Le cadre général du droit du cyberespace Pierre TRUDEL pierre.trudel@umontreal.ca
Le droit est-il possible dans le « cyberespace »? Comment se conçoit et s’applique le droit dans le cyberespace?
le droit du cyberespace? Pourquoi pas le « droit des chevaux »? Frank H. EASTERBROOK, « Cyberspace and the Law of the Horse », [1996] U. Chi. Legal F. 207. Y-a-t-il quelque chose de spécifique au cyberespace… qui a des échos en droit ?
Revue des principales théories du droit du cyberespace Viktor Mayer-Schönberger, « The Shape of Governance: Analysing the World of Internet Regulation », [2003] 43 Va Jnl. Int. L.,605-673. « étatiste traditionaliste » « cyberséparatiste » « cyberinternationaliste »
courant étatiste postule que l’État constitue le régulateur prééminent du cyberespace; il possède la vocation à encadrer l’ensemble des activités se déroulant sur Internet après tout… les activités qui prennent place sur le réseau sont le résultat de faits et gestes se situant nécessairement sur un territoire sous la juridiction d’un État. analogies avec la haute mer ou l’espace extra atmosphérique
Négation de l’existence ou de la pertinence même du « cyberespace » Le cyberespace serait: Une notion trop floue Absence de spécificité des activités véhiculés par les réseaux Olivier CACHARD, La régulation internationale du marché électronique, Paris, LGDJ, 2002.
courant « cyber-séparatiste » envisage le cyberespace comme un lieu distinct de celui qui constitue habituellement l’espace de l’application du droit. la célèbre « déclaration d’indépendance du cyberespace » revendique l’inapplication ou l’inapplicabilité des normes établies par les États nationaux au cyberespace. MAIS: On a beau proclamer le caractère autonome du cyberespace, nul n’a réussi à démontrer que les activités qui se déroulent dans le cyberespace sont effectivement toujours hors de la portée de l’application des lois nationales. La prééminence de la normativité technique a souvent amplifié l’importance des règles décentralisées et se présentant comme étant spécifiques au cyberespace.
« A Declaration of the Independence of Cyberspace » Governments of the Industrial World, you weary giants of flesh and steel, I come from Cyberspace, the new home of Mind. On behalf of the future, I ask you of the past to leave us alone. You are not welcome among us. You have no sovereignty where we gather. We have no elected government, nor are we likely to have one, so I address you with no greater authority than that with which liberty itself always speaks. …
courant cyber-internationaliste accent sur le caractère intrinsèquement international des activités se déroulant dans le cyberespace. c’est a priori vers les organismes internationaux qu’il faut se tourner pour: penser, mettre au point et appliquer des règles qui seront effectives …..dans les divers espaces résultant de la connectivité que rend possible les standards d’Internet. Initiatives de l’OMPI sur les noms de domaines, débats au sujet du statut de l’ICANN….
Trois perspectives sur une réalité Trois conceptions Chacune des ces conceptions rend compte d’une partie de la réalité du cyberespace Mais…. Nécessité d’une approche qui permette de tenir compte de l’ensemble de des dimensions !
conception réseautique du droit : RÉSEAU: un ensemble interconnecté constitué de pôles interagissants de normativités les normes sont pensées et énoncées dans des « pôles de normativité »: les États les associations, entreprises les gouvernements les instances internationales…. Dans le réseau, on observe des interrelations diversifiées entre les normes. Les normes sont proposées (voire imposées) dans divers nœuds de normativité; ces nœuds de normativité sont en concurrence ou en complémentarité avec d’autres. Les relais de la normativité assurent l’application effective des règles. Dans les relais s’explicitent et se diffusent les normativités et les conséquences de celles-ci. On peut identifier plusieurs rapports entre les normativités. Dans la plupart des situations, on se trouvera en présence d’un rapport d’obligation : une loi est obligatoire à l’égard d’une personne située sur le territoire d’un État : cette dernière doit forcément relayer les obligations découlant de la loi. Dans d’autres situations, on sera appelé à considérer le rapport de relevance : par exemple, les directives européennes ont des effets non seulement sur le droit des pays membres mais aussi sur les obligations des acteurs situés dans des pays entretenant des relations importantes avec les ressortissants de cette entité. Des lieux de normativité produisent des normes ou des processus de coordination tandis que d’autres fonctionnent comme des espaces de négociation ou d’équilibrage appliquant des régulations dans un rapport de dialogue avec d’autres lieux de normativité. Par exemple, c’est souvent à la suite d’invitations de la part des organisations internationales que les États sont amenés à relayer des normes dans leurs législations. Par exemple, la Convention sur la cybercriminalité a été mise de l’avant par les instances européennes et ouverte à la signature d’autres pays.
constitué d’espaces dans lesquels prévalent en tout ou en partie des normes qui s’imposent aux usagers: les NOEUDS de normativité les normes peuvent s’imposer soit en raison de leur capacité à définir, même implicitement, les conditions de l’exercice des activités soit parce qu’un État est en mesure d’exercer une autorité Le cyberespace:
Le cyberespace est aussi constitué de relais… par lesquels s’explicitent et se diffusent les normativités et les conséquences de celles-ci. Par exemple: les États relaient les normes internationales jugées « relevantes » les sites relaient les règles qu’ils estiment leur être opposables…
Dans le cyberespace…les règles: émanant des pôles de normativité se relayent et se diffusent dans les différents espace virtuels. elles coexistent: en complémentarité avec d’autres règles en concurrence, se proposant à la place de celles qui sont issues d’autres pôles normatifs.
Les sources du droit sur Internet La technique Le droit du net « Lex electronica » pratiques Lois nationales dominantes Directives européennes Lois américaines Lois nationales « relevantes »
Un droit en réseau Relais de normativité Pôles/nœuds de normativité Principes internationaux Droit des États dominants UE et EU Normativité technique Lex electronica Relais de normativité contrats Auto-co et multi régulations des acteurs Responsabilité
Principaux nœuds de normativité La normativité découlant de la technique Le droit du Net et la « Lex electronica » Les législations nationales et supra-nationales influentes Les usages et pratiques des acteurs du réseau Environnement essentiellement construit par la technique, Internet est un espace rendu possible en raison de l’existence de protocoles et autres fonctionnalités définis dans des standards techniques. Plusieurs organisations contribuent à la définition des standards permettant l’interconnexion caractéristique d’Internet. Certains sont des instances étatiques ou des organisations internationales constituées par les États. La plupart sont des entités de droit privé. Les processus de normalisation relatifs à Internet sont primordialement le fait de deux ensembles d’organismes de standardisation. Un premier ensemble est constitué d’organismes ayant une longue implication dans la standardisation des artefacts techniques et électriques. Ils sont principalement constitués de spécialistes des technologies concernées et on leur doit les standards qui rendent compatibles un grand nombre d’appareils informatiques nécessaires à la communication. Les pratiques contractuelles et les usages sont deux autres sources de la Lex electronica. S’agissant des usages, on peut évoquer la «nétiquette» qui désigne un ensemble de principes destinés à assurer un certain ordre dans l’Internet. Comme en témoigne l’affaire 1267623 Ontario c. Nexx Online, ces règles sont susceptibles d’être reconnues par les tribunaux. Le droit des États ou des regroupements d’États exerçant une grande influence sur Internet constitue, par la force des choses, une composante incontournable des principes de droit encadrant le déroulement des activités sur Internet. C’est pourquoi il paraît réaliste de considérer les solutions retenues dans le droit américain et le droit européen. Ces solutions lient les grandes entreprises actives sur le réseau et de ce fait finissent souvent par s’imposer aux autres législateurs.
Relais de normativités Les acteurs qui gèrent: leurs risques leurs responsabilités Le contrat Autorégulation et co-régulation Les relais peuvent être vus comme une incarnation du concept de co- régulation. Ils témoignent d’un processus de dialogue entre les divers pôles de normativité et entre les acteurs. Ces derniers ont forcément à prendre acte et à s’assurer qu’ils sont en conformité avec les règles qui sont impératives. Pour cela, ils devront les relayer à leurs partenaires et en combler les interstices afin d’en assurer une application concrète et effective. L’un des relais majeurs entre les pôles étatiques de normativité et les acteurs du cyberespace est fourni par les régimes de responsabilité. Ceux qui prennent part à des activités dans le cyberespace le font avec plus ou moins d’intensité selon qu’ils ont ou non conscience qu’ils auront à supporter la responsabilité de l’information qu’ils émettent ou qu’ils contribuent à acheminer. À ce titre, ils représentent un important relais des normativités étatiques susceptibles de s’appliquer à un ensemble d’activités. Le contrat est assurément l’outil de prédilection pour assurer le relais des obligations qui découlent des lois vers les parties qui sont en position d’y donner suite. Cela explique sans doute pourquoi tant d’auteurs parlent d’un paradigme contractuel. Pour gérer les risques et baliser leur responsabilité, les acteurs mettent en place des mécanismes d’autorégulation. Les processus d’autorégulation et de co-régulation se révèlent de ce fait d’importants relais des normativités encadrant les activités se déroulant dans le cyberespace. Par ces processus, on opère l’actualisation, l’adaptation et la particularisation des règles de droit considérées comme relevantes à un site ou à un environnement. De tels processus peuvent s’envisager comme un cycle continu dans lequel les besoins et les exigences découlant des autres normativités, dont les lois étatiques sont systématiquement prises en compte de manière évolutive.
Dans un réseau, on peut être à la fois nœud et relais un État relaie les principes émanant d’instances internationales et produit des normes s’imposant aux entreprises les entreprises relaient les exigences des lois et des protocoles techniques et produisent des règles de conduite s’imposant à leurs clients dans leurs espaces Dans un réseau, les acteurs doivent forcément et nécessairement tenir compte des exigences des règles émanant des lieu qui sont en mesure de mettre en cause leur responsabilité.
En somme…dans le cyberespace Les règles sont énoncées en divers lieux, dont les États, se présentant comme autant de nœuds d’un réseau. Dans chacun de ces lieux, des principes sont énoncés qui doivent forcément tenir compte des tendances imprimées par les décisions et normes énoncées dans d’autres nœuds de normativité. La façon dont s’appliquent les règles relatives à la responsabilité sur Internet est emblématique du mode d’application du droit dans le cyberespace. L’analyse du droit relatif à la responsabilité des intermédiaires permet de constater que ces derniers ont à gérer leurs risques et responsabilités. Pour y arriver, ils relayeront les exigences des règles de droit qui pourraient mettre en cause leur responsabilité. Les règles sont énoncées en divers lieux, dont les États, se présentant comme autant de nœuds d’un réseau. Dans chacun de ces lieux, des principes sont énoncés qui doivent forcément tenir compte des tendances imprimées par les décisions et normes énoncées dans d’autres nœuds de normativité.
Conclusion Au nombre des nœuds de normativité énonçant des principes, l’on trouve les lois des pays dominants, Directive européenne On y formule un régime de conditions auxquelles sont engagées les responsabilités On énonce des principes balisant les droits et devoirs des différents acteurs Pas d’obligation de surveillance a priori Responsabilité découlant de la connaissance Maintien de la responsabilité éditoriale Les acteurs ont ensuite à relayer ces principes Les éditeurs connaissent leurs responsabilités Les intermédiaires relayent les règles Sinon, ils sont à risque d’engager leur responsabilité. Le droit de la responsabilité des intermédiaires tel qu’il tend désormais à se développer paraît refléter cette tendance Il est nécessaire de relayer les exigences des règles de droit. À cet égard, les acteurs jouent un rôle significatif. Comme ils sont susceptibles de voir leur responsabilité engagée au regard du droit qui leur est applicable, ils doivent gérer leurs risques et balise leur responsabilité en relayant les exigences des règles énoncés dans les noeuds de normativité qui paraissent relevants. C’est par ce truchement que les principes fondamentaux du droit finissent par trouver application sur Internet. Ainsi, le droit étatique, dont l’application peut paraître problématique dans le cyberespace, trouve son effectivité par le jeu du relais vers les acteurs ayant à gérer leurs risques et leurs responsabilités au regard du droit de l’état qui est susceptible d’imposer le respect de sa loi.
Pierre Trudel, professeur Centre de recherche en droit public, Faculté de droit Université de Montréal C.P. 6128, succursale Centre-ville Montréal (Québec) CANADA H3C 3J7 Tél : (514) 343-6263 Fax : (514) 343-7508 Courriel : pierre.trudel@umontreal.ca URL: http://www.crdp.umontreal.ca François DENIEUL, Internet et les sept pilliers du XXIe siècle, Concepts clés pour la nouvelle économie, Paris, Connaissance partagée, 1999. Ethan KATSH, The Electronic Media and the Transformation of Law, New York, Oxford University Press, 1989. Jacques CHEVALLIER, L’État post-moderne, Paris, LGDJ, 2003 Jean-Marie CHEVALIER, Ivar EKELAND, Marie-Anne FRISON-ROCHE et Michel KALIKA, Internet et nos fondamentaux, Paris, PUF, 2000, p. 41-42. François OST et Michel van de KERCHOVE, De la pyramide au réseau? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002. Pierre TRUDEL, « L’influence d’Internet sur la production du droit, » dans Georges CHATILLON (éd.), Le droit international de l’Internet, Bruxelles, Bruylant, 2003, 88-101. Pierre TRUDEL, «L’architecture technique comme élément régulateur du cyberespace», [2000] Media Lex 187. Pierre TRUDEL, «La Lex Electronica», dans Charles-Albert MORAND (dir.), Le droit saisi par la mondialisation, Bruxelles, Éditions Bruylant, collection Droit international, 2001, pp. 221-268.