Géopolitique de l’Afghanistan contemporain

Slides:



Advertisements
Présentations similaires
Assemblée générale.
Advertisements

Gouvernance La prochaine étape Discussion des motions provisoires Ottawa Le 4 mai 2007.
1 Bâtir le succès des petites entreprises : une étude sur la productivité des PME Par Simon Prévost, vice-président, Québec Midi-conférence ASDEQ 25 avril.
Formation droit du CADTM des 16 et 17 février 2008 Dette odieuse et Apartheid par Virginie de Romanet.
La Réforme Des Tutelles
Lien avec le médicament Rôle de l’aide soignant (e)
Articulation des procédures collectives entre elles
Travail déquipe Imaginez que vous planifiez un coup détat pour saisir le pouvoir. De quoi avez-vous besoin? Quelles situations sociales ou économiques.
La Vitesse de la Confiance – Caractère et Compétences
Commission européenne DG Développement Réponse de la CE face à la flambée des prix alimentaires Philip Mikos – DG Développement Politiques de gestion durable.
II : La France est une monarchie constitutionnelle
La plaine de Marathon aujourd’hui…
II. Les crises successives
Les élections municipales en Israël, une leçon de démocratie. הוכן ע " י קרין ברדה ומרים נבט
LA RÉSISTANCE EN FRANCE
La nouvelle Constitution Innovations et ambitions mai 2002 Arrêt du Diaporama.
Un rayonnement idéologique du communisme chinois à nuancer
L'aide financière consiste à accorder au propriétaire une subvention annuelle fixe sur une durée de 15 ans. Par l'attribution d'une aide, l'État entend.
Laventure, cest dur!. But du jeu Traverser les 100 kilomètres du royaume… …et tuer le méchant dragon qui terrorise la région!!
Relations sectorielles et dialogue social dans le cadre de l EMCEF Reinhard Reibsch, EMCEF Balatongyörök, 29 avril 2006.
Mali Ben et Russell. Location Très grand pays dans louest de lAfrique Il y a un désert dans le nord qui est plus grand que la France Les pays qui entourent.
Assemblée générale du Forum des gestionnaires en ressources matérielles 24 mars 2011
Pourquoi fait-on la guerre ? Les dessous de l'attaque americaine contre l'Irak en 1991 Exrait du cours de "Modélisation et Gestion des Ressources Naturelles",
L'Acte d'Amérique du Nord Britannique
Economie Nationale Introduction et rappel des faits.
Code de bonnes pratiques sur la consultation du gouvernement britannique Présentation de Mike Bartram.
Corrigé Vocabulaire Unité 2.
La Première Guerre mondiale
Pour mieux connaître le gouvernement canadien. Le Canada nest pas un pays facile à gouverner parce que la population canadienne est très variée en concernant.
Le développement de l’autonomie
II Effondrement et refondation républicaine ( )
Les premiers occupants
PROJET-ÉCOLE ST-LOUIS DE ST-PHILÉMON Pour une école communautaire de qualité et attractive !
Intervention de l é tat entre hier et aujourd hui.
Petit exercice, analyse de l’art 293 C.cr
5 avril 2005É c o l e m i l i t a i r e RÉFORME DE LA LOI RÉSERVE.
Reformulations FLS 2581 P2. Besoin de poser le bien commun comme une réponse politique à la mondialisation La mondialisation économique ne suffit pas,
Les populations en ANB.
Processus d’éthique des affaires
Du 3 au 16 février Contenu La crise irakienne Le couple franco-allemand La Convention sur lavenir de lEurope Le sommet franco- britannique Lélargissement.
Décisions et actions collectives face à la mondialisation: un choix.
La Participation de Chine dans la Deuxième Guerre mondiale
Les décès sont, après les naissances, le second moteur agissant sur l'effectif de la population mondiale. La durée de vie moyenne varie d'une époque à.
Les causes et une comparaison avec l’Empire moderne: Les États-Unis
INTRODUCTION Présentez-vous, puis présentez le scénario ainsi que tous les outils éventuels utilisés. DÉFINITION DES RÈGLES DE DISCUSSION Exposez les règles.
INTRODUCTION Présentez-vous, puis présentez le scénario ainsi que tous les outils éventuels utilisés. DÉFINITION DES RÈGLES DE DISCUSSION Exposez les règles.
INTRODUCTION Présentez-vous, puis présentez le scénario ainsi que tous les outils éventuels utilisés. DÉFINITION DES RÈGLES DE DISCUSSION Exposez les règles.
« En mars 1944 sous le titre Les Jours heureux,
RESEAU.
Les systèmes parlementaire et électoral du Canada
Impérialisme vs. Nationalisme. Quand ? 11 septembre, 2001.
INTRODUCTION Présentez-vous, puis présentez le scénario ainsi que tous les outils éventuels utilisés. DÉFINITION DES RÈGLES DE DISCUSSION Exposez les règles.
La rébellion de 1837.
Les avantages de la Confédération (p.76-79). L’économie pourrait avoir plus de stabilité. L’union pourrait ramener la prospérité. On pourrait abolir les.
Pierre Tastet Pierre TASTET est un jeune bastennois. En 1911, alors que Pierre s'occupe tranquillement de son champ de maïs,la guerre se prépare... Comme.
L’autodétermination autour du monde Pages 180 à 201
L’occupation de l’Afghanistan
INTRODUCTION Présentez-vous, puis présentez le scénario ainsi que tous les outils éventuels utilisés. DÉFINITION DES RÈGLES DE DISCUSSION Exposez les règles.
Les motivations derrière les conflits armés pour s’emparer des ressources naturelles pour des idéologies religieuses pour se réapproprier un territoire.
Histoire 40S R-A Chaput. 1950: La SGM est chose du passé. L'Organisation des Nations Unies (ONU) a été fondée il y a 5 ans: Son but: promouvoir la paix.
 Dans les années 1830, l’élite de ANB été obligée de partager une partie de son pouvoir avec des autres.  Les individus ont essayé de modifier le gouvernement.
SUJET 1 : Les EU et le monde depuis la fin de la Guerre Froide Correction.
Le nationalisme et l’ultranationalisme
Référendu m du 29 mai Un vote essentiel Ce n’est pas un vote d’humeur C’est une preuve de confiance Ce vote a des conséquences sérieuses.
 Le mot démocratie vient du mot grec demos (peuple) et kratos (loi) et décrit un système politique.  Dans un pays démocratique, les citoyens ont le.
PowerPoint 2 : Droits et responsabilités en démocratie.
Le Canada en Guerre Unité 3 Chapitre 7. Le Chemin de la Guerre L’été de 1939, l’Allemagne voulait la Pologne. La Grande Bretagne et la France étaient.
Transcription de la présentation:

Géopolitique de l’Afghanistan contemporain

L’Afghanistan depuis 1996 1 - Le régime taleban (1996-2001) 2 – « Liberté immuable » 3 – Évolution politique depuis 2001 4 – Situation sécuritaire 5 – Occident, Pakistan, Inde et Chine 6 – Perspectives

1 — Le régime taleban (1996-2001) 1.1 – Origines et doctrine Qui sont les talebans? Il ne s'agit pas d'un mouvement complètement détaché de la tradition musulmane afghane. Mais leur rigorisme est étranger à cette tradition et témoigne de l’influence des courants radicaux des écoles coraniques pakistanaises, lesquelles ont vu leur nombre exploser au cours de la dictature du général Zia, attirant les jeunes garçons afghans qui ont fui le pays, ou qui sont nés au Pakistan, en leur offrant le toit, le couvert et l’instruction. Leur nom signifie « étudiants en religion ». Ils sont originaires du sud de l'Afghanistan, plus particulièrement de la ceinture tribale pachtoune.

Ils ont été formés dans des madrasas installées de part et d'autre de la frontière avec le Pakistan. Traditionnellement en Afghanistan, les étudiants en théologie et en droit islamique commençaient leurs études dans de petites madrasas constituées autour d'une famille de religieux liée à une confrérie religieuse. Ils parachevaient ensuite leurs études au Pakistan, également en zone pachtoune, puis pour les meilleurs, à Lahore et Karachi. Les madrasas afghanes étaient ainsi liées, dans le sous-continent indien, à des réseaux religieux dont elles épousaient les querelles. Ces réseaux de madrasas ont connu un développement certain à partir des années 1950. La plupart d'entre elles sont « fondamentalistes traditionalistes » : les talebans sont sunnites; ils sont liés en général à l'école des Deobandi, des radicaux sunnites qui se sont développés avant tout en réaction à l’hindouisme plutôt qu’à l’occident.

Durant la guerre, les talebans se sont mobilisés dans le cadre de leurs madrasas locales, transformées en bases militaires, loin des populations civiles. Ils adhéraient alors aux principaux partis traditionalistes de la résistance afghane, comme leur chef Mohamed Omar. Leur transformation en mouvement politique date de 1994 et résulte de plusieurs causes : l'aspiration à l'ordre, la quête par les Pachtounes d'une nouvelle représentation politique et, enfin, le soutien des Pakistanais et de milieux pétroliers américains, désireux d'établir un corridor sous contrôle entre le Pakistan et les nouvelles républiques indépendantes d'Asie centrale. Après avoir tenu à bout de bras Hekmatyar, le Pakistan, frustré, a ainsi abandonné celui-ci au profit du mouvement taleb, espérant qu’il serait davantage en mesure d’assurer le contrôle de l’Afghanistan.

Le Mollah Omar

Le mouvement taleb exprime la révolte de jeunes mollahs contre la dérive des moudjahidin et leur incapacité à assurer la sécurité du territoire. Le mollah Omar lance le mouvement dans son village natal de Panjway, à l'ouest de Kandahar, en exécutant un chef moudjahid local. Les réseaux des madrasas se mobilisent alors autour de ce jeune chef, grièvement blessé durant la guerre contre les Soviétiques. Les talebans ne sont pas des révolutionnaires : pour eux, un État islamique se définit par la stricte application de la charia; on chercherait en vain chez eux le discours antioccidental que l'on peut trouver en Iran, encore moins de projets de remodeler la société et l'économie. Cela étant, l’interprétation qu’ils font de la charia, tout en étant rigoriste, est mâtinée de certains éléments traditionnels afghans issus du code d’honneur pachtoune.

Si dans un premier temps, la population accueille avec enthousiasme les étudiants, ce rigorisme fait rapidement en sorte que cette popularité initiale s’estompe, surtout dans les villes En outre, l’application rigoriste et intégrale de la charia entraîne rapidement le retour à des châtiments moyenâgeux, qui révulsent la population urbaine : amputation de la main des voleurs, ensevelissement vivant des homosexuels, exécutions publiques dans les stades pour les personnes coupables de meurtre ou les femmes adultères, etc. À ce titre, et étrangement, les talebans partagent quelque chose avec le PNDA : tous deux ont tenté d’imposer par la force des coutumes et des mœurs radicales issues de l’étranger. Traditionnellement, les Afghans ont tendance à considérer que leur pratique de l’Islam est la plus authentique et ne voient aucune raison de s’inspirer de l’islam étranger.

En outre, ils comprennent mal la charia à cause des faiblesses de l’éducation qu’ils ont reçue. Nombre d’entre eux sont pratiquement analphabètes et ont simplement appris par cœur les textes religieux. Leur fondamentalisme se ramène à la question du droit et des mœurs. Leur puritanisme est strict : interdiction de toute vie publique aux femmes, contraintes de porter le chadri ou la burqa; obligation d'assister à la prière; interdiction de la musique, du cerf-volant et de la pratique de presque tous les sports. Ce rigorisme est à l'intersection d'un puritanisme traditionnel des tribus pachtounes et d'une interprétation très stricte et littérale de la charia, dans la lignée des courants néo-fondamentalistes Leur puritanisme est sans doute renforcé par leur origine rurale et leur formation de moines guerriers séparés très jeunes de leur famille et élevé dans un milieu exclusivement masculin.

Ils ont été rejoints par d'anciens communistes de la tendance khalqi, par des représentants de l'élite tribale, par des mollahs d'autres partis et par la plupart des commandants locaux du Hezb-i-Islami, particulièrement bien implantés dans les poches de peuplement pachtounes du nord de l'Afghanistan. Cette coalition des Pachtounes autour des talebans a fait leur force et leur faiblesse : elle leur a permis de conquérir les deux tiers du pays, mais a érigé les autres groupes en représentants de mouvements ethniques minoritaires menacés par le retour de l'hégémonie pachtoune. Par exemple, la population de la plaine du nord de Kaboul, qui avait laissé les talebans s'emparer de son espace en octobre 1996, s'est brusquement retournée contre eux au printemps de 1997. Malgré le discours des talebans, qui porte uniquement sur l'islam, leur percée a accentué la polarisation ethnique de l'Afghanistan.

Une autre raison du succès initial des talebans est qu'ils incarnent la revanche de l'ethnie pachtoune. Or la guerre contre les Soviétiques a entraîné une baisse de leur influence et leur dispersion dans de multiples partis politiques, alors que chacune des trois autres grandes ethnies se regroupait derrière un parti homogène. Face à l'éclatement du monde pachtoune, les talebans peuvent faire l'unité, car ils se situent au-dessus des clivages tribaux propres à leur ethnie. Leurs madrasas recrutent sans considération tribales et en dehors des grandes familles aristocratiques. Elles fournissent un encadrement qui permet d'unifier les tribus. La double légitimité des talebans, religieuse et ethnique, leur a permis d'être l'instrument de la revanche des Pachtounes, et d'occuper rapidement la ceinture pachtoune.

1.2 – Système politique L'organigramme du pouvoir taleban est flou et très lié à Mohamed Omar. Celui-ci s'est fait proclamer Amir ol- Momunin, c'est-à-dire « commandeur des croyants », un titre religieux qui rend impossible tout compromis politique, car le refus d’obéissance est assimilé à un crime d’apostasie et conséquemment, puni de mort. Les talebans refusent de poser la question du pouvoir en termes d'alliances politiques : ils ne conçoivent les rapports des autres groupes avec eux que sous la forme d'allégeance totale. Ce refus d'une approche politique est illustré par l'attitude du mollah Omar : il reste dans sa ville de Kandahar, inaccessible aux diplomates comme aux dirigeants politiques, et délègue le pouvoir à Kaboul à une petite équipe dirigée par le mollah Rabbani (qui n'a aucun lien avec le président Rabbani).

Les provinces sont gérées par des mollahs venus du sud, mais l'administration reste très souple en zone rurale. À Kaboul en revanche, le pouvoir s'exerce avant tout comme police des mœurs (le ministère de la répression du vice et de la promotion de la vertu). Deux structures se partagent le pouvoir d’une façon inefficace et incohérente, car les décisions politiques prises par celles-ci sont souvent contradictoires. Autour du mollah Omar se trouve le premier cercle du pouvoir, composé de six hommes, dont les prérogatives sont mal définies, alors qu’à Kaboul, un second cercle de neuf hommes gère l’administration et les affaires étrangères. L’incohérence du gouvernement, qui vient entre autres du refus du commandeur de quitter Kandahar, est également causée par l’incapacité du mouvement, social, de se transformer en parti politique.

L’intransigeance idéologique du régime fait en sorte que les quelques personnalités compétentes sont rejetées par le régime, qui reste dépourvu des moyens concrets de gestion politique. La rectitude idéologique tient lieu de compétence. Entre 1996 et 2001, les talebans ont imposé des mesures de plus en plus restrictives concernant les femmes, le travail des organisations non gouvernementales, les mœurs, tout en se désintéressant de la situation économique et sociale. L'interdiction de la culture du pavot, prise à l'automne 2000, s'inscrit dans cette perspective : alors même qu'elle était réclamée par l'Occident, cette mesure n'a pas eu l'effet escompté (améliorer les relations avec la communauté internationale) et a, au contraire, aggravé la situation économique en mettant des milliers de travailleurs saisonniers au chômage.

1.3 – Économie La gestion économique de l’Afghanistan par le mouvement est à l’image de sa gouvernance : chaotique et superficielle. Encore une fois, la « faiblesse intellectuelle » du mouvement et son intransigeance, qui repousse les fonctionnaires compétents, fait en sorte qu’au cours des 5 années de gouvernance, la situation économique du pays ne s’est guère améliorée. Les quelques mesures économiques prises par le gouvernement se limitent à tenter d’accroitre les revenus du gouvernement en imposant les quelques entreprises étrangères présentes au pays. Dès 1996, un impôt de 50 % sur les profits de ces entreprises est mis en place, et celles qui ne veulent ou ne peuvent pas payer sont tout simplement attaquées militairement par les milices du régime.

De même, ils établissent leur contrôle militaire des frontières et des aéroports, imposant une taxe de 6 % sur tous les produits importés. Le recours à ces mesures est nécessaire d’une part parce que la guerre civile se poursuit, que les besoins financiers de cette guerre continuent d’être importants et que le mollah Omar tente d’obtenir une certaine indépendance financière par rapport à Islamabad. D’autre part, avec un revenu annuel par habitant inférieur à 200 $, le gouvernement ne peut pas vraiment compter sur la population pour remplir ses coffres. Outre ces mesures légales, le régime recourt largement à l’exportation de l’opium, du moins au cours des premières années, alors que le régime contrôle plus de 95 % de la production d’opium au pays. En 1999, on estime que la production de pavot d’Afghanistan représente plus de 75 % de la production mondiale.

Cependant, en 2000, le gouvernement remet en question cette orientation et se lance dans une lutte contre la culture du pavot. Les méthodes violentes employées par le régime vont permettre de réduire drastiquement cette production, qui passe de 3300 tonnes à 75 tonnes seulement à l’espace d’une année. Les raisons de ce retournement sont expliquées soit par le désir du régime d’obtenir une certaine reconnaissance internationale, soit de provoquer une hausse des prix sur le marché. Cette deuxième thèse est appuyée par le fait que, selon certaines sources, en septembre 2001, avant même l’attaque contre les États-Unis, la culture du pavot fut de nouveau autorisée. Quoiqu’il en soit, il demeure que cette interdiction, même si elle ne fut que temporaire, va contribuer à éloigner davantage la population du régime, entendu que celui-ci la prive alors d’une de ses rares sources de revenus.

1.4 – Relations internationales En matière de politique étrangère, le dogmatisme et l’incompétence du régime lui furent préjudiciables. Seuls trois États reconnurent la légitimité du gouvernement de mollah Omar en Afghanistan, soit le Pakistan, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, encore que ces deux derniers lui retirent par la suite leurs appuis. Mais la communauté internationale semblait s'être résignée à leur pouvoir qui reprenait la tradition d'un État fondé sur les tribus pachtounes et apparaissait comme un gage de stabilité. Le mouvement entretenait des relations avec les services d’aide humanitaire de l’ONU. La position de celle-ci était difficile, car si elle ne voulait pas servir de caution en venant en aide au régime, elle ne pouvait pas non plus abandonner les millions d’Afghans pour qui l’aide internationale était une condition de survie.

Le régime comprenait que ses chances de se maintenir au pouvoir dépendaient des conditions économiques de la population et qu’une famine ne pouvait pas permettre la consolidation du régime politique. Le gouvernement a été incapable de nouer des relations avec ses voisins, mais plus encore, son intransigeance et son fanatisme ont conduit plusieurs États à prendre une position franchement hostile contre lui. En Occident, où certains intérêts économiques lorgnaient sur le potentiel du pays, la réputation du régime auprès de l’opinion publique à rendu impossible toute collaboration économique Les talebans ont toujours été systématiquement soutenus par le Pakistan, pour des raisons ayant trait à la vision stratégique de ce pays : face à l'ennemi héréditaire, l'Inde, le Pakistan considère qu'il a besoin d'un Afghanistan ami.

Pour Islamabad, seul un régime pachtoune et islamiste est acceptable : il ne jouera pas la carte du nationalisme afghan et l'importance des Pachtounes au Pakistan peut permettre à Islamabad d'exercer une sorte de gestion indirecte de l'Afghanistan en jouant sur le double registre de la solidarité ethnique et de la connivence religieuse. Le Pakistan a donc fait systématiquement campagne pour que la communauté internationale reconnaisse le régime des talebans et a toujours refusé de faire pression sur eux pour qu'ils livrent Oussama ben Laden. Le principal obstacle à la reconnaissance internationale du régime taleban a été justement la présence de ben Laden sur le sol afghan. Celui-ci est arrivé au début de 1996 à Jalalabad, chassé du Soudan. Il est entré en contact avec les talebans en octobre, après la prise de Kaboul par ces derniers, vraisemblablement par l'intermédiaire des services secrets pakistanais (l'ISI.).

Très vite, ben Laden s'est trouvé en symbiose avec le mollah Omar Très vite, ben Laden s'est trouvé en symbiose avec le mollah Omar. Ben Laden fait partie d'un réseau de militants islamistes du Moyen-Orient qui a soutenu les moudjahidin afghans dans la guerre contre les Soviétiques, à la fin des années 1980. Une organisation, basée à Peshawar, au Pakistan, appelée le Bureau des services, assurait le recrutement et l'envoi en Afghanistan de volontaires. Après l'assassinat de son fondateur en 1989, ben Laden prend la direction de cette organisation qu'il renommera, au début des années 1990, Al-Qaida (la Base). Un certain nombre de combattants étaient restés en Afghanistan après le retrait des troupes soviétiques en février 1989 : ils s'entraînaient pour mener le « djihad » dans d'autres zones, avec le soutien des services pakistanais et des mouvements religieux radicaux pakistanais.

Oussama ben Laden

Lorsque ben Laden revient en Afghanistan en 1996, il reprend le contrôle des volontaires étrangers, monte une brigade qui combat auprès des talebans contre l'Alliance du Nord et entraîne de jeunes musulmans pour former des réseaux terroristes qui se mettent en place en Occident et dans les marges du monde musulman. Excellent organisateur, ben Laden regroupe et motive les jeunes en rupture avec leur famille et leur pays. Cette présence de plus en plus importante d’étrangers sur le territoire national indispose la population, pour qui les djihadistes sont aussi indésirables que n’importe quelle autre présence étrangère. Bien qu'il ait déjà été accusé par les Américains d'être l'instigateur du premier attentat contre le World Trade Center en février 1993, c'est seulement après les attentats d'août 1998 contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie que ben Laden devient l'ennemi numéro un pour Washington.

Commence alors un jeu complexe avec les talebans Commence alors un jeu complexe avec les talebans. Washington décide de dissocier le cas de ben Laden du régime de Kaboul et n'a plus qu'un seul objectif : obtenir l'expulsion du terroriste. Les sanctions contre les talebans présentées au Conseil de sécurité de l'ONU en décembre 2000 ne visent que cela. L'idée est qu'une extradition, ou un simple départ de ben Laden, en échange d'une non-ingérence dans la politique intérieure des talebans et d'une promesse implicite de reconnaissance internationale, devrait satisfaire et ces derniers et leurs parrains pakistanais. Les États-Unis, soucieux de dissocier leur contentieux avec les talebans du conflit indo-pakistanais, se gardent bien de faire pression sur le Pakistan. Or cette politique se révèle rapidement contradictoire. Les talebans prennent prétexte des sanctions de l'ONU pour refuser tout contact avec les organisations internationales.

Le mollah Omar, quant à lui, refuse de rencontrer un non-musulman, si bien que les Occidentaux n'ont aucun accès au centre du pouvoir taleban. Comme les Pakistanais refusent de faire pression sur Kaboul (ou plutôt sur Kandahar, lieu de résidence du mollah Omar), la situation est complètement bloquée à l'été 2000.

1.5 — Radicalisation   La direction des talebans se lance alors dans une radicalisation idéologique. Régulièrement sommés par les États-Unis puis par le Conseil de sécurité de l'ONU de livrer ben Laden, les talebans répondent sur un registre juridique : le suspect doit être jugé par un tribunal islamique et le procureur américain doit venir apporter les preuves. Différentes mesures sont prises en 2001 : la destruction des statues des bouddhas géants de Bamiyan en mars, l'imposition de signes distinctifs aux hindous de Kaboul en mai, l'arrestation de travailleurs humanitaires occidentaux pour prosélytisme religieux en août, ainsi que des interdictions plus anodines, mais tout aussi significatives de l'état d'esprit des dirigeants, comme l'interdiction d'importation de cravates et d'épingles de cravate...

Cette soudaine hostilité envers ce qui n'est pas l'islam est cohérente avec l'idéologie de ben Laden. Cette radicalisation va de pair avec l'isolement de la direction des talebans et la concentration du pouvoir entre les mains d'un petit comité où sont associés, autour du mollah Omar, les volontaires étrangers, dont Oussama ben Laden. Le conseil de Kaboul, qui fait office de gouvernement, n'est plus réuni. Al-Qaida devient autonome  : les volontaires qui arrivent de l'extérieur entrent directement en Afghanistan par l'intermédiaire des filières pakistanaises et sont pris en charge par les structures d'Al-Qaida. Tout se passe comme si le mollah Omar avait choisi entre construire l'État afghan et adhérer aux thèses de ben Laden, pour qui il est inutile de construire un État islamique dans un pays donné tant que la communauté musulmane reste opprimée.

2 — « Liberté immuable » Après les attaques du 11 septembre, le président Bush met en demeure ses alliés régionaux de choisir leur camp. Le Pakistan tourne le regard et laisse tomber son allié, de même que l’Arabie Saoudite Le 7 octobre 2001, des frégates et des sous-marins des forces navales américaines et britanniques lancent des missiles de croisière sur les principaux centres urbains du pays tenu par les talebans. Pendant 12 jours Kaboul, Jalalabad, Kandahar et les camps d’entraînement d’Oussama ben Laden sont bombardés. L’attaque américaine s’accompagne d’une série d'opérations menées en divers points du territoire par les différentes composantes de « l’Alliance du nord », qui opèrent sur deux fronts : le nord de Kaboul et la province du Takhar, à l’ouest.

C’est dans cette région qu’ils établissent la jonction avec les troupes de Dostom autour de Mazar-i Charif. À ces deux formations s’ajoutent les Hazaras de la région de Bagram, de même que les Tadjiks de l’ouest d’Ismail Khan. Le Front uni tente ainsi de former un croissant antitaleban depuis le corridor de Wakhan jusqu’à la frontière iranienne Avant le 7 octobre, des conseillers et plusieurs centaines de membres des forces spéciales occidentales sont dépêchés afin de préparer des actions communes auprès des divers représentants du « Front uni ». Mais il s’agit surtout aussi de rallier par différents moyens les chefs de clans encore hésitants. Le 20 octobre, les plans d’intervention se précisent. Les forces spéciales américaines et britanniques sont déployées dans la région de Kandahar. Au nord, des unités d’élite américaines sont stationné pour aider et encadrer les forces du « Front uni ».

Le premier objectif est de permettre aux combattants de Dostom de conquérir la province de Balkh, afin d’établir un accès direct avec les forces américaines basées en Ouzbékistan. Puis il s’agit de favoriser l’avancée des « Tadjiks de l’Est ». Pour préparer cette double offensive dans l’est du pays, les Américains bombardent Mazar-i Charif et Kaboul et les troupes de Dostom parviennent le 10 novembre à prendre le contrôle de Mazar-i Charif, provoquant la fuite de l’armée talebane. Deux jours plus tard, les « Tadjiks de l’Est » s’emparent de Herat. La chute de Mazar-i Charif apparaît comme le tournant dans la guerre. Elle galvanise les Tadjiks de l’Est, dont l’avancée vers Kaboul est accélérée par le changement de stratégie des talebans. En effet, début novembre, le mollah Omar ordonne à ses troupes de se retirer de la capitale afin de concentrer la guérilla sur les régions qui bordent le Pakistan.

Pour le gouvernement américain, la prise de Kaboul risque d’être trop rapide, car ils n’ont pas encore de stratégie politique à appliquer. Les autorités américaines et l’ancien roi Zaher Shah tentent de convaincre les Tadjiks de l’Est de ralentir leur progression, le temps de négocier la démilitarisation de la capitale et la répartition des pouvoirs entre les différentes ethnies. Mais les combattants tadjiks ne s’arrêtent pas : le 13 novembre, ils prennent possession de Kaboul sans réels combats. Cinq semaines après le début des opérations militaires, le régime taleban est renversé. Plusieurs milliers de talebans ont été tués ou faits prisonniers tandis que 3 700 civils ont péri dans les combats. Début novembre 2001, différents pays, parmi lesquels les Pays-Bas, l’Allemagne, le Canada et le Japon annoncent, à la demande des États-Unis et du Royaume-Uni, qu’ils vont eux aussi apporter une aide militaire.

Dans un premier temps, le changement de régime imposé par la force militaire étrangère est assez bien vu par la population afghane, même chez les Pachtounes, pour qui la tangente djihadiste prise par le mouvement du mollah Omar n’était absolument pas conforme aux intérêts et traditions du pays. Ce n’est qu’avec le temps, dans le contexte d’une occupation militaire qui s’éternise, que cette perception se modifiera et que les vieux réflexes de la population face aux occupants étrangers se raviveront.

3 – Évolution politique depuis 2001 Le 5 décembre 2001, différentes factions concluent à Bonn un accord sur la création d'un gouvernement dirigé par le chef pachtoune Hamid Karzaï, lequel désignera un mois plus tard les 21 membres de la commission d'organisation de la Loya Jirga, qui se verra confier la tâche de désigner un gouvernement pour le pays. De retour en Afghanistan, Zaher Shah se voit confier la responsabilité de présider la Loya Jirga, laquelle portera Karzaï à la tête du gouvernement transitoire. L’autorité de Karzaï demeure très fragile, comme le démontrent les attentats du 5 septembre 2002, du 10 juin 2007 et du 27 avril 2008, dont il sortira indemne.

Le président Karzaï

Diplômé en science politique et en journalisme, Karzaï faisait partie d'un mouvement de résistance royaliste dans les années 1980. Sa nomination au poste de vice- ministre des Affaires étrangères en 1992 témoigne de son importance politique Mais ses difficultés avec Massoud l’empêcheront d’être actif. Il collaborera avec le régime taleban jusqu’en 1999, année de l’assassinat de son père. Ses relations avec le régime étaient suffisamment bonnes pour que lui soit proposé en 1996 le poste de représentant à l’ONU. C’est à Zalmay Khalizad que Karzaï doit son ascension. Membre de la Rand corporation et collaborateur d’UNOCAL, il est proche de Bush et est aujourd’hui ambassadeur des États-Unis en Afghanistan. C’est sur ses conseils que Washington met Karzaï en avant. Quant à ses relations personnelles avec UNOCAL, le doute subsiste toujours à ce jour, l’intéressé et la firme en question niant toute collaboration.

Devenu président intérimaire en juin 2002, Karzaï est élu président en octobre 2004, avec 55 % des voix. Le scrutin est peu couru (taux de participation de 40 %), ce qui ne contribue pas à asseoir la légitimité de Karzaï. En décembre, il forme un gouvernement dont la plupart des chefs de guerre sont exclus au profit de ses proches appartenant à la tendance réformiste. La faiblesse du soutien au président devient manifeste lors des élections législatives de septembre 2005, qui voient les ex-moudjahidin occuper plus de la moitié des 249 sièges du parlement. À partir de 2006, la contestation se développe contre Karzaï, vu comme une marionnette de Washington. Outre les opérations de la nébuleuse néo-talebane, des manifestations violentes surviennent jusque dans Kaboul, où les « bévues » des troupes d’occupation suscitent la colère de la population.

La radicalisation des réponses du gouvernement (comme l’exécution de 15 personnes à la prison de Kaboul en 2007) ne fait rien pour arranger les choses. La participation aux élections présidentielles et provinciales de 2009 est faible, en particulier dans les bastions des talebans, qui ont menacé de punir ceux qui iraient voter. L’ONU parle de fraudes « massives » et c’est pourquoi Karzaï, qui s’était d’abord autoproclamé vainqueur, finit par consentir à un second tour pour le départager de son opposant Abdullah Abdullah. Le 1er novembre 2009, ce dernier se désiste, arguant de l’impossibilité de procéder à des élections honnêtes, la commission électorale étant noyautée par des proches de Karzaï. Le 2 novembre, la commission annonce l’annulation du second tour et la victoire de Karzaï. Le rejet, le 2 janvier suivant, des deux tiers des ministres du nouveau gouvernement Karzaï par le parlement, témoigne éloquemment de la faiblesse de celui-ci.

Afin d’élargir ses appuis, Karzaï s’est consacré depuis le début de son second mandat à tendre la main aux diverses factions qui contestent son pouvoir. Dès le lendemain de sa réélection, le président a convoqué une Loya Jirga afin de discuter en profondeur de la question de l’insurrection menée par le mouvement taleb. Ces derniers furent invités à participer à la Loya Jirga, mais les chefs du mouvement ont rejeté l’offre, arguant qu’aucune discussion ne serait possible avec le gouvernement central tant que des troupes étrangères occuperaient le territoire national. Mais il semblerait que des contacts aient été établis entre certains meneurs de l’insurrection et le gouvernement, qui tente ainsi d’enfoncer un coin entre les différents groupes, tendant la main à ceux qui sont prêts à abandonner la lutte armée en échange d’un certain pouvoir politique. Si la manœuvre réussissait, il serait alors possible d’affaiblir le mouvement.

En septembre 2012, Karzaï, dont c’est le second et dernier mandat, a réaffirmé son intention de quitter la politique en 2014. Cette annonce visait à faire taire les rumeurs suivant lesquelles le président envisageait de suspendre la constitution en 2014, afin de se maintenir au pouvoir. Il faudra attendre 2014 pour en avoir la certitude, car la constitution prévoit en effet cette possibilité. Or, la fin du 2e mandat Karzaï va coïncider avec le retrait des forces de l’OTAN, ce qui risque bien sûr de déstabiliser la situation au pays. Les accusations de corruption contre le gouvernement Karzaï se sont multipliées depuis quelques années et des informations concernant l’enrichissement de ses proches font régulièrement les manchettes, ce qui ne contribue pas à assurer la légitimité d’un gouvernement qui demeure aujourd’hui vu comme une simple émanation administrative des forces d’occupation.

4 – Situation sécuritaire 4.1 – L’ISAF Même si ce sont les Américains et les Britanniques, appuyés par leurs alliés afghans, qui ont mené l’opération qui entraîna l’effondrement du régime des talebans, ne voulant pas supporter seuls le poids de leurs décisions unilatérales, ils vont s’employer à élargir la base du soutien international de l’opération. Le 31 décembre, on parvient à Kaboul à un accord concernant le déploiement d'une force internationale (Force internationale d'assistance pour la sécurité en Afghanistan (ISAF)) qui comptera d’abord 4500 hommes de 17 pays, sous commandement britannique.

Réunis à Tokyo le 22 janvier 2002, une soixantaine de pays s'engagent à fournir à l'Afghanistan une aide de 4,5 milliards de dollars sur 5 ans. Le 11 août 2003, l'OTAN prend le commandement de l'ISAF jusqu’au 9 août 2004, au moment où cette responsabilité passera temporairement aux mains de l’Europcorps, jusqu’en 2006. Un peu auparavant, à la fin du mois de juin 2004, l’OTAN avait annoncé une augmentation de ses effectifs à 10 000 hommes. En juillet 2006, l’OTAN annonce un autre gonflement de ses effectifs, qui passent à 18 000 hommes et en octobre de la même année, l’ensemble du contingent américain passe sous responsabilité de l’Alliance, qui compte alors 30 000 soldats provenant de 37 pays. Et le gonflement se poursuit : en septembre 2008, Bush annonce l'envoi de renforts, 4 500 s'ajoutant aux 24 000 hommes présents sur place, sur un total de 45 000 soldats de l'OTAN.

Le déploiement de l’ISAF en 2006

Le déploiement de l’ISAF en 2009

En octobre 2008, l’Allemagne porte sa participation à 4 500 soldats En octobre 2008, l’Allemagne porte sa participation à 4 500 soldats. Obama poursuit sur la même lancée et annonce en février 2009 que 17 000 soldats supplémentaires s’ajouteront, portant la force d’occupation à 70 000 hommes (38 000 Américains et 32 000 provenant d’autres pays.) Jusqu’en 2009, l’essentiel des sommes consacrées par le monde occidental à l’Afghanistan est utilisé pour des objectifs militaires. À ce moment survient un changement de stratégie et Washington se décide à envoyer aussi davantage de coopérants civils. Si le premier objectif de l’attaque contre l’Afghanistan en 2001 (détruire le régime appuyant l’organisation de ben Laden) a effectivement été atteint, les choses se sont grandement compliquées et les forces occidentales cherchent une façon de se retirer, sans mettre en danger le gain obtenu et qui constitua la raison de l’intervention.

La stratégie occidentale a d’abord consisté à éliminer les combattants insurgés. Dans un premier temps, cette stratégie a donné de bons résultats, mais la multiplication des bavures, des dommages collatéraux et des victimes civiles a changé la situation et à partir de 2005, les insurgés relèvent la tête. Devant l’échec de cette stratégie, depuis 2006, l’Alliance tente de tenir certaines places fortes, en attendant que ses supplétifs locaux (armée, police et gouvernement) soient en mesure d’assurer le contrôle du territoire. L’arrivée d’Obama et du général McChrystal ont accentué cette modification stratégique. L’accent est depuis 2009 mis sur les opérations de contre- insurrection, visant à « gagner les cœurs et les esprits », comme le veut la formule consacrée. Cela étant, les dernières années ne semblent pas convaincantes à ce titre, et ce, pour deux raisons.

« Croisade » ?

D’abord, loin de s’apaiser, la guérilla s’est intensifiée, comme si le changement avait envoyé comme message que l’intervention touchera bientôt à sa fin et que les forces occidentales étaient désormais sur la défensive. Les opérations à grand déploiement et surmédiatisées comme celle du printemps 2010 dans la région de Kandahar sont davantage destinées à l’opinion publique occidentale qu’à une tentative de gain sur le terrain. Le deuxième facteur tient à la nature de ces opérations de contre-insurrection, déjà utilisées auparavant au Vietnam. Dans un contexte de grande confusion entre les combattants et les populations civiles, il est difficile de combattre les uns sans menacer les autres. D’autant que les impératifs du genre « zéro mort » entraînent un recours plus important à des drones, des bombardements aériens ou d’artillerie qui ont l’avantage de limiter les risques pour les soldats de l’Alliance, mais mettent les populations civiles en danger.

Depuis le début de cette « révision » stratégique, les pertes civiles sont demeurées sensiblement les mêmes, avec même une pointe en septembre 2009, qui fut le mois le plus meurtrier des 3 années précédentes. C’est donc la quadrature du cercle : pour maintenir un appui à l’opération dans leurs pays, les gouvernements occidentaux recourent à des stratégies qui ont un coût plus élevé pour les populations civiles, ce qui contribue à faire détester par ces mêmes populations ces forces armées venues prétendument les défendre... En mai 2012, les autorités de l’OTAN ont réaffirmé leur désir de quitter le territoire en 2014, tout en commençant à transférer la responsabilité d’assurer la sécurité du territoire aux forces armées afghanes dès 2013. Dès lors, les forces de l’OTAN seront surtout utilisées pour la formation et la préparation de l’Armée afghane, afin qu’elle soit en mesure de faire face seule à partir de 2014.

Certains pays ont déjà commencé leur retrait partiel, dont la France, qui voudrait voir ses forces quitter totalement le pays au plus tard en 2013. Pour sa part, le Canada suivra le calendrier défini par l’OTAN. Il est trop tôt pour établir un bilan humain exhaustif des opérations militaires, car celles-ci se poursuivent. Les sources font état de grandes disparités : au moins 20 000 morts, soit 10 000 de 2001 à 2006, plus un autre 10 000 depuis 2006. Les responsabilités de ces morts civiles sont partagées entre les insurgés et les forces de la coalition internationale. Il s’agit cependant uniquement des morts directes, c’est-à-dire celles qui sont issues des combats. Les pertes militaires de la coalition s’élèvent pour leur part à 3200 tués (158 pour le Canada), les pires années ayant été 2010 et 2011, avec respectivement 711 et 566 tués. À cela il convient d’ajouter quelque 7 000 soldats et policiers afghans, de même qu’environ 20 000 insurgés.

4.2 — La résurgence des talebans Assez calme jusqu’en 2006, ce qui reste du mouvement taleban mène un combat d’arrière-garde dans les cinq premières années d’occupation, ce qui convainc les dirigeants occidentaux et ceux de Kaboul qu’ils prennent le dessus sur le terrain contre les étudiants. Mais en 2006, la situation change et les forces du mollah Omar reprennent l’initiative dans plusieurs zones du pays, principalement au sud. Avec le recul, il semble que les chefs de l’insurrection aient profité de ces 5 années pour revoir leur stratégie et achever une mutation significative. Le plus important élément, et le plus inquiétant pour les Occidentaux, semble être que le mouvement soit au moins partiellement parvenu à transcender les clivages ethniques.

L’une des raisons du succès du régime dans les années 90 avait été sa capacité à unir la nation pachtoune en dehors des clivages tribaux et claniques traditionnels, mais il ne pouvait pas, par son radicalisme ethnique, obtenir l’appui des autres ethnies. Bien qu’il soit très difficile d’avoir une idée exacte de cet apport, on sait que des membres des autres ethnies se joignent au mouvement. Cela semble concerner avant tout les chefs religieux, mais compte tenu de l’importance de leur rôle social, on peut s’attendre à un développement de ce ralliement de la population derrière le mouvement taleb. Autre élément nouveau, l’apparition d’un pragmatisme qui, même s’il n’était pas complètement absent entre 1996 et 2001, laissait plus souvent place à une application littérale et fondamentaliste des principes religieux qui guidaient les actions des chefs du régime.

Les « néo-talebans » sont beaucoup plus flexibles Les « néo-talebans » sont beaucoup plus flexibles. Ils sont revenus sur l’interdiction de la culture du pavot, ce qui leur permet de rallier la paysannerie, tout en finançant leurs activités. Autres exemples : la fin de l’obligation de porter la barbe, la possibilité d’écouter de la musique ou de regarder la télévision. Ces derniers exemples mettent en évidence une autre caractéristique de la mutation du mouvement : son recours aux armes de l’adversaire. Les néo-talebans ont recours à la technologie sur le plan militaire, mais surtout sur celui de la propagande. La télévision et le cinéma sont instrumentalisés par le mouvement, afin de convaincre la population. Il en est de même de la musique et on trouve même des chanteurs de rap faisant la promotion des valeurs du mouvement.

Depuis deux ans, le ressentiment croissant d’une part importante de la population afghane face aux dommages collatéraux a trouvé une illustration concrète par la multiplication des attaques « verts contre bleus », c’est- à-dire des attaques de soldats et policiers afghans contre des soldats de la coalition internationale. Ces actions témoignent du fait que les talebans sont parvenus depuis quelques années à infiltrer les organes de sécurité du pays, même s’il n’est pas possible d’avoir une idée exacte de l’influence réelle du mouvement taleban dans les rangs de l’armée et de la police.

5 – Occident, Pakistan, Inde et Chine L’Afghanistan se trouve au centre d’un jeu complexe où s’entremêlent intérêts économiques et nécessités géostratégiques. Comme dit précédemment, les richesses minérales seraient considérables. Mais à l’exception de la Chine, l’intérêt des puissances régionales et mondiales est encore avant tout sécuritaire et géostratégique. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne l’Occident. Même si les intérêts économiques ne sont pas étrangers à la présence occidentale, la grande instabilité politique du pays, qui ne devrait pas s’améliorer dans la prochaine décennie, rend frileuses les entreprises occidentales.

L’abandon du projet Centgas en 1998 montre assez bien que le pays n’est pas un territoire prioritaire d’investissements et c’est désormais par la Caspienne que s’orientent les projets d’acheminements des hydrocarbures de l’Asie centrale vers l’Ouest. Les difficultés du gouvernement pakistanais quant à la sécurisation de son territoire et la lutte pas toujours très manifeste d’Islamabad contre les terroristes réfugiés au Pakistan constituent aussi une autre raison de la présence occidentale. Dans les cercles militaires américains, on ne parle plus aujourd’hui uniquement de l’Afghanistan comme champ de bataille dans la zone, mais bien de « l’Afpak », soit de l’Afghanistan ET du Pakistan, puissance régionale très importante et puissance nucléaire, dont le gouvernement est aussi proaméricain que la population est antiaméricaine. La stabilisation de l’Afghanistan est absolument nécessaire à celle du Pakistan.

Pour les deux puissances régionales de la zone, le Pakistan et l’Inde, ce sont les impératifs géostratégiques qui constituent la raison de leur présence. Pour le Pakistan, les motivations de son implication en territoire afghan dès le début des années 90 sont toujours les mêmes : établir un protectorat sur Kaboul, afin d’obtenir une profondeur stratégique contre l’Inde et satisfaire l’importante minorité pachtoune du Pakistan. Depuis 2001, ces impératifs sont devenus encore plus importants, avec l’implication toujours plus grande de Delhi en Afghanistan. Pour Delhi, l’intérêt géostratégique d’une grande présence en Afghanistan, même si elle revêt souvent une forme économique ou plutôt humanitaire (en 2008, la contribution de l’Inde à la reconstruction s’est élevée à plus d’un milliard de dollars), constitue la principale motivation.

Obsédé par Islamabad, Delhi néglige ses intérêts économiques (comme l’établissement d’une voie d’acheminement des hydrocarbures de l’Asie centrale, qui pourrait d’ailleurs constituer un projet susceptible de rapprocher Delhi et Islamabad) et pendant ce temps, la Chine investit massivement. La pénétration chinoise s’inscrit dans sa politique d’expansion économique depuis 5 à 10 ans. Pékin se préoccupe peu du gouvernement et ne demande qu’une certaine sécurité pour ses investissements. Son objectif c’est de sécuriser des sources d’approvisionnements alimentaires, minérales et énergétiques. Un exemple, les investissements chinois dans la mine d’Aynak, investissements qui impliquent la construction d’une centrale hydroélectrique, une fonderie, une ligne de chemin de fer, en plus de sommes importantes qui seront consacrées à la construction de logements, d’écoles, de cliniques, etc.

Ainsi, par voie de conséquence, la stratégie d’investissement de Pékin, destinée à satisfaire ses besoins, permet aussi le développement social et économique des pays où il investit, sans égard aucun pour le gouvernement ou le système politique du pays.

6 — Perspectives À quoi s’attendre dans les années à venir? Au plan politique, si le passé est garant de l’avenir, les raisons d’être optimistes sont limitées : le gouvernement est corrompu, mais il n’y a guère d’alternative à celui-ci. À l’extérieur de Kaboul, l’autorité centrale n’existe pratiquement pas et le territoire est morcelé entre différents chefs de guerre qui jouent sur l’appui tantôt des néotalebans, tantôt sur celui des Occidentaux. Les opinions publiques occidentales sont lasses de la guerre et des raisons d’ordre intérieure vont obliger les gouvernement à rapatrier leurs troupes d’ici quelques années. Al-Qaïda a été très affectée par les opérations et n’a probablement plus de base solide sur le territoire. Mais qu’en sera-t-il après le départ des Occidentaux?

Même chose pour les talebans, qui ne semblent même pas désireux d’attendre le départ des Occidentaux pour se relever… Le « cimetière des empires » enterrera-t-il la puissance américaine? Car c’est l’un des grands problèmes d’un retrait inévitable : comment faire en sorte de ne pas perdre la face? Comment éviter que ce retrait soit présenté comme une défaite par ceux qui auront résisté tout au long de l’occupation? Certaines voix se sont élevées pour évoquer en guise de solution au problème la destruction de l’Afghanistan, c’est-à-dire la répartition des populations et du territoire en fonction de leur affiliation aux États voisins : le nord à l’Ouzbékistan, le nord-est au Tadjikistan, l’ouest à l’Iran, le sud au Pakistan… Mais outre que cela ressemble fort à ce qui est survenu dans les Balkans, une telle « solution » soulève plus de problèmes qu’elle n’en règle.

D’abord la déstabilisation de l’ensemble de la région : même si le niveau de développement des États frontaliers n’est pas particulièrement élevé, il l’est bien davantage qu’en Afghanistan. Pas suffisamment pour permettre une adaptation sans difficulté d’États qui sont déjà relativement fragiles : les difficultés de la réunification allemande sont à ce titre fort significatives… L’ajout de populations mêmes très apparentées ne pourrait que déstabiliser ces États. Le plus important problème à une solution de ce type, c’est que malgré l’éclatement du territoire suivant des lignes ethniques, les politiques des années 1930 aux années 1970 étaient parvenues à créer un embryon d’unité nationale, centré autour des élites politiques (armée et gouvernement) et intellectuelles du pays, de sorte que dans les années 70, il était possible pour un Tadjik de se dire Afghan, ce qui a facilité à terme la migration des populations sur l’ensemble du territoire.

Aujourd’hui, la répartition ethnique du territoire est beaucoup moins tranchée qu’il y a un siècle et on trouve des Pachtounes dans presque toutes les villes d’importances du pays, y compris celles du nord où ils sont en minorité. Ce découpage avait été envisagé par les Britanniques à la fin du XIXe siècle, soit avant cette redistribution de la population, et le projet s’était heurté d’emblée à l’opposition de la majorité pachtoune… L’afghanisation du problème semble en fait la seule solution, mais elle pose des problèmes de sécurité et risquerait de remettre en question le seul gain de l’intervention, qui était aussi sa raison d’être : éliminer un régime servant de base au terrorisme. Karzaï a au moins le mérite d’avoir compris cela. Il travaille déjà depuis quelques années à prendre langue avec des dirigeants taleban modérés, mais il a de la difficulté à vendre l’idée à ses « alliés ».

Tant que des forces étrangères seront présentes, la guérilla se poursuivra. Il est naïf de croire qu’il est possible d’instaurer un système politique, social et économique semblable à celui de l’occident dans un pays si radicalement différent par la simple force de la volonté et la supériorité militaire. Les conditions sociales nécessaires au développement d’une société civile à l’occidentale sont tout simplement inexistantes et ne le seront pas dans un avenir prévisible. Alors, laisser les talebans reprendre le pouvoir? Cela semble aujourd’hui la seule avenue possible. Et pour ne pas qu’ils puissent donner l’impression d’avoir gagné la guerre contre l’Ouest tout-puissant, il faudra aux Occidentaux négocier, et le plus rapidement sera le mieux, avec les éléments modérés.

Le pragmatisme affiché par les néotalebans au cours des dernières années peut laisser espérer l’occident que les excès du premier régime ne se répéteront pas nécessairement, du moins en ce qui concerne l’accueil fait par le pays dans les années 1996-2001 au terrorisme international. Quant aux mœurs de ces radicaux, nous ne pouvons pas y changer grand-chose. La meilleure chose à faire à ce titre, et à la différence de ce qui fut fait entre 1996 et 2001, sera de s’assurer de maintenir le pays dans les réseaux internationaux, plutôt que de chercher à l’isoler. C’est la meilleure façon de favoriser un développement économique et social du pays. Quant à la « démocratie », elle devra attendre…