Le fils prodigue et le père miséricordieux
Un homme avait deux fils.
Le plus jeune dit à son père : Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir. Et le père leur partagea son avoir.
Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout réalisé, partit pour un pays lointain et il y dilapida son bien dans une vie de désordre.
Quand il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans l'indigence.
Il alla se mettre au service d'un des citoyens de ce pays qui l'envoya dans ses champs garder les porcs.
Il aurait bien voulu se remplir le ventre des gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui en donnait.
Rentrant alors en lui-même, il se dit : Combien d'ouvriers de mon père ont du pain de reste, tandis que moi, ici, je meurs de faim ! Je vais aller vers mon père et je lui dirai : Père, j'ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d'être appelé ton fils. Traite-moi comme un de tes ouvriers. Il alla vers son père.
Comme il était encore loin, son père l'aperçut et fut pris de pitié : il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers.
Le fils lui dit : Père, j'ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d'être appelé ton fils... Mais le père dit à ses serviteurs : Vite, apportez la plus belle robe, et habillez-le ; mettez-lui un anneau au doigt, des sandales aux pieds. Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons, car mon fils que voici était mort et il est revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé. Et ils se mirent à festoyer.
Son fils aîné était aux champs. Quand, à son retour, il approcha de la maison, il entendit de la musique et des danses. Appelant un des serviteurs, il lui demanda ce que c'était. Celui-ci lui dit : C'est ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras parce qu'il l'a vu revenir en bonne santé.
Alors il se mit en colère et il ne voulait pas entrer. Son père sortit pour l'en prier ; mais il répliqua à son père : Voilà tant d'années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres ; et, à moi, tu n'as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis. Mais quand ton fils que voici est arrivé, lui qui a mangé ton avoir avec des filles, tu as tué le veau gras pour lui ! Alors le père lui dit : Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé.
Marchand, peu embarrassé de moralité, le portrait de Rembrandt serait convaincant s'il n'y avait pas son oeuvre, et particulièrement son dernier tableau achevé, « Le Retour de l'enfant prodigue », qu'il peint un an avant sa mort en Il bénéficie de sa recherche sur la lumière et sur les couleurs. Il recueille lexpérience dune vie marquée par la souffrance et par une quête spirituelle.
Le choix des couleurs contribue à lunité : deux teintes essentielles, ocre et pourpre, un peu dor, des couleurs chaudes. Labsence de décor concentre le regard sur lessentiel : les personnages. Ils se détachent sur le fond obscur et tirent leur force et leur beauté de leur sobriété.
L'œuvre est de proportions imposantes (2,62 m de haut, 2,05 m de large). Ce que révèle ce tableau, ce n'est ni l'art, pourtant à son sommet de l'artiste, ni même l'artiste, qui s'est si souvent peint dans ses oeuvres, mais quelque chose qui échappe à l'analyse et qui parle au coeur. C'est un portrait "grandeur nature" pour lequel Dieu lui-même a pris la pose.
La composition offre une architecture originale. La scène principale est volontairement déportée sur la gauche. Lumineuse, elle attire le regard. Plus haut, lhomme de droite domine, spectateur. Entre les deux parties, éclairées par une lumière, une zone dombre marque une distance, reprise au sol par deux marches. Ils sont deux, deux hommes, le père et le fils ; deux mains, celles du père ; deux pieds, ceux du fils.
Pourtant, plus de la moitié de la toile est emplie de trois autres hommes, figures inutiles, qui ne sont là que pour accentuer l'intensité de la rencontre du père et du fils, de ces deux hommes qui ne se regardent pas et dont les corps se rencontrent.
Lartiste veut faire contempler lhomme âgé, de face, vers qui convergent les gestes et les regards (y compris celui des spectateurs que nous sommes aussi). Il est le centre. Mieux : il est le cœur du tableau. Qui est-il ? Le Père en majesté inscrit sa majuscule au commencement de tout. Il est voûté comme un arc roman, et de courbe plénière.
Le père, tout voûté de tendresse, est penché sur ce fils à genoux, qu'il a cru perdu. Son vêtement ample et pourpre enveloppe le pauvre en haillons.
Le visage du Père exprime amour, tendresse et chagrin. Il est raviné, ravagé, par la vieillesse. Plein de compassion, il s'est usé les yeux à son métier de Père, scrutant la route, obstinément déserte, guettant l'improbable retour. Sans compter toutes les larmes furtives... Mais il n'a jamais désespéré. Son visage est celui dun aveugle. Scruter la nuit, guetter, du regard, l'improbable retour ; sans compter toutes les larmes furtives... Oui, c'est lui, le Père, qui a pleuré le plus.
Le fils, jeune encore, à la nuque rasée de bagnard, est lové au sein du père. Les plis de son vêtement sont froissés, cicatrices de toutes ses errances. Le naufragé s'attend au juge, "traite-moi, dit-il, comme le dernier de ceux de ta maison".
II ne sait pas qu'aux yeux d'un tel père, le dernier des derniers est le premier de tous. II s'attendait au juge, il se retrouve capable d'être aimé. Appuyé de la joue - tel un nouveau-né au creux d'un ventre maternel - il achève de naître.
Le Père tient le fils comme gravé sur la paume de ses mains, il a du prix à ses yeux. Ces mains sont posées comme un manteau sur ses épaules, la main gauche, puissante, protectrice, paternelle ; la droite, longue, caressante, maternelle. Le père n'a plus que ses mains ; il est vieux, presque aveugle. Les mains du Père symbolisent l'amour paternel et maternel de Dieu.
II faut avoir connu la misère pour découvrir que lon a un cœur. De la patience et de lattente naît la possibilité du dialogue. Notre assurance n'est plus en nous, elle est en celui qui nous aime.
Le fils a longtemps marché ! Ses chaussures n'ont pas résisté à la brûlure du chemin, il en a les talons meurtris. Il revient de si loin.
Le vieil homme épuisé d'amour est tout à la fois la mère qui donne la vie, et le père qui nomme l'enfant « fils ». Regardons encore la toile de Rembrandt : elle invite aussi l'Église à se mettre à genoux, comme le prodigue du Père.
C'est avec une grande liberté d'esprit que Rembrandt a peint cette parabole. L'inspiration de l'artiste lui fait quitter le souci d'illustrer pour révéler un aspect du mystère. Ainsi le texte présente le Père, courant se jeter au cou de son fils pour l'embrasser. Le tableau montre le Père serrant contre ses entrailles le fils repenti dont les épaules sont pressées par deux mains fermes et tendres.
Pourquoi cette originalité ? Parce que Rembrandt veut traduire les mots : Mon fils que voilà était mort et il est revenu à la vie. Et il sait que, selon la Bible, Dieu est Père avec un coeur de mère. Les deux mains en sont le symbole. Le Père presse son fils contre ses entrailles de mère, pour lui rendre la vie. Le fils épuisé s'abandonne entre les mains du Père et dans le creux de sa poitrine.
Faut-il découvrir la présence du fils aîné à droite du tableau. La parabole est composée de deux scènes successives, qui ne se rencontrent pas : l'accolade père-fils cadet, le dialogue père-fils aîné. Rembrandt aurait juxtaposé les deux scènes, les séparant par une zone d'ombre. Le fils aîné n'entre pas dans la relation miséricordieuse du père avec son frère. Dominant la scène de gauche, d'une hauteur presque excessive, il reste à l'extérieur du cercle de l'amour.
Sa tenue ressemble pourtant à celle du Père : même couleur rouge du vêtement, même barde, même visage. Rembrandt illustre ainsi la parole du Père : Mon enfant, tout ce qui est à moi est à toi. Mais l'enfant semble refuser la communion totale avec le Père. Ainsi ses mains sont fermées, captives, appuyées sur un sens affirmé de la justice (symbolisé par la canne), quand celles du Père sont ouvertes pour donner. Le fils aîné, par orgueil, ne connaît pas l'amour qui consiste à s'abaisser, par compassion.
Le Père est voûté, parce qu'il est humble. Le fils aîné est droit, raide comme la justice. Le regard du Père est doux, baissé, aveuglé par les larmes et pénétré par l'amour. Celui de l'aîné est dur et critique, marqué par le jugement.
Voilà pourquoi le fils aîné ne gravit pas le sommet de l'amour, qui est humble miséricorde. Car la miséricorde se moque du jugement. Rembrandt le représente donc en bas des marches. Montera-t-il ces quelques marches, humblement, pour être avec le Père et lui ressembler totalement ? Libre à lui de le faire.