Fritz London et la superfluidité de l’hélium S. Balibar Laboratoire de Physique Statistique de l ’ENS (Paris, France) Quantique … mais macroscopique, IHP 11 mai 2005
1928-38 : découverte de la superfluidité à Leyde, Toronto, Cambridge, Moscou… 1938 à Paris : London et Tisza proposent de relier superfluidité et condensation de Bose Einstein 1941-47: l’approche de Landau et le conflit avec London 3 tests: les ondes de chaleur l’hélium 3 les rotons
deux états liquides différents Keesom (Leiden, 1928-32): la chaleur spécifique présente une singularité en forme de « l » à Tl = 2.17 K (le « point lambda ») L’helium est pur et simple et présente pourtant deux états liquides différents: l’helium I à T > Tl et l’helium II à T < Tl
L’hélium superfluide ne bout pas (J.C. McLennan, Toronto 1932) la conductivité thermique de l’hélium II est grande (Keesom 1936, Allen 1937) en dessous de Tl = 2.17 K (NB. vers 2K) pas de points chauds sur les surfaces pour la nucléation de bulles l’hélium II ne bout pas est ce une conséquence d’une faible viscosité qui favoriserait la convection ? mesurer la viscosité
le film de J.F. Allen et J. Armitage (St Andrews, 1971 - 82)
Une hydrodynamique non-classique écoulement classique dans un capillaire de rayon R, longueur l, viscosité h, pression DP débit Q (loi de Poiseuille) : Q = p R4 DP / (8 h l) J.F. Allen et A.D. Misener (Cambridge, jan. 1938) : en dessous Tl , le débit Q est pratiquement indépendant de la pression DP et du rayon R ( de 10 à 500 microns) « the observed type of flow cannot be treated as laminar nor turbulent » l’hydrodynamique de l’helium II est non-classique
P. Kapitza invente le mot « superfluide », par analogie avec « supraconducteur » P. Kapitza (Moscow, dec. 1937) : en dessous de Tl , la viscosité de l’hélium est très faible... (déjà observé par Keesom et van den Ende, Proc. Roy. Acad. Amsterdam 33, 243, 1930) « it is perhaps sufficient to suggest, by analogy with superconductors, that the helium below the l-point enters a special state which might be called a ‘superfluid’ »
l’effet fontaine (Allen et Jones, Cambridge, février 1938)
5 mars 1938, Institut Henri Poincaré : Fritz London: la condensation de Bose-Einstein explique-t-elle la superfluidité?
Quel ordre dans le liquide ? superfluide solide liquide normal gaz pression (bar) temperature (K) 25 2 1 1926: Keesom découvre l’hélium solide Pas de point triple l’hélium reste liquide jusqu’à T =0 L’entropie du liquide doit tendre vers zéro Quel ordre ?
l’hélium cristallise à 25 bar
Effets quantiques l’hélium reste liquide jusqu’à T = 0 Le volume molaire est 3 fois plus grand que ce qu’on attendrait au vu du potentiel d’interactions entre atomes Importance des fluctuations quantiques: Localiser les atomes coûte beaucoup d’énergie cinétique quantique à cause des relations d’incertitude de Heisenberg: E = (Dp)2/(2 m ) et Dp > h/(2p Dx) L’entropie du liquide tend vers zéro quand T tend vers zéro => un ordre dans l’espace des moments ?
Une condensation de Bose-Einstein dans l’hélium ? Einstein 1925: en dessous d’une certaine température critique TBEC un nombre macroscopique de « bosons » se regroupent dans leur état fondamental formant une onde de matière macroscopique BEC dans un gaz d’atomes d’hélium 4 idéal (sans interactions): TBEC = n2/3 = 3.1 K pour n = 2.18 1022 atomes/cm3 proche de Tl = 2.2 K 2 p h2 1.897 m kB singularités semblables pour la chaleur spécifique
Laszlo Tisza 1938 : le « modèle à deux fluides » deux fluides: le condensat et les atomes non-condensés le condensat est à T=0 , ne transporte pas d’entropie et ne peut participer à la dissipation (viscosité nulle) les atomes non-condensés constituent un « fluide normal » qui transporte de l’entropie et peut échanger de l’énergie (viscosité non-nulle) il existe deux champs de vitesse indépendants: vs et vn la température détermine le rapport entre les les densités des deux fluides la dissipation dépend de la géométrie de l’expérience si le superfluide seul s’écoule (à travers un poreux), T diminue un gradient de T produit un effet thermomécanique inverse, un écoulement du superfluide vers la région chaude (effet fontaine)
Laszlo Tisza ENS, Paris 14 juin 2001 Sébastien Balibar Eric Varoquaux Jean Dalibard Bertrand Duplantier
l’écoulement d’un superfluide
Lev D. Landau Moscou 1941 - 47 En 1941, au vu des résultats de Kapitza sur les ondes de chaleur, Landau reprend le modèle à deux fluides de Tisza sur des bases plus rigoureuses, mais nie le lien avec la condensation de Bose-Einstein : « the explanation advanced by Tisza (!) not only has no foundations in his suggestions but is in direct contradiction with them » le fluide normal est constitué des « excitations élémentaires » du fluide dont le spectre (modifié en 1947) présente deux branches : phonons et rotons (« vortex élémentaires ») calcul de la thermodynamique de l’hélium superfluide prédiction d’une vitesse critique au delà de laquelle la superfluidité est détruite ondes de chaleur (« deuxième son ») : vs et vn en opposition de phase en accord avec les résultats de Kapitza
La vitesse critique de Landau échange d’énergie et de moment avec un superfluide en mouvement. une hypothèse implicite: pas d’excitations individuelles les modes collectifs ont une vitesse minimale dans un liquide quantique vitesse critique vc Conservation de E et p impossible si v < vc = E/p phonons: vc = c = 240 m/s rotons: vc = 60 m/s à pression de vapeur saturante autres mécanismes possibles à plus basse vitesse ?
pourquoi Landau ne croyait-il pas à la condensation de Bose - Einstein dans l’hélium liquide ? pas de continuité entre les propriétés d’un gaz de bosons et celles d’un liquide de bosons ? Lev Pitaevskii ( communication privée, Trento 15 mars 2003): Landau et Kapitza croyaient à l’analogie entre superfluidité et supraconductivité Or, les électrons sont des fermions ! (c’était 10 ans avant la théorie BCS) d’où l’importance historique de l’étude de l’hélium 3 liquide, qui n’est pas superfluide à des températures comparables et la satisfaction de London et Tisza devant le résultat expérimental négatif de D.W. Osborne, B. Weinstock et B.M. Abraham Argonne 1949. l’hélium 3 liquide est superfluide vers 0.002 K, lorsque des paires se forment (comme dans les supraconducteurs)
LT0 à Cambridge , 1946: Fritz London attaque Landau Exposé d’ouverture par Fritz London: « The quantization of hydrodynamics [by Landau] is a very interesting attempt… however quite unconvincing as far as it is based on a representation of the states of the liquid by phonons and what he calls « rotons ». There is unfortunately no indication that there exists anything like a « roton »; at least one searches in vain for a definition of this word… nor any reason given why one of these two fluids should have a zero entropy (inevitably taken by Landau from Tisza) … Landau’s theory based on the shaky grounds of imaginary rotons.»
La vitesse des ondes de chaleur (le « deuxième son ») Tisza 1938 puis Landau 1941: c22 = (rs/rn)TS2/C La vitesse du 2ième son dépend de l’entropie S du fluide normal. Les premières expériences de Peshkov (1946) ne permettent pas de départager le modèle de Tisza de celui de Landau celles de 1960 montrent que c2 tend vers c/√3 quand T tend vers 0 comme prévu par Landau (S est dominé par les phonons), pas vers zéro comme prévu par Tisza
évidence expérimentale par diffusion de neutrons Les rotons existent R + R - évidence expérimentale par diffusion de neutrons
Les rotons et l’évaporation quantique rotons (E > 8.65K) atomes évaporés E > 8.65-7.15=1.5K gaz liquide P.W. Anderson 1966: un phénomène analogue de l’effet photoélectrique un photon hv éjecte un électron d’énergie cinétique hv - E0 (l’énergie de liaison) de même, un « roton » d’énergie minimale D = 8.65 K évapore un atome d’énergie cinétique E > D - 7.15 = 1.5 K S. Balibar et al. (thèse de doctorat, ENS-Paris 1976) : impulsions de chaleur à suffisamment basse température, les rotons évaporent les atomes avec une énergie cinétique > D - 7.15 = 1.5 K , donc une vitesse minimale de 79 m/s : la chaleur est quantifiée Rotons + et - : M.A.H. Tucker, G.M. Wyborn et A.F.G. Wyatt , Exeter (1990-99)
Rotons et vitesse critique 3 types de situations expérimentales : - écoulements microscopiques - écoulements macroscopiques non contrôlés - écoulements macroscopiques contrôlés écoulements microscopiques : P. McClintock et al. (Lancaster 1974-86) : un électron dans l’hélium liquide. On observe la vitesse de Landau : vc de 51 m/s (à 13 bar) à 46 m/s (à 24 bar) émission de rotons par paires (R.M.Bowley et F. Sheard). cf déplacement d’un atome étranger dans un condensat gazeux. e- champ électrique 2 nm écoulements macroscopiques non contrôlés : capillaires ou milieux poreux instabilités de tourbillons piégés vc ~ 0.1 à 10 cm/s
écoulements macroscopiques contrôlés O. Avenel E. Varoquaux et al. Orsay-Saclay 1994 - 2003 écoulement à travers un orifice submicronique vitesse temps la vitesse dans l’orifice varie par sauts quantifiés : nucléation de tourbillons quantiques individuels près des parois écoulements macroscopiques contrôlés
R.P. Feynman , 1955 quantification des tourbillons... Une conséquence de l’existence d’une ffonction d’onde macroscopique, la prédiction de London: Si Y = Y0 exp (iF) est la fonction d’onde de l’état fondamental, la vitesse du superfluide est vs = grad (F) donc la circulation est = v dl = n (n = 1 presque toujours) h m vs
superfluides en rotation: réseaux de tourbillons et le rubidium gazeux en 2000 : KW Madison, F. Chevy, W. Wohlleben et J. Dalibard l’hélium liquide en 1979 : E.J. Yarmchuk, M.J.V. Gordon et R.E. Packard
rotons: le signe d’un ordre local F. London 1946 : there has to be some short range order in liquid helium. But this short range order does not chnage when helium goes through the l- point R. Feynman 1954 : le minimum des rotons est lié au maximum du facteur de structure pour une longueur d’onde égale à la distance entre proches voisins. Relation de dispersion des excitations élémentaires: hwq = h2q2/ 2mS(q) où S(q) est le facteur de structure, transformée de Fourier de la probabilité de trouver un atome à la distance R Nozières 2004: « rotons are ghosts of a Bragg peak » Expériences en cours (R. Ishiguro et S. Balibar, ENS - Paris: recherche d’une instabilité vers 200 bars où Drotons = 0
Moroni et Boninsegni (J. Low Temp. Phys. 136, 129, 2004) Conclusion London et Landau détenaient chacun un part de la vérité le condensat est très difficile d’accès dans l’hélium mais il a été calculé et mesuré: à 0 bar: entre 7 et 9% à 25 bar: entre 2 et 4 % L’existence d’une fonction d’onde macroscopique est démontrée par la quantification des tourbillons Moroni et Boninsegni (J. Low Temp. Phys. 136, 129, 2004) Les rotons existent Ce ne sont pas des vortex quantiques élémentaires mais la trace d’un ordre local dans le liquide
... et glissements de phase la vitesse superfluide à travers le trou est vs ~ (FA - FB ). cette différence de phase saute de 2p lorsqu’un tourbillon quantifié traverse l’écoulement. la vitesse change par sauts quantifiés Avenel et Varoquaux ont étudié la statistique de la nucléation des tourbillons énergie d’activation E ~ 2 à 5 K pour des vitesses ~ 20 m/s A B
Une BEC généralisée dans l’hélium liquide ? F. London (1938) : le calcul d’Einstein s’applique au gaz idéal (i.e. sans interactions) N.N. Bogoliubov (1947) justifie l’hypothèse de Landau dans le cas d’un gaz de Bose en interaction répulsive faible: à faible vecteur d’onde, les excitations individuelles disparaissent au profit de modes collectifs de vitesse finie (la vitesse du son). L. Onsager et O. Penrose (1956) considèrent la matrice densité à une particule r1(r) = <Y + (0, r2, ...,rN)Y (r, r2, ...,rN)> C’est le recouvrement de la fonction d’onde de l’état fondamental du système lorsqu’on déplace une particule d’une distance r. La limite de r1(r) quand r tend vers l’infini vaut n0 , c’est la population de l’état fondamental (le condensat généralisé). Au dessus de Tc, la fraction condensée n0 / N est négligeable il y a condensation de Bose (généralisée) en dessous de Tc , où n0 / N est d’ordre 1. Onsager et Penrose trouvent n0 ~ 8 % pour l’hélium liquide à T = 0 et à basse pression (un calcul faux mais un résultat juste ? voir P. Nozières cet après midi )
n0 dans l’helium liquide P. Sokol (in Bose Einstein Condensation, ed. by A. Griffin, D.W. Snoke and S. Stringari, Cambridge University Press, 1995) différents calculs numériques (Path Integral Monte carlo, Green’s Fonction Monte Carlo...) prédisent 10 ± 2 % l’analyse des expériences de DIPS (deep inelastic neutron scattering) est très délicate. Il n’y a pas de preuve expérimentale irréfutable qu’un condensat existe dans l’hélium liquide, ni de démonstration qu’un fluide de bosons présente nécessairement une condensation de Bose-Einstein. Si on suppose que le condensat existe, et qu’on tient compte de la forme théorique de la fonction de distribution des états excités de moment non-nul, on trouve un n0 expérimental en accord avec les calculs théoriques
l’accord entre théorie et expériences n0 décroît violemment avec la densité : ~ 9% à 0.145 g/cm3 (0 bar) ~ 4 % à 0.177 c/cm3 (25 bar) la région « inaccessible » d’après P. Sokol est , en fait, accessible dans nos expériences acoustiques
L’effet des interactions sur la température critique P. Gruter, F. Laloë et D. Ceperley (1997) intensité des interactions la température critique de transition Tc présente un maximum ! T0: gaz idéal n: densité a : longueur de collision (gaz dilué) ou coeur dur (helium liquide) gaz dilué helium liquide cette courbe aurait surpris Landau !
l’helium liquide s’étend à pression négative solide superfluide liquide normal gaz Pression (bar) Température (K) 25 2 1 ligne l limite spinodale - 9.5 liquide metastable S.M. Apenko Phys. Rev. B, 1999 TBEC Tl P > 0 P < 0 une prédiction théorique: S.M. Apenko (1999) et G. Bauer, D. Ceperley et N. Godenfeld (2000): la ligne lambda présente un maximum (2.2 K) à pression négative (c’est-à-dire sous tension) et se rapproche de la température TBEC
ondes acoustiques de grande amplitude G.Beaume, S. Nascimbene, A. Hobeika, F. Werner, F. Caupin et S. Balibar (2002 - 2003) au point focal: P = Pstat + dP cos (2p .t) f ~1 MHz grandes dépressions puis compressions loin de toute paroi (ici : ± 35 bar d’amplitude) pendant ~ T/10 ~ 100 ns dans un volume ~ (l/10)3 ~ (15 mm)3
expériences de cavitation acoustique (S. Balibar, F. Caupin et al.) le seuil de nucléation des bulles présente un cusp à 2.2K (transition superfluide) en accord avec les prédictions théoriques
cristallisation acoustique sur paroi de verre X. Chavanne, S cristallisation acoustique sur paroi de verre X. Chavanne, S. Balibar and F. Caupin Phys. Rev. Lett. 86, 5506 (2001) amplitude de l'onde acoustique au seuil de cristallisation: ± 4.3 bar
l’hélium en surpression forte: rotons mous ? verre de Bose ? Expériences de cristallisation acoustique: en l’absence de paroi, pas de cristallisation jusque vers +120 bar. L’hélium liquide est metastable jusqu’à 120 bar où la densité vaut environ 0.215 g/cm3; est il encore superfluide à une telle pression ? d’après Sokol, n0 semble tendre vers zéro aux environs de 0.19 g/cm3 (50 bar) un verre de Bose à 120 bar ? l’énergie des rotons tend vers 0 vers +200 bar (d’après la fonctionnelle de densité « Orsay - Trento - ENS » ) : rotons mous = instabilité du liquide par rapport à la formation du cristal ?