Léconomie réelle dans la tourmente limpact de la crise sur lindustrie automobile seulement un problème conjoncturel? Le cas des Big Three Michel FREYSSENET, CNRS Paris, GERPISA Bruno JETIN, Université Paris 13, GERPISA LInstitut Français de Budapest 29 avril 2009
Une crise automobile majeure... après une croissance sans précédent
… due essentiellement à lAsie
… et une profonde redistribution géographique de la production
« Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés… » Il nest pas un constructeur automobile « historique » qui ne fasse des pertes depuis six mois, y compris Toyota, Honda et Volkswagen, les seuls qui pourtant étaient restés constamment profitables depuis 1974 La crise automobile nest-elle que la conséquence malheureuse de la crise financière? Le cas des Big Three américains est une bonne illustration de limbrication de la crise financière, de la crise de l« économie réelle », de la crise écologique, de la crise sociale et de la crise géo-stratégique Il en va de même pour les autres constructeurs, à un moindre degré, et sous des formes différentes
Lexplication couramment donnée de la crise des Big Three La crise financière aurait donné le coup de grâce à une industrie automobile américaine en difficulté croissante depuis 2000, en raison de… * linadaptation de son offre, * de coûts structurellement trop élevés, * dune lourdeur organisationnelle, dont elle naurait jamais su se défaire Les responsables de ce gâchis: des dirigeants suffisants, un syndicat intransigeant
Baisse puis effondrement de la profitabilité de General Motors
Ford na pas surmonté la crise de 2000
… de même que Chrysler
mais ces explications ne permettent pas de comprendre… pourquoi, les Big Three ont été profitables de 1983 à 2000 pour Ford et Chrysler, à 2004 pour GM, si lon excepte la récession de ? pourquoi les résultats ont été bons en Amérique latine et en Asie depuis 2004 pour Ford, depuis 2006 pour GM ? pourquoi les filiales américaines des constructeurs japonais ont vu leurs profits baisser depuis 2006, puis devenir négatifs début 2009 ? pourquoi une firme comme GM, 1er constructeur mondial de 1930 à 2007 et longtemps 1ère entreprise mondiale, a pu sécrouler en très peu dannées ?
Ford profitable en Amérique latine depuis 2004, pas ailleurs
GM profitable en Amérique latine et en Chine depuis 2006, pas ailleurs
GM: 22% des ventes en Asie et en Amérique du Sud
Chrysler: essentiellement nord-américain
Pourquoi les Big Three sont de fait en faillite? Les travaux du GERPISA sur lhistoire de lindustrie automobile depuis ses origines (Boyer, Freyssenet, 2000, 2006) ont permis didentifier deux conditions à la profitabilité des firmes: une condition macro: un mode de croissance, dans le pays principal marché du constructeur, autorisant la stratégie de profit choisie une condition micro: un modèle productif de lentreprise cohérent avec la stratégie de profit poursuivie et fondé sur un « compromis de gouvernement dentreprise » entre les parties prenantes (dirigeants, salariés, actionnaires, banques, etc.)
La compatibilité de la stratégie de profit avec le mode de croissance national Cela veut dire que la profitabilit é d une firme ne d é pend pas seulement de la qualit é du management de ses dirigeants et de leur clairvoyance, mais aussi de l é volution du mode de croissance du pays ou de la r é gion du monde qui constitue son principal march é. Les dirigeants ont bien s û r beaucoup moins de prise sur le mode de croissance national, non seulement parce qu un grand nombre d acteurs sont concern é s, mais aussi parce que chaque mode de croissance rec è le en son sein des contradictions auxquelles il est tr è s difficile d é chapper. Il semble que ce soit bien l à la principale difficult é à laquelle les Big Three ont é t é confront é s.
Les stratégies de profit des Big Three avant le changement du mode de croissance américain La stratégie « volume et diversité » pour General Motors depuis les années 20, pour Ford depuis les années 50 La stratégie « innovation et flexibilité » de Chrysler, avant quil ne veuille devenir comme les deux autres dans les années 60 La stratégie « volume et diversité » est particulièrement adaptée à une croissance tirée par la consommation et une distribution du revenu national « coordonnée et modérément hiérarchisée »
La stratégie de profit « volume et diversité » déstabilisée par le changement du mode de croissance américain Les chocs monétaires et pétroliers des années 70 La pénétration japonaise Les explications données par les Big Three aux succès japonais Le diagnostic de ladministration Reagan, et les mesures prises: dérégulation salariale et financière, baisse des impôts, « guerre des étoiles », et baisse du prix du baril Le passage dune distribution nationalement « coordonnée et modérément hiérarchisée » à une distribution « concurrentielle » Le volume et la structure du marché au fondement de la stratégie « volume et diversité » de General Motors et Ford remis en cause Des conditions plus favorables pour la stratégie « innovation et flexibilité »
Toyota et Honda avaient des stratégies plus adaptées La stratégie « réduction des coûts à volume de constant » de Toyota La stratégie « innovation et flexibilité » de Honda Le succès des « transplants japonais » Toute honte bue, General Motors et Ford déclarent « se mettre à lécole des japonais » à la fin des années 80 De fait, ils redeviennent nettement profitables, mais pas parce quils auraient adopté le « modèle japonais »
Ce qui a fait le succès des Big Three dans les années 90 est la cause de leurs problèmes daujourdhui Le boom des light trucks le salut par Chrysler et lÉtat: linvention du minivan et du SUV et la réglementation spécifique aux light trucks La conversion à la « nouvelle économie », au fondement du cycle de croissance américain des années 90 les rêves de mondialisation et de hauts rendements financiers Or ces deux traits sont directement liés au mode de croissance national qui sest mis en place aux États-Unis à partir de le premier à la dérégulation salariale -le second à la dérégulation financière
Stagnation du marché, régression des cars, envolée des lights trucks
Une croissance soutenue des années 90… a été théorisée sous le nom de « nouvelle économie »
La dérégulation salariale à lorigine du changement de la demande automobile Le passage rapide dune distribution du revenu national « coordonnée et modérément hiérarchisée » à une distribution « concurrentielle » La croissance des inégalités sociales de revenu Les couches de la population les moins favorisées ont de plus en plus de mal à accéder aux véhicules neufs: stagnation du marché à 16 millions de véhicules neufs/an en moyenne à partir de 1985 Les couches de la population favorisées, et celles qui croyaient lêtre devenues durablement, se tournent massivement vers les light trucks, à partir du contre- choc pétrolier de 1986
Une distribution du revenu national de plus en plus inégalitaire à partir de 1981
Forte progression du revenu des deux quintiles supérieurs
Divergence des gains de productivité, du revenu moyen et du revenu median
Des pensions de retraites devenues plus aléatoires et variables
Le déclin de la puissance syndicale… pourcentage de salariés couverts par des accords avec les syndicats
Le seul pic dinégalité historiquement équivalent : 1928…! Data on income concentration going back to 1913 show that the top 1% of wage earners now hold 23% of total income, the highest inequality level in any year on record, bar one: In the last few years alone, $400 billion of pre-tax income flowed from the bottom 95% of earners to the top 5%, a loss of $3,660 per household on average in the bottom 95% (Lawrence Mishel, Bernstein Jared, and Shierholtz Heidi 2008)
Les conséquences de la croissance des inégalités sur la structure du marché automobile Les plus fortunés des ménages se sont tournés vers les light trucks, mais surtout les fortunés les plus récents, aux revenus non durablement assurés Inversement, les ménages aux revenus moyens et bas constituent la clientèle privilégiée des cars neufs et des véhicules doccasion. Ceci explique la baisse des cars de 11,5 millions en 1986 à 7,6 en 2007 La structure du marché est tout sauf « fordiste »
Source: OPEC Statistical Annual Bulletin Le contre-choc pétrolier a fortement abaissé le coût dusage des light trucks
Un accroissement des dépenses dachat Véhicules Neufs pour les deux quintile les plus élevées, de 1995 à 2003 en dollar 2008, États-Unis,
Les Big Three semparent du marché des light trucks et retrouvent un niveau de profit enviable… au risque dun changement brutal de contexte Tout sest passé comme si les Big Three avaient abandonné aux constructeurs japonais et coréens le marché des cars… et avaient monopolisé le marché des light trucks, protégés de la concurrence extérieure pendant de nombreuses années et beaucoup plus rémunérateurs, mais aussi beaucoup plus gourmands en carburant et plus polluants Il en est résulté une discordance entre dune part les stratégies de profit de General Motors et de Ford et dautre part leurs configurations socio-productives, donc une moindre efficacité productive mise à profit par les constructeurs japonais, dès quils ont été en mesure de produire sur place des light trucks Tous les constructeurs, y compris les japonais, ont donc pris le risque dune désaffection brutale vis-à-vis des light trucks en cas de crise économique et daugmentation des cours du baril
aux États-Unis en 2007 la part des light trucks dans la production et les ventes de… productionventes General Motors 64,3% 58,3% Ford 76,6% 66,9% Chrysler 75,7%68,3%
Sur le marché des cars, Toyota dépasse Chrysler en 1990, Ford en 2004, GM en 2008
Sur le marché des light trucks, le grignotage du monopole des Big Three à partir de 1997 par les constructeurs étrangers, avant la chute, 2004 pour les Big Three, 2007 pour les autres
Des light trucks gourmands et polluants Source: GM
La dérégulation financière a engendré depuis la fin des années 80 des bulles spéculatives à répétition… déstabilisant nombre de pays: Europe, Japon, Asie du sud-est, Mexique, Brésil, Russie, Argentine, etc… qui ont été conduits à prendre des mesures restrictives, déprimant la consommation alors que les États-Unis, et secondairement la Grande-Bretagne, connaissaient durant la décennie 90 une croissance continue, forte et exceptionnellement longue
La « nouvelle économie » américaine et la division international du travail Au cours des années 90, les États-Unis, suivis de la Grande-Bretagne, imaginent pouvoir devenir le cœur financier et technique du nouveau Monde en cours de globalisation, grâce aux leçons quils pensaient pouvoir tirer du développement spectaculaire de leurs banques et de leurs start-up, devenus en quelques années des géants mondiaux Les entreprises américaines sont invitées à externaliser leur production trop peu rentable, à sapprovisionner dans les pays à bas coûts contrôlés financièrement et techniquement, et à ne garder et à ne développer que la conception-innovation, la gestion financière, la commercialisation, le financement des ventes et les services après-vente Le changement de gouvernance et les exigences de rendement des fonds dinvestissement devaient contraindre les entreprises à ce bouleversement La moindre progression des revenus des couches de la population défavorisés par la dérégulation salariale devait être compensée par la baisse des prix des produits importés des pays aux plus bas coûts Ces derniers pouvaient enfin décoller économiquement grâce à lafflux de capitaux étrangers
General Motors, Ford, et dans une moindre mesure Chrysler, se convertissent à la « nouvelle économie » dans la deuxième moitié des années 90 Séparation rapide des filiales équipementières: General Motors de Delphi (achevée en 1999), Ford de Visteon (achevée en 2000), et développement de lapprovisionnement mondial Tentative de centralisation de la conception au détriment des filiales étrangères au nom de la « commonalisation » des plates-formes, tout en élargissant loffre, notamment vers le haut de gamme rémunérateur Renforcement et multiplication des services: nouvelles formules de crédit auto, leasing, assurance, louage, contrat dentretien, réparation, financement des réseaux et des sous- traitants, crédit immobilier, activités de placements financiers, titrisation des créances, etc… Gestion « dynamique » des fonds de pension et dassurance maladie pour faire face à lalourdissement des charges dû à lexternalisation
Le cours de l action Ford de 1993 à mars 2008 Et le rêve paraît se réaliser… lenvolée des cours de Bourse de 1997 à 2001 … mais plus dure sera la chute
La baisse des effectifs: brutale chez GM, partiellement compensée par des acquisitions chez Ford
Un fragile échafaudage mis à mal par léclatement de la bulle « internet » en 2000 Les pertes des fonds dinvestissement, des fonds de pensions et des ménages Deux conséquences majeures: - Le financement des pensions et de lassurance maladie compromis. Le brusque alourdissement des charges salariales des Big Three. Le creusement des écarts de coûts avec les filiales japonaises - Les ventes automobiles affectées. La fuite en avant: loffre sans limite du crédit et de la location-vente. Gonflement dune nouvelle bulle: les subprimes Parallèlement, exacerbation de la concurrence Rabais systématique. Les marges sont laminées Les pertes de lactivité automobile sont de moins en moins compensées par les bénéfices financiers
Envolée des coûts salariaux de GM aux États-Unis après la séparation de Delphi et la bulle internet
… et sa répercussion au niveau mondial
La charge des retraités sur les actifs multipliée par 4 pour GM avant et après la séparation de Delphi retraité par salarié actif GMFordChrysler 1995: 0, : 2,801,21,0 2007: 3,44 Sources: rapports annuels de GM, Glenn Mercer
Peu décarts entre les conditions demploi des entreprises « syndiquées » et « non syndiquées », 2001
Les différences de coûts salariaux proviennent essentiellement des charges de pension et dassurance maladie
Les charges de pension et dassurance maladie de GM représentent dans le bilan deux tiers du passif en 2002 Élaboration: Glenn Mercer
… et près de la moitié pour Ford Élaboration Glenn Mercer
2007-8: crise écologique puis éclatement de la bulle du crédit, Le développement rapide de la Chine et de lInde, principaux bénéficiaires de la « nouvelle économie » depuis 2000, provoque une montée du cours des matières premières et du prix du baril à partir de 2005 Confirmation et reconnaissance du réchauffement climatique Enchérissement des produits et baisse du pouvoir dachat des catégories sociales précarisées par la dérégulation salariale Défauts de paiement des emprunteurs américains. La crise se propage souterrainement à travers les « produits dérivés » éparpillés à travers le monde, puis éclate banque après banque, pays après pays, au fur et à mesure de la dépréciation sans fin des actifs Coupure du crédit. Faillite des ménages surendettés. Baisse brutale de la consommation. Crainte de lavenir. Chômage. La spirale dépressive
Source: OPEC Statistical Annual Bulletin Le prix du baril de pétrole approche en les niveaux de la période
Une progression et un niveau dendettement par tête sans équivalent depuis 1945
Le piège de la dérégulation salariale et financière se referme sur les Big Three Baisse des ventes des light trucks dès 2005 Faillite de Delphi (2005), sauvetage de Visteon par Ford (2005) Impossibilité dhonorer les engagements pris en matière de financement des pensions et de la couverture maladie Dépréciation des stocks et des véhicules en location-vente Effondrement de tous les marchés automobiles. Le marché américain en dessous du marché chinois au premier trimestre 2009
La chute des ventes de light trucks à partir de 2005 … deux millions en moins
La chute pour les Big Three est plus précoce (2005) et plus forte que pour les autres…
Les activités financières des firmes automobiles contribuent à leurs déficits depuis 2007
Les tentatives faites pour sortir de la nasse Réduction des effectifs, fermeture dusines renégociation des accords avec lUAW et CAW à peine signés réduction du nombre de modèles, commonalisation plus forte Investissements et succès dans les BRIC mais la crise est en marche … et elle va plus vite et plus fort
Les scénarios possibles La faillite: y a-t-il un risque systémique? Le renflouement par des aides publiques dans tous les pays dimplantation Le repliement sur le marché nord-américain, soit par vente, soit par autonomisation des filiales à létranger La prise de contrôle par des constructeurs étrangers Le scénario anglais: abandon des constructeurs nationaux au profit des transplants pour sauver lindustrie équipementière et une partie de lemploi ou/et transition à un nouveau mode de croissance américain: réforme du système des retraites, assurance sociales, réduction des inégalités, économie verte
Conclusions Linsoutenabilité économique, écologique, sociale, géo-politique de la « nouvelle économie », ou « modèle anglo-saxon » La nécessité de réduire les inégalités, de subordonner les activités financières au développement économique de moyen/long terme, et de refonder les échanges commerciaux internationaux sur dautres bases que le moins-disant social et écologique Les deux sources de la profitabilité Quelles responsabilités des acteurs?
Quelques ouvrages du GERPISA
Pour plus dinformations et danalyses