Mouvements « religieux » et « spirituels » en Chine Aspects doctrinaires et anthropologiques Par Anna Ghiglione, UdeM, Département de philosophie
Interprétations du fait religieux en Chine Vision unitaire L’emploi du terme de « religion » est légitime pour rendre compte des cultes pratiqués en Chine. Il existe en particulier une religion populaire - « la religion partagée par l’ensemble du peuple » - qui forme un tout cohérent se fondant sur les temples et sur les rites. Cf. e. g. : Goossaert, Vincent, Dans les temples de la Chine. Histoire des cultes. Vie des communautés, Paris, Albin Michel, 2000, p. 15 ; cf. aussi Kristofer Schipper, spécialiste du taoïsme. Vision différentielle Le terme de « religion » (néologisme zongjiao 宗教, traduisible par « enseignement sectaire ») doit être utilisé avec précaution. Les laïcs ne se reconnaissent pas dans une seule religion. Seul le clergé et les spécialistes du culte ne se rattachent généralement qu’à une tradition unique et peuvent être divisés en unités (sectes, écoles). Cf. Thoraval, Joël, « Pourquoi les ‘religions chinoises’ ne peuvent-elles apparaître dans les statistiques occidentales », Perspectives chinoises # 1, mars 1992, p. 37-44.
Les trois doctrines ancestrales (zongjiao) La tradition confucéenne ou lettrée (Rujia), qui se forme à partir de l’enseignement de Confucius (ca. 551-479 A.C., École de Lu, Shandong actuel) et de sa pensée éthico-politique. Le confucianisme devient la doctrine étatique sous l’empereur Han Wudi en 110 A.C. Il constitue le visage officiel de l’Empire du Milieu jusqu’au début du XXe siècle. La symbolique politique, les cultes et les rites impériaux en sont imprégnés. Confucius est soumis à un processus de divinisation. La tradition taoïste (Daojia, Daojiao), dont les écritures fondatrices datent vraisemblablement du IVe-IIIe s. A.C. (Le Livre de la Voie et de la Vertu, le Zhuangzi). L’accent est mis sur le travail intérieur et sur la quête de l’immortalité. L’aspiration à un retour aux origines, à une unité primordiale entre l’homme et la Nature, à un état sans distinction (primitivisme, collectivisme) explique son lien avec certaines révoltes populaires. Cette tradition donne vie à une constellation de communautés, majoritairement laïques et non centralisées.
Une doctrine est d’origine étrangère La tradition bouddhique (Fojiao), née en Inde avec l’expérience de Gautama Sakyamuni (ca. 560-480 A.C.) Elle se diffuse en Chine à travers la Route de la Soie seulement à partir du Ier s. A.D. Sous la dynastie des Tang (618-907), le bouddhisme s’est désormais sinisé. Plusieurs religions d’origine étrangère sont désormais attestées : en plus du bouddhisme, le judaïsme, le christianisme nestorien, l’islam, le zoroastrisme et le manichéisme.
Le syncrétisme découle de « l’esprit d’intégration » Principe du san jiao gui yi 三 教 歸 一 : les trois doctrines peuvent être ramenées à une seule. Le syncrétisme se diffuse surtout à partir du Xe siècle. Le degré de conscience de ce phénomène est élevé chez certains maîtres, car il jouit également d’un appui scripturaire et qu’il fut canonisé par la tradition. Le syncrétisme découle en outre des modes d’intelligibilité de la civilisation chinoise. C’est un exemple d’esprit d’intégration consistant à insérer au sein du même système des éléments hétérogènes suivant un modèle analogique ou corrélatif de la causalité. Ce mode de raisonnement n’est pas spécifiquement chinois. Il est commun à toutes les civilisations anciennes. En Chine, il a cependant connu une continuité particulière.
Le cas du Falun gong, fondé par Li Hongzhi Buddha Law is Boundless Master Li Hongzhi Falun Turns Forever
Ses fondements théoriques : un exemple de syncrétisme Éléments de coloration bouddhique : l’apocalypse, le millénarisme, la notion de matière karmique, la vision messianique du salut. Éléments de coloration taoïste : la pratique de qigong (« travail sur le souffle »), la cosmologie traditionnelle, la croyance en des démons. Éléments de coloration confucéenne : condamnation de l’hédonisme, de la quête du profit, de la dégradation morale de la société, de la confusion des rôles. Éléments New Age : la croyance relative à des extraterrestres qui exerceraient des influences néfastes sur le monde. Critique de la science.
La destruction du patrimoine religieux chinois commence déjà au XIXe siècle 1839-1842 : Guerre de l’Opium. Suite au traité de Nankin, les missionnaires britanniques et occidentaux constituent une force politique en Chine. Diffusion du protestantisme. 1851-1864 : révolte des Taiping, Société fondée au Guangdong par Hong Xiuquan (1813-1864), qui s’autoproclame le frère cadet du Christ. Doctrine d’inspiration vaguement protestante, puritaine, féministe, anti-dynastique, anti-confucianiste (les Chinois auraient vénéré Dieu avant Confucius) et aspirant à un collectivisme utopique. La révolte aurait fait 20 millions de morts. 1889 : Fondation de la Société pour la diffusion du savoir chrétien et général. Fin XIXe s. : Nécessité de repérer une contrepartie chinoise du christianisme. Le secret du succès occidental était, aux yeux des réformistes chinois, la réforme religieuse. Il s’agissait alors de procéder à une réforme doctrinaire en Chine pour renforcer le pays.
Les particularismes non institutionnalisés sont les plus touchés Les temples populaires, centres de vie culturelle, sociale, liturgique, constituaient, avec leurs communautés, des particularismes, des forces locales que l’État devait contrôler. À la fin du XIXe s. on comptait un temple pour 500 habitants. 1898 : Mouvement des réformistes (Réformes des Cent jours). Kang Youwei (1858-1927) tente progressivement d’ériger le confucianisme en religion d’État. Politique de confiscation de biens religieux, expropriation : « 廟 產 興 學 les ressources des temples pour promouvoir l’éducation » Les temples sont transformés en bâtiments publics, en écoles, en églises. Zhang Zhidong encourage cette politique. Liang Qichao (1873-1929) critique le taoïsme et défend certains aspects politiques du bouddhisme comme doctrine unificatrice. 1900 : révolte anti-chrétienne, anti-occidentale, anti-impérialiste des Boxeurs.
Le déclin de la Dynastie céleste provoque un bouleversement des imaginaires sociaux 1912 : Fondation de la République de Chine après la chute de la dynastie des Qing (1644-1911) avec Sun Yat-sen (qui était chrétien). La relation avec la transcendance était pensée en termes politiques, l’empereur ou Fils du Ciel étant une figure médiatrice entre le Ciel et la terre. Aussi la Voie royale, dont les débuts mythiques remontent au 3e millénaire A.C., prend-elle fin.
L’effacement de l’héritage culturel et religieux se poursuit jusqu’à la fin des années 1970 1911-1927 : période des Seigneurs de la guerre. 1919 : Mouvement du 4 mai, volonté de rupture avec la tradition prônée par les intellectuels (ex. Cai Yuanpei, 1868-1940 ; Hu Shi, 1891-1962). Objectifs : modernisation, renforcement national et développement économique. 1921 : Fondation du Parti communiste chinois. 1928 : Gouvernement de Nankin avec Jiang Jieshi (Tchang Kaï-chek) et le Guomindang. 1949 : Fondation de la République populaire de Chine avec Mao Zedong. 1953 : Association des bouddhistes de Chine, surveillée par l’État 1954 : Association nationale du taoïsme, contrôlée par l’État. 1966-69 : Grande révolution culturelle et prolétarienne. 1976 : Mort de Mao Zedong
La « divinisation » de Mao Zedong
Son mausolée : un temple ancestral
L’utopie socialiste : un salut collectif Par l’artiste Huang Naiyuan 黄乃源
Aujourd’hui : le fait religieux entre piété authentique et exploitations idéologiques et économiques 1978 : Réformes économiques de Deng Xiaoping. 1980 (à partir de) : « Intérêt » croissant pour les doctrines ancestrales de la Chine. 1985 : fondation à l’Université de Pékin de l’Académie internationale de culture chinoise sous la direction de Liang Shuming, Ji Xianlin et Tang Yijie, déjà existante à un niveau privé. Renouveau du confucianisme, exploité aussi comme doctrine auxiliaire à la consolidation du pouvoir central. Renaissance du bouddhisme, vers lequel se tourne un nombre croissant d’investisseurs. Reprise de certaines cérémonies et festivals taoïstes Développement d’une industrie touristique « religieuse » Présence de nouveaux mouvements, dont le Falun gong, banni par l’État
Une définition de la religion qui tienne compte des diversités culturelles Ensemble de valeurs, de croyances et de représentations, de cultes, rites et cérémonies, de règles morales et monastiques, de pratiques psychophysiques qui concernent et qui règlent les rapports entre l’homme et une dimension ultime, dépassant celle de l’homme ordinaire, conçue comme étant supérieure, sacrée, divine, permanente ou tout simplement plus authentique que la réalité commune. Cette dimension peut être perçue en termes personnels – Dieu – comme une pluralité – divinités, esprits – mais aussi en termes impersonnels (principe cosmique, le Dao, le Dharma). Elle peut se situer dans une ligne de continuité avec la vie présente (comme dans le taoïsme) ou, plus souvent, elle suppose une rupture radicale avec celle-ci. Aussi cette dimension est-elle souvent associée au règne des morts. Ces éléments divers peuvent être systématisés, canonisés et contrôlés par une orthodoxie, mais ils peuvent également être éclatés et ne concerner que de communautés locales. Les traditions peuvent être orales ou fondées sur une transmission d’écritures.
Cette définition ne résout pas le problème de l’autodétermination Les représentants de plusieurs traditions ou mouvements « spirituels » est-asiatiques refusent de se reconnaître dans une religion. La notion de religion évoque, à leurs yeux, l’idée d’un théisme, et généralement d’un monothéisme. Ce refus exprime aussi la crainte d’être accusés d’arriération culturelle : « religion » comme synonyme d’irrationalité.