons admettre vingt-huit propositions de l'ouvrage Les Éléments, car elles ne dépendent pas de cette prémisse: seule la vingt-neuvième proposition, où nous voulons rapporter les lois des lignes parallèles, en dépend. Que celui qui le voudra, place donc la première proposition de ce Livre-ci au lieu de la vingt-neuvième proposition du premier Livre, de sorte qu'elle fasse partie intégrante de l'ensemble de l'ouvrage.
4 - La construction d’un rectangle par Omar Al-Khayyâm Proposition Première, soit la 29e du Livre I: La ligne AB est donnée; nous menons AC perpendiculairement à AB; nous posons BD perpendiculaire à AB et égale à la ligne AC (elles seront donc parallèles, comme l'a démontré Euclide dans la proposition 26); et nous joignons CD. Je dis que l'angle ACD sera égal à l'angle BDC. Démonstration. Nous joignons CB, AD. La ligne AC est donc égale à BD, AB est commune, et les angles A et B sont droits. Les bases AD, CB seront donc égales, et les autres angles seront égaux aux autres angles. Donc les angles EAB, EBA seront égaux. Donc les lignes AE, EB seront égales. Il restera donc CE, ED égales entre elles. Donc les angles ECD, EDC seront égaux. Mais ACB est égal à ADB. Donc les angles ACD, CDB seront égaux. Ce que nous voulions démontrer. C D E A B
5 - La théorie des parallèles selon Omar Al-Khayyâm Le nœud du problème: Al-Khayyâm montre que ABCD est un rectangle, c’est-à-dire que les angles en C et D sont droits (prop. 2 et 3). Il en déduit alors le 5e Postulat en 5 propositions utilisant l’équidistance de deux parallèles. - Quatrième Proposition, soit la 32e des Éléments : Dans un rectangle (4 angles droits), les côtés opposés sont égaux - Cinquième Proposition, soit la 33e des Éléments : Si deux droites sont perpendiculaires à une même troisième, toute perpendiculaire à l’une sera perpendiculaire à l’autre. - Sixième Proposition, soit la 34e des Éléments : Deux droites parallèles sont perpendiculaires à une même troisième. Al-Khayyâm fait bien ainsi la distinction entre deux définitions du parallélisme, mais prétend démontrer leur équivalence : + deux droites prolongées à l’infini ne se rencontrent pas (définition 35 d’Euclide), + deux droites équidistantes (même longueur des perpendiculaires communes, « vis à vis » dit Al-Khayyâm), dont l’existence suppose le 5e Postulat. C D A B
6 - Al-Khayyâm « démontre » le 5e Postulat - Septième Proposition, soit la 35e des Éléments (prop. 29 d’Euclide) : Si une ligne droite tombe sur deux lignes parallèles, les angles alternes seront égaux entre eux et les angles intérieurs seront égaux à deux droits. - Huitième Proposition, soit la 36e des Éléments (le 5e Postulat d’Euclide) : La ligne EG est droite, et l'on a mené les lignes EA, GC de telle sorte que les angles AEG, CGE soient plus petits que deux droits. Je dis qu'elles se rencontreront dans la direction de A. L'angle AEG est plus petit que EGD. Nous posons alors l'angle HEG égal à EGD. Les lignes HEI, CGD sont donc parallèles, (Euclide, prop. 27, Livre I). Mais la ligne EA coupe HI. Par conséquent, elle coupera la ligne CD dans la direction de A. Ce que nous voulions démontrer B H E I A C D G Ce résultat achève le Livre I d’Al-Khayyâm, il conclut : Voilà donc la véritable démonstration des lois des parallèles et de la notion vers laquelle on tendait. Et à la vérité, il faudra annexer ces propositions à l'ouvrage Les Éléments selon l'ordre qui a été mentionné; … car l'art en a besoin afin d'être philosophiquement parfait, de sorte que celui qui l'étudie n'ait plus de doute et ne soit plus troublé par des incertitudes. Et le moment est venu pour nous de conclure le premier Livre en louant Dieu le Très-Haut et en bénissant le prophète Muhammad et toute sa famille.
7 - La preuve du rectangle par Al-Khayyâm Mais comment Al-Khayyâm obtient-il que ABCD est un rectangle ? Seconde Proposition, soit la 30e des Éléments: Nous reprenons la figure ABCD; nous divisons AB en deux en E; et nous menons EG perpendiculairement à AB. Je dis que CG sera égale à GD, et EG perpendiculaire à CD. Démonstration. Nous joignons CE, ED. La ligne AC est donc égale à BD, AE est égale à EB, et les angles A, B sont droits. Donc les bases CE, ED seront égales, et les angles AEC, BED seront égaux. Il restera donc CEG, GED égaux entre eux. Mais la ligne CE est égale à ED, EG est commune, et les deux angles sont égaux. Le triangle sera donc égal au triangle, et les autres angles et côtés homologues égaux entre eux. CG sera donc égale à GD, et l'angle CGE égal à DGE. Ils seront donc droits. Ce que nous voulions démontrer. C G D A E B
7 - La preuve du rectangle par Al-Khayyâm Troisième Proposition, soit la 31e des Éléments : Nous reprenons la figure ABCD [avec E et G]. Je dis que les angles ACD et BDC seront droits. Al-Khayyâm place K sur (EG) tel que GK = EG et trace en K la perpendiculaire à (EK), qui coupe (AC) en H et (BD) en I (cela suppose le 5e Postulat !). Il démontre facilement (égalités de triangles de bases CK et DK) que KH = KI et CH = DI. Il reste à montrer que les angles en C et D ne sont ni aigus ni obtus. Hypothèse de l’angle aigu (principe du raisonnement) : par pliage autour de (CD), K vient en E, l’angle obtus GCH vient en GCN, plus grand que GCA, et H vient en N, avec EN > EA. Donc KH > EA et la droite (AC) s’écarte ainsi de (EG). Idem pour (BD), et de même si on construit la figure de l’autre côté de (AB). On a alors pour les deux droites parallèles (AH) et (BI) l’allure ci-dessus : K I H G C D N A E B H I A B H’ I’
7 - La preuve du rectangle par Al-Khayyâm - Hypothèse de l’angle obtus (principe du raisonnement) : Par pliage autour de (CD), K vient en E, l’angle aigu GCH vient en GCM, plus petit que l’angle obtus GCA, et H vient en M, avec EM < EA. Donc KH < EA, et la droite (AH) se rapproche ainsi de (EK). Idem pour (BI), et de même si on construit la figure de l’autre côté de (AB). On a alors pour les deux droites parallèles (AH) et (BI) l’allure ci-dessous : K I H G C D A M E B H I On a donc deux lignes droites qui coupent une ligne droite selon deux angles droits, et la distance entre elles augmente (hypothèse de l’angle aigu), ou diminue, (hypothèse de l’angle obtus) des deux côtés de cette ligne. A B H’ I’
8 - La ligne droite est bien droite : le refus d’Omar Al-Khayyâm Conclusion : C'est là une absurdité première, dès lors que l'on conçoit la linéarité et que l'on réalise la distance entre les deux lignes. (Cela fait partie des choses que tu pourras reconnaître avec un minimum de réflexion et d'investigation). Et dès lors qu'il est impossible que les deux lignes [AB et CD] soient inégales, elles seront égales. Et dès lors qu'elles sont égales, les deux angles [en C et en D] seront égaux. Par conséquent ils seront donc deux <angles> droits. (On le reconnaîtra avec un minimum de réflexion; nous l'omettrons donc afin d'éviter la prolixité. Ainsi, que celui qui voudra ici-même établir cela selon l'ordre mathématique le fasse; nous ne l'empêcherons pas!). Par ce refus idéologique, Omar Al-Khayyâm passe ainsi à côté d’une grande découverte.
9 - La rigueur de Saccheri (1667-1733) Le titre du livre de Girolamo Saccheri est révélateur de l’intention de l’auteur: Euclide lavé de toute tache (1733). Saccheri suppose connues les 28 premières propositions des Éléments et reprend la configuration d’Al-Khayyâm : Il prouve que les angles en C et D sont égaux. Comme Al-Khayyâm, il fait les trois hypothèses : angles droits, obtus ou aigus, et montre que si l’une est vraie pour un quadrilatère, alors elle est vraie pour tous. Dans les hypothèses de l’angle droit ou obtus, il prouve que si deux droites font un angle aigu, toute perpendiculaire à l’une coupe l’autre : C D A B Quel que soit P sur (AB), il existe un point N sur (AC) tel que le pied M de la perpendiculaire menée de N à (AB) soit au delà de P. Dans le triangle rectangle AMN, la perpendiculaire menée de P à (AB) recoupe l’hypoténuse (axiome de Pasch). N C A B P M Saccheri peut ainsi éliminer l’hypothèse de l’angle obtus (qui conduit à la géométrie sphérique), car utilisant la 2e Demande d’Euclide pour construire sa figure (on peut prolonger une droite à l’infini), le résultat obtenu implique le 5e Postulat, lequel entraîne immédiatement que les angles en C et D sont droits. Saccheri conclut : « l’hypothèse de l’angle obtus est absolument fausse, car elle se détruit d’elle-même ».
9 - La rigueur de Saccheri (1667-1733) Le raisonnement précédent ne peut pas aboutir dans l’hypothèse de l’angle aigu et Saccheri, malgré toutes ses recherches rigoureuses, n’arrive pas à obtenir une contradiction. Il montre que deux droites quelconques sont : - soit sécantes : - soit ont une perpendiculaire commune : - soit sont asymptotes ! Classification que Lobachevski reprendra un siècle après pour la géométrie hyperbolique. Saccheri découvre que deux droites ayant une perpendiculaire commune peuvent ne pas être équidistantes, et qu’étant donné un segment [AB], il existe un angle BAX tel que : - (AX) ne rencontre pas la perpendiculaire (BC) en B à (AB), - toute oblique (AX’) comprise dans l’angle BAX, rencontre cette perpendiculaire (BC) à (AB), - toute oblique (AX”) faisant un angle aigu avec (AB), plus grand que BAX, a une perpendiculaire commune avec (BC). X X’’ C X’ A B Saccheri est donc amené à considérer que les droites asymptotes (AX) et (BC) se rencontrent à l’infini, et devraient avoir en ce point idéal une perpendiculaire commune ! Devant ces paradoxes, moralement convaincu que le 5e Postulat est démontrable, il conclut: « L’hypothèse de l’angle aigu est absolument fausse, car cela répugne à la nature de la ligne droite ».
10 - Le travail de Johann Heinrich Lambert (1728-1777) La théorie des parallèles (Theorie der parallellinien) Partant d’un quadrilatère ayant 3 angles droits, Lambert montre que pour le quatrième, l’hypothèse de l’angle obtus est impossible dans une géométrie où les droites sont infinies (2e Demande d’Euclide), mais remarque que cette propriété est vérifiée sur une sphère. Il pousse l’hypothèse de l’angle aigu le plus loin possible, et obtient les premiers résultats en géométrie hyperbolique, en particulier que la somme des angles a, b, c d’un triangle ABC dépend de son aire : 2droits – (a+b+c) = k aire(ABC) Comparant cette formule à celle de Girard (1625), sur une sphère de rayon R : (a+b+c) – 2droits = (1/R2) aire(ABC), il conclut que l’hypothèse de l’angle aigu mène à une géométrie sur une sphère de rayon imaginaire iR. Ceci entraîne l’existence d’une mesure absolue des longueurs. Mais, considérant que dans la réalité physique, il n’y a pas de mesure absolue des longueurs et convaincu que les axiomes de la géométrie doivent refléter notre perception de l’espace, il écarte aussi l’hypothèse de l’angle aigu pour obtenir le 5e postulat, qui n’est donc pas mathématiquement démontré.
11 - Mises en garde de D’Alembert et du père Farkas Bolyaï Jean Le Rond D’Alembert (1717-1783) écrira dans l’Encyclopédie (v. 1765) : « la définition et les propriétés de la ligne droite, ainsi que des lignes parallèles sont l’écueil et pour ainsi dire le scandale des éléments de géométrie ». Wolfgang Farkas Bolyaï (1775-1856), après 8 tentatives infructueuses, découragé, écrit à son fils Janos qui sera l’un des créateurs des Géométries Non Euclidiennes : « Je vous supplie de laisser cette science des parallèles tranquille... J'ai traversé cette nuit insondable, qui éteignit toute lumière et joie de ma vie... Je suis revenu quand j'ai vu qu'aucun homme ne pouvait atteindre le fond de la nuit… Je m’en reviens inconsolé, m’apitoyant sur mon sort... La ruine de mon humeur et ma chute datent de ce temps. J'ai, bêtement, risqué ma vie et mon bonheur… »
12 - La réponse du fils Janos Bolyaï Janos Bolyaï, indocile, écrit à son père en 1823 : « Je suis décidé à publier mon travail sur la théorie des parallèles [...] Le but n'est pas encore atteint mais j'ai fait des découvertes merveilleuses qui m'ont subjuguées, et ce serait une cause de regret éternel si elles étaient perdues… La seule chose que je puisse dire, c'est que j'ai créé un nouvel univers à partir de rien. Tout ce que je vous ai envoyé jus que là est un château de cartes à côté de la tour ». Il rédige en 1825 un opuscule : La science absolument vraie de l’espace, publié en appendice d’un ouvrage de son père en 1832.
13 - La prudence de Carl Friedrich Gauss (1777-1855) 1 - Réponse à son ami Farkas Bolyaï qui lui avait communiqué les travaux de son fils : « le contenu lui-même du travail, le chemin suivi par votre fils et les résultats auxquels il est conduit, coïncident presque entièrement avec les méditations qui ont occupé mon esprit en partie pour les 30 à 35 dernières années ». Gauss ajoute, craignant les sarcasmes ( “j’ai peur des criaillements des ignorants”) : « Mon intention était de ne rien publier de mon vivant… Je suis très heureux que ce soit le fils d'un vieil ami qui me précède d'une manière si remarquable. » 2 - Gauss avait exploré la question depuis longtemps, lettre à Farkas Bolyaï de 1799 : « J'ai déjà fait quelques progrès dans mon travail ; si on pouvait prouver qu’il existe un triangle dont l'aire est plus grande que tout nombre donné à l’avance, alors je pourrais établir la géométrie euclidienne rigoureusement". 3 - Lettre à Burkhard de 1817 (depuis 1813, Gauss avait la certitude de la consistance d’une géométrie non euclidienne) : « Je suis de plus en plus convaincu que la nécessité de notre géométrie euclidienne ne peut être prouvée en tout cas par une pensée humaine et pour une raison humaine. Peut être dans une autre vie il nous sera possible d'avoir une indication sur la nature de l'espace qui nous est pour le moment inaccessible ».
13 - La prudence de Carl Friedrich Gauss (1777-1855) 4 - Lettre à Taurinus de 1824, annonçant une nouvelle géométrie qui sera développée par Lobatchevski en 1829 (en russe, publié en français en 1837) : « l'hypothèse que la somme des angles d'un triangle est inférieure à 180 degrés conduit à une géométrie curieuse, assez différente de la nôtre, mais cohérente que j'ai développée à mon entière satisfaction et dans laquelle je peux résoudre tout problème à l'exception de la détermination d'une constante qui ne peut être définie a priori. Plus cette constante est grande, plus on est proche de la géométrie euclidienne et les deux coïncident si elle est prise infinie ». 5 - Dans cette même lettre de 1824, Gauss ajoute : « Tous mes efforts pour découvrir une contradiction, une incohérence dans cette géométrie non euclidienne ont échoué, (...) Mais il me semble que nous ne connaissons que si peu, pour ne pas dire rien du tout, de la vraie nature de l'espace qu'il n'est pas possible de qualifier d'impossible ce qui nous apparaît comme non naturel ». 6 - Appréciation de Düring vers 1880 sur la géométrie non euclidienne : « Insanité démentielle, théorèmes et figures mystiques et délirants nés d'une pensée maladive ! Les parties dégénérées du cerveau de Gauss ».
14 - Le choix de Lobatchevski (1793-1856) Nicolas Ivanovitch Lobatchevski publie sa Théorie des parallèles en 1829. Un point A extérieur à une droite (BC) étant donnés, soit (AD) l’unique perpendiculaire issue de A sur (BC). Lobatchevski part de la situation laissée par Saccheri et admet comme base de travail que : Par le point A extérieur à la droite (BC), il passe trois types de droites : celles qui coupent (BC), comme (AE) les deux droites (AF) et (AG), qui sont asymptotes à (BC). Ce sont les parallèles à (BC) passant par A. - les droites, comme (AH) comprises dans l’angle formé par (AF) et (AG), qui ne rencontrent pas (BC) et qui ont avec (BC) une perpendiculaire commune. Parmi celles-ci, la droite (AI) est perpendiculaire en A à (AD). Lobatchevski déclare en 1834 que « la vérité à établir (le 5e Postulat) ne peut être démontrée que par des expériences », au contraire de Kant qui pensait que le concept d’espace euclidien « n’est pas d’origine empirique, mais est une nécessité inévitable de la pensée ». H A I F G B C D E