Comment lire le roman? Le Modèle sémio-pragmatique du personnage littéraire Aleksandra Grzybowska
Table des matières 1. Les droits du lecteur 2. La lecture et ses régimes 3. L’effet-personnel 4.Les tâches du lectant jouant 5.Les stratégies du lectant jouant 6.Le commentaire de texte 7. Les tâches du lectant interprétant 8. Les stratégies du lectant interprétant : le savoir-dire 9. Le commentaire de texte 10. Le succès du lecteur
1. Les droits du lecteur 1.Le droit de ne pas lire 2.Le droit de sauter des pages 3.Le droit de ne pas finir un livre 4.Le droit de relire 5.Le droit de lire n’importe quoi
6. Le droit au bovarysme (la maladie textuellement transmissible) 7. Le de lire n’importe où 8. Le droit de grappiller 9. Le droit de lire à haute voix 10. Le droit de nous taire Daniel Pennac: Comme un roman. Paris, Gallimard, 1992, p.162
2. La lecture et ses régimes Nous pouvons supposer que Vincent Jouve, auteur du modèle sémio-pragmatique du personnage littéraire, a lu et connu les droits du lecteur proposés par Daniel Pennac. Jouve en élaborant sa théorie se référait aux travaux de D.Picard (La lecture comme jeu) et d’U.Eco ( Lector in fabula). V.Jouve considère que le lecteur est toujours partagé entre trois attitudes de croyance : Il sait qu’il a affaire à un monde imaginaire ; Il fait semblant de croire ce monde réel; Il croit effectivement ce monde réel à niveau dont il n’a pas conscience.
La lecture Lectant Le personnage comme pion Lisant Le personnage comme personne Lu Personnage Comme prétexte
Le premier niveau de la lecture Lectant : il refuse l’illusion romanesque et semble considérer le texte comme un échiquier ; il appréhende le roman par rapport à un auteur ; le personnage est perçu donc comme pion, l’effet-personnel.
Le deuxième niveau de la lecture Lisant : c’est une part du lecteur victime de l’illusion romanesque; il accorde une grande confiance aux productions littéraires; il considère homo fictus comme des personnes humaines; le personnage comme personne
Le troisième niveau de la lecture Lu : le lecteur cherche à situer lui-même, ses propres rêves et ses fantasmes inconscients dans le livre qu’il lit; c’est une part inconsciente du lecteur qui ressurgit à travers la lecture le personnage comme prétexte
3. L’effet-personnel Nous proposons de montrer des pistes analytiques inépuisables offertes par l’effet-personnel. Le rôle principal du lectant consiste à se mettre un peu dans le rôle de l’auteur du livre qu’il lit et de collaborer avec lui pour anticiper la suite du récit et de saisir la pertinence du texte. Le lectant est divisé en général en deux instances : 1.La première c’est le lectant jouant qui essaye de deviner la stratégie narrative du romancier. 2. La seconde vise à déchiffrer le sens global de l’œuvre et elle est appelée le lectant interprétant.
L’effet-personnel personnage comme pion Lectant jouant Il a pour but de prévoir les mouvements du personnage sur l’échiquier du texte La fonction narrative Lectant interprétant Il évalue le marquage idéologique du personnage pour le situer dans le système du roman La fonction herméneutique
4. Les tâches du lectant jouant Le personnage littéraire dans cette optique est considéré comme pion narratif c’est pourquoi il devient le support du jeu de prévisibilité qui fonde la lecture romanesque. Les tâches du lectant jouant: 1.Lire le texte c’est tenter de le prévoir 2.Lire le texte c’est découvrir comme il évaluera 3.Lire le texte c’est collaborer pleinement et activement au développement de l’histoire.
5. Les stratégies du lectant jouant Le lecteur doit connaître quelques stratégies d’attaque qui lui permettront d’entrer dans le texte, d’y participer pour accomplir ses tâches de déchiffrement. Tout lecteur est obligé de : 1.Faire attention aux endroits stratégiques du roman: l’incipit, fins de chapitre, de scène, d’épisode ; 2.Prendre en considération le mouvement du personnage, s’il est porteur d’action (dynamique) ou d’idées (passif);
Les stratégies: suite 3. déterminer les rôles thématiques des personnages p.ex. la figure de l’enfant opprimé ou du libertin pour pouvoir préciser les sinuosités de leurs évolutions. 4. retrouver la redondance du roman qui repose essentiellement sur les procédés d’anaphorisation qui constituent le récit en un système prévisible. 5. saisir la cohérence du roman (ou son manque) et en suivre sa logique.
Les stratégies: suite 6. être attentif aux scénarios communs et aux signes intertextuels qui sont imbriqués dans tout roman; 7. prendre en considération les règles préétablies du genre: l’épopée n’est jamais un roman sentimental; 8. le rôle de l’image de l’auteur: il est clair que nous ne pouvons pas considérer de la même manière le personnage du prêtre chez Bataille ou chez Bernanos
6. Le commentaire de texte La Chanson de Roland
La mort de Roland : CLXXVI. Le comte Roland se couche sous un pin: vers l’Espagne il a tourné son visage. De bien des choses lui vient le souvenir: de tant de terres qu’il a conquises, le baron, de douce France, des hommes de son lignage, de Charlemagne son seigneur, qui l’a nourri; il ne peut s’empêcher d’en pleurer et d’en soupirer. Mais il ne veut pas s’oublier lui-même, il bat sa coulpe et demande à Dieu merci: « Vrai Père, qui jamais ne mentis, qui ressuscitas des morts saints Lazare et sauvas Daniel des lions, sauve mon âme de tous les périls, pour les péchés que j’ai faits en ma vie! » Il a offert à Dieu son gant droit. Saint Gabriel l’a pris de sa main. Sur son bras, il tient sa tête inclinée; les mains jointes, il est allé à sa fin. Dieu lui envoie son ange chérubin et saint Michel du Péril; avec eux y vint saint Gabriel. Ils portent l’âme du comte en paradis.
L’explication de l’extrait Parmi le grand nombre de stratégies que nous avons proposées nous ne voudrions présenter que celles qui se montrent les plus efficaces pour caractériser le personnage comme pion dans ce fragment choisi: Le scénario commun: le lecteur trouve dans la Chanson de Roland l’image parfaite du chevalier médiéval qui reste fidèle jusqu’au dernier moment de sa vie à ses principes: l’honneur national, féodal, familial qui sont décuplés par la foi ardente.
Les règles préétablies du genre La Chanson de Roland est une épopée médiévale. Le fragment cité est un exemple du moment privilégié où le récit ne progresse plus, les laisses, similaires semblent tourner en rond. L’épopée dont le style est soutenu utilise dans la plupart des cas la répétition, les retours en arrière ou les enchaînement bifurqués qui obéissent au principe de la variation d’un thème. La Chanson de Roland est conformes aux règles épiques: elle prend pour sujet une grande action patriotique (la lutte conte les païens);des personnages nombreux dont se détache le héros principal et représentatif; la lutte des forces opposées: bien/mal, chrétien/païen; une morale qui exalte les forces humaines; le héros pieux sacrifiant ses passions, un idéal collectif (famille régnante, nation, religion chrétienne).
7. Les tâches du lectant interprétant Le personnage n’est plus traité comme simple pièce d’un jeu de prévisibilité mais comme support et indice de l’idéologie; La fonction herméneutique du lectant suppose la prise en compte de l’idéologie Il faut retenir que l’idéologie renvoie à l’attribution de valeurs et l’herméneutique à la construction du sens.
Pour reconstruire l’effet herméneutique du personnage il faut accomplir les règles suivantes: 1.Reconstruire le système axiologique du narrateur; 2.Déterminer le marquage idéologique du personnage; 3.Retrouver la valeur du personnage dans ce système.
8. Les stratégies du lectant interprétant V.Jouve se réfère aux recherches de Ph.Hamon qui a développé la question du marquage idéologique dans son ouvrage intitulé Texte et idéologie. Les personnages littéraires affirment leur système de valeur dans les quatre relations qu’ils entretiennent les autres et le monde.
L’effet-idéologie Le savoir-faire Le savoir-dire Le savoir-jouir Le savoir-vivre
Le savoir-dire Selon la dimension autoréflexive de tout évaluation de parole en texte littéraire, tout le vocabulaire qui caractérise la parole sert à évaluer un texte appartennant à l’auteur lui- même. Ce vocabulaire constitue dans le texte un discours d’escorte commentateur et évaluatif de la parole. C’est une sorte de métalangage. On peut distinguer p.ex. une parole technique / vague, correcte / incorrecte, prosaïque / symbolique, fiévreuse / calme, efficace / inefficace, un débit pressé / lent, une élocution embarrassée / facile, une phraséologie plate / imagée.
Comment évaluer la parole? Qui évolue la parole? 1.le narrateur, 2.le parleur lui-même, 3.un personnage délégué qui commentera cette parole: p.ex; le prêtre, le poète, le beau parleur, etc.) Qu’est qu’on évalue? 1.la forme de la parole qui renvoie à la compétence à parler une langue 2.la réception de la parole 3.le contenu de la parole
Évaluer la compétence à parler Mettre en relief la position du personnage à un moment précis de l’intrigue la prise de parole = la prise de pouvoir le commentaire positif indique le moment “fort” de l’histoire du parleur et le commentaire négatif – le moment “faible” en accompagnant la parole d’un commentaire stylistique l’auteur devient lui-même un commentateur
Évaluer la réception de la parole 1.les résultats de la parole peuvent être concrets et psychologiques ( la dimension hédonique du résultat de la parole: plaisir – ennui provoqués chez le parleur et les auditeurs marquent positivement / négativement le personnage). 2.la relation entre le projet et les résultats de la parole (la convergence entre projet marqué positivement, évaluation positive sur la parole et résultats positifs de la parole permet d’évaluer le personnage comme positif ou la divergence entre ces instances introduit plusieurs ambiguïtés et apparaît le plus souvent dans une situation de conflit, de manque, d’échec).
Évaluer le contenu de la parole La lecture mal digérée l’usage trop fréquent de citations, trop de références à la parole d’autrui, de vagues allusions à des discours, à des théories lus et entendus ailleurs donnent lieu à des commentaires négatifs le thème de la “mauvaise digestion” s’appuie sur les locutions usuelles de la langue, p.ex. “dévorer les livres”, “latin de cuisine” et dévalorise la forme et le contenu de la parole
La lecture mal digérée la tautologie (l’hyperbole du cliché, répétitive et non informative) est la plus dévalorisante et contribue à dépersonnaliser le personnage (ou bien le personnage collectif) et à le fixer dans sa classe sociale; elle attribue au personnage un rôle de commentateur passif du monde et le marque négativement, p.ex. “Un homme est un homme” la parole non naturelle (la parole “raidie”, mal digérée) est dévalorisée contrairement à la parole naturelle et vivante (digérée, dialogante)
9. Le commentaire de texte François Mauriac
Les Anges noirs : « Et comme il murmurait: - Tu me méprises? -C’est un bien grand mot, reprit-elle d’un ton moqueur. C’est un mot pour les Parisiens. Ici, il ne s’agit pas d’amour, ni de mépris, ni de toutes vos histoires. Ici on s’occupe des propriétés, de la volaille, du cochon… Tout le reste…pfu! Elle l’agaçait, tout à coup, elle l’irritait sans qu’il sût pourquoi. Il dit: -Si tu n’avais rien d’autre pour remplir ta vie… »
L’explication de l’extrait Qui évolue? Nous avons le dialogue, donc les personnages s’évaluent mutuellement. Dans ce fragment il est question de disqualifier l’un auprès de l’autre. La présence du narrateur est également marquée. Il devient lui-même un commentateur: Elle l’agaçait, tout à coup, elle l’irritait sans qu’il sût pourquoi. La compétence Le fragment met au centre la confrontation de deux bavards qui connaissent l’art et la force de la parole et qui savent s’en servir.
La réception Le fragment présente la situation de conflit (la divergence). Les résultats des paroles du personnage féminin et masculin sont frappés d’un signe négatif. L’un et l’autre éprouvent des sentiments négatifs (une sorte d’attaque verbale, l’agacement, l’irritation). Le contenu Un exemple de la mauvaise communication entre les personnages. Le personnage féminin introduit une visible division entre Paris et la campagne et caractérise brièvement la langue parisienne. Une opposition entre le personnage sérieux et le blagueur.
Le succès du lecteur La lecture n’est pas une magie. C’est une illumination qui mène à la création.
Bibliographie Philippe Hamon: Texte et idéologie. Paris, PUF, 1884 Vincent Jouve: L’effet-personnage dans le roman. Paris, PUF, 1992