Peindre après la guerre Otto Dix (1891-1969) « Grande ville » triptyque (1927-1928) Une peinture traumatographique Hugues FRANCOIS
Technique mixte sur bois 181 101 200 101 Largeur totale 402 centimètres
Génèse et réalisation: la question du temps Deux années de réalisation, de nombreuses études préalables, trois cartons aux dimensions définitives du tableau Une technique empruntée aux maitres du XVIème siècle, la technique du glacis, superposition de fines couches de peintures pour susciter transparence et profondeur, un travail lent et minutieux
Une œuvre commencé une dizaine d’années après la fin de la guerre et dont celle-ci n’est pas le sujet (un autre triptyque lui est consacrée ultérieurement) Une œuvre où la guerre est présente, son auteur est un ancien combattant, engagé volontaire, qui revient fréquemment sur ce thème. Des anciens combattants figurent sur la toile et loin du fracas des combats c’est une lente construction où s’examine aussi la mémoire de la guerre.
Le corps démembré
La représentation des corps mutilés des combattants s’inscrit dans la sphère publique. Le combat est terminé, le combattant a le statut d’ancien est son corps perpétue la mémoire et les douleurs du conflit Aucun des hommes présents sur les deux panneaux latéraux n’est intact. Amputés des membres inférieurs ou blessés de la face, gueules cassés, le soldat n’est plus que partiellement homme
Salut militaire et exhibition de la chair torturée. Les moignons sont exhibés La face est partiellement cachée, les séquelles sont visibles. Plus de visage et plus de membres, cet homme n’existe plus.
Même blessures mais prothèses: Une tentative maladroite de reconstruction du corps mais un leurre. Des uniformes en lambeaux là où sur l’autre panneau le vêtement était civil L’inscription de la guerre sur les corps et l’inscription de ces corps dans l’espace de la ville. Chacun de ces hommes est un survivant mais exprime le leurre d’un retour à un ordre ancien à jamais révolu. La destruction du corps s’inscrit dans la durée de la vie et dans la société.
Le temps de l’impuissance Deux scènes de rue à la symétrie inversée Un quartier bourgeois Les bas fonds Deux cortèges de femmes en mouvement
Ils ne sont que des intrus dans la partie opposée des panneaux Les hommes sont condamnés à l’immobilité ou bien la précarité de l’équilibre du corps interdit le mouvement Ils ne sont que des intrus dans la partie opposée des panneaux
Ils ne suscitent que rejet ou absolue indifférence Ces femmes, des prostituées, demeurent inaccessibles
La permanence du désir L’intensité des regards et leurs direction sert de lien entre les deux parties de chaque panneau et crée une tension très forte; L’impuissance des corps
Le phantasme et le mépris Prostituées ou demi mondaines, les femmes sont réduites à des objets de consommation. Qu’elles arpentent les pavés de quartiers sordides ou les trottoirs de rues plus luxueuses elles ne sont que chairs offertes Réduites à n’être que sein ou sexe, leur hyper sexualisation renforce l’impuissante tension des hommes à terre. Impuissance physique, impuissance économique. Le salut de la main droite du mendiant au chapeau ne suscitant qu’indifférence et le chien qui aboie atteste d’un renvoi, d’une exclusion Le phantasme et le mépris
Le traumatisme du corps conduit à l’exclusion de toute vie Dans la ville, tensions et tentations exacerbent une impuissance Le mouvement de la ville et de la vie se poursuit en ignorant les laissés pour compte. La société ne veut pas voir ceux qui la renvoient aux traumatismes subis
Le bruit et l’oubli EXTERIEUR INTERIEUR EXTERIEUR Que s’y passe-t-il?
Un univers de richesse et de plaisir renfermé sur lui-même et imperméable au monde extérieur: l’Allemagne de Weimar, une société en dénie d’elle-même? Variétés des étoffes et des matières, somptuosité des couleurs Richesse et plaisir de l’œil et des sens L’arrivée tonitruante de la musique américaine. Un des musiciens est noir Danse, mouvements rapides, agilité, envol des vêtements Orchestre ou les cuivres dominent Charleston endiablée Spectateurs attentifs
Le tout structuré autour d’un tourbillon central EXTERIEUR INTERIEUR EXTERIEUR Un cloisonnement très marqué et des dynamiques contradictoires affirmées Le tout structuré autour d’un tourbillon central Une société cassée et compartimentée, une force centrifuge à l’œuvre, la volonté d’oublier ou de ne pas voir le traumatisme alors que seul l’argent circule, la vénalité à l’honneur… la vision douloureuse d’un artiste désenchanté.
Conclusion A l’examen sans fard d’Otto Dix qui en 1928 affirme et expose l’ampleur du traumatisme et tente un exorcisme dont la grande ville est un élément s’oppose une autre vision. L’idéologie qui voit dans la violence une fécondation et dans le traumatisme une nouvelle naissance
Wilhelm Sauter, Le soldat éternel, diptyque, 1940 1939-1940 1914-1918 Wilhelm Sauter, Le soldat éternel, diptyque, 1940
Mais il convient de laisser à Otto Dix le dernier mot Hans Schmitz-Wiedenbrück, Ouvriers fermiers et soldats, triptyque 1941 Mais il convient de laisser à Otto Dix le dernier mot
Otto Dix, Autoportrait en prisonnier de guerre, 1947