Récit de voyage, reportage & témoignage Jacques Fontanille Université de Limoges, Institut Universitaire de France
Voyager et raconter Une narration pour donner du sens à une expérience Une collection de sensations et d’impressions hétérogènes Un tri opéré par la mémoire et l’affectivité (marquages, associations) : première configuration Une synthèse pour injecter une « direction » et une « intentionnalité » : deuxième configuration La « synthèse de l’hétérogène » selon Ricoeur
Voyager et raconter Donner du sens à une expérience, c’est notamment : distribuer des rôles aux acteurs du voyage (agent, instrument, obstacle, but, bénéficiaire, donateur, etc.) les rapporter aux grandes catégories d’actants (sujet, objet, destinateur, destinataire, adjuvant, etc.) établir un rapport de forces dominant (le lieu-objet résiste ou non, le voyageur réalise ou pas ses objectifs, etc.)
Voyager et raconter Donner du sens à une expérience, c’est notamment : restituer ces rôles et ces forces sous forme de parcours figuratifs attribués aux acteurs le paysage s’ouvre ou se ferme, l’habitant accueille ou interpelle, le voyageur demande, le plan de la ville se donne à comprendre ou reste incompréhensible, etc.) ancrer ces parcours figuratifs dans des sensations
Voyager et raconter Une expérience qui obéit elle-même déjà à un parcours orienté et segmenté : des destinations… des itinéraires… Orientation et segmentation de l’expérience …imposent au récit sa direction et sa structure …fournissent une « grille » préalable pour les acquisitions narratives (modales, axiologiques et figuratives) …et déplacent la signification sur les valeurs de témoignage
Voyager et raconter L’itinéraire du voyage est transformé en parcours de construction réciproque de l’« objet » et du « sujet » : parcours de « découverte » pour les acquisitions narratives de l’objet parcours de « formation » pour les acquisitions narratives du sujet
Voyager et raconter Des genres qui fonctionnent tous sur ces mêmes principes, mais en focalisant sur tel aspect : Le reportage, qui doit faire partager une expérience à un lecteur, tout en focalisant sur la construction de l’objet ; Le récit d’apprentissage, qui se focalise sur la construction du sujet ; Le récit initiatique, qui amplifie la « résistance » de l’objet ; etc.
Quand le corps témoigne Voir, entendre, sentir et être-là
Le témoignage une énonciation légitime une “vérité” sensible un corps et une inscription corporelle un rapport continu à l’origine
Le corpus Dublin, l’Ibiza du Nord Abkhazie, le pays où on n’arrive jamais Survie au quotidien dans la banlieue de Buenos Aires
Le corpus Dublin, l’Ibiza du Nord extrait du numéro 429 (semaine du 21 au 27 janvier 1999, p. 39) parution initiale dans The observer, Londres signé Henry Mac Donald 3 colonnes, et une carte du centre de Dublin.
Le corpus Abkhazie, le pays où on n’arrive jamais extrait du numéro 438 (semaine du 25 au 31 mars 1999, pp. 52-53) parution initiale dans Cumhuriyet, Istanbul signé Nür Dolay 7 colonnes, 3 photos, et une carte du pays et de la région (Géorgie, Russie et Turquie). sous-titré “Carnet de voyage”
Le corpus Survie au quotidien dans la banlieue de Buenos Aires extrait du numéro 447 (semaine du 27 mai au 2 juin 1999, pp. 44-45) parution initiale dans La Nación, Buenos Aires signé Santiago O’Donnel 6 colonnes, 1 photo, 1 carte du district de Buenos Aires
Hypothèses théoriques Rationalités et saisies : les « couleurs » de la vision du monde Enonciateur et observateur : le corps des instances narratives L’enveloppe et le mouvement : figures du corps sémiotique
Rationalités & saisies Pratique référentielle, inférentielle, indexicale, métonymique, vision informative Mythique analogies à distance, réseau d’équivalences, iconique, symbolique, vision culturelle
Rationalités & saisies Impressive émotions, échos somatiques des perceptions, impressions, plaisir et déplaisir, vision subjective et affective Critique réflexions, commentaires, distance critique, vision idéologique ou technique, etc.
Enonciation et forme narrative
L’enveloppe et le mouvement
Corps-enveloppe Corps-chair Corps-creux Corps-point Figures du corps Corps-enveloppe Corps-chair Corps-creux Corps-point
Figures du corps (forme des empreintes) Corps-enveloppe Corps-chair Inscriptions Emotions Scènes intérieures Deixis Corps-creux Corps-point
Figures du mouvement corporel Corps-enveloppe Corps-chair Déformations Motions intimes Agitations Déplacements Corps-creux Corps-point
2/ TROIS REPORTAGES AU CORPS A CORPS Parcours textuel, perception du spécifique et «signature» sensorielle Une enveloppe «omni-percevante» : la surface d’inscription du monde parcouru
Parcours textuel et «signature» sensorielle Parcours stéréotypés et motivation des enchaînements argumentatifs Contingence, occasions et authentification Accidents sensoriels et signature du lieu
Parcours textuel et «signature» sensorielle Parcours stéréotypés et motivation des enchaînements argumentatifs frontière - bord de mer - port - bord de mer, etc. trottoir - maisons - trottoir, etc. Des « scénarios » de voyage, des stéréotypes nécessaires (pour entrer en contraste avec les « incidents » : le fond et la forme, la situation et l’événement)
Parcours textuel et «signature» sensorielle Contingence, occasions et authentification «Nous rencontrons Gomina et ses amis, qui traînent sur le trottoir, l’ennui dans le regard, et font tourner une bouteille d’anis Bols. Ils n’aiment pas les journalistes et détestent les photographes. Mais ils nous laissent tranquilles parce que nous sommes accompagnés de doña Maria» Conjonctures de pratiques concurrentes ou parallèles : le hasard authentifie, le récit le dramatise ou le banalise
La surface d’inscription du monde parcouru Sensation, anecdote et deixis L’expérience et l’ «éprouvé» : l’inscription d’un signifiant
La surface d’inscription du monde parcouru Sensation, anecdote et deixis «Il est 23 h., un vendredi de la mi-novembre, et il fait un froid de canard.» «‘Dona Paula!’ Les voix viennent de dehors. Amelia Quinones et Maria Chazarreta sont venues lui rendre visite.» Je=un corps et des sensations=un quelque part=une référence déictique et sensible à la fois
La surface d’inscription du monde parcouru L’expérience et l’ «éprouvé» : l’inscription d’un signifiant d’ « impression » «En créant un environnement bruyant, on donne l’impression que tout est permis. Quand on se promène dans les rues, on ne se sent pas à l’aise. J’en ai moi-même fait l’expérience ce soir-là. Des groupes d’hommes et de femmes ivres , plutôt bon enfant, essaient de négocier avec les videurs pour franchir la porte des pubs...»
3/ HISTOIRES, CROYANCES ET PROTHESES DISCURSIVES L’enquête et la proportion analogique De la confiance à l’évidence La prothèse analogisante La profondeur du temps et la saturation des relais corporels
Le partage analogique «Imaginez que la Rive Gauche, à Paris, cœur de la vie artistique et culturelle française, soit envahie par les habitués des boîtes de nuit. Pensez à la réaction des intellos parisiens si un bataillon de noctambules tout droit sortis du Club 18-30 investissait les cafés et les bistrots où Sartre et ses camarades discutaient philosophie. Eh bien, pour les gens qui résident ou travaillent dans le quartier le plus branché de Dublin, ce cauchemar devient réalité tous les week-ends.»
Le partage analogique Le lecteur n’a pas l’expérience du lieu ou de l’événement Le lecteur est supposé être un « semblable », doté des mêmes capacités et des mêmes raisonnements figuratifs que le narrateur Le lecteur est supposé appartenir à une catégorie moyenne d’ énonciataires (y compris le narrateur) partageant tous les mêmes expériences de base L’analogie va construire l’expérience inconnue à partir de celle qui est déjà partagée
Le partage analogique L’analogie distingue deux niveaux de réalité : Mémoriel, rétrospectif, advenu, commun, pour l’expérience de référence Imaginaire, prospectif, virtuel, exceptionnel, pour l’expérience à partager La structure analogique fonctionne comme un « miroir » : deux images identiques mais inversées, l’une réelle et l’autre virtuelle, pouvant être saisies du même point de vue, tout en invitant à un changement de point de vue
Histoire, récit et partage analogique Le « Miroir d’Hérodote » selon Ph. Hartog Le monde civilisé et le monde barbare Le point de vue du monde civilisé Une construction analogique pour « rendre présent » ce qui ne peut pas faire l’objet d’une expérience directe Une fausse symétrie (inversion, décalage de statut de réalité, etc.
Histoire, récit et partage analogique « Enquête », histoire et analogie «Pour qui n’a pas côtoyé cette région de l’Attique, je la ferai voir d’une autre façon; c’est comme si en Iapygie (Apulée), un autre peuple que les Iapyges occupait pour soi, séparément, la partie du pays qui fait saillie depuis le port de Brentesion (Brindisi) jusqu’à Tarente.» (L’enquête, Hérodote, IV, 99)
Histoire, récit et partage analogique De la confiance à l’évidence «L’Istros, coulant à travers des pays habités, est connu de beaucoup de gens, tandis que personne n’est en état de parler des sources du Nil, parce que la Lybie qu’il traverse est inhabitée et déserte...» (op. cit. II, 33 & 148)
Histoire, récit et partage analogique De la confiance à l’évidence « Nul ne sait avec certitude ce qu’il en est des déserts de Lybie d’où vient le Nil. Toutefois, j’en ai entendu des choses de la bouche des Cyrénéens, qui eux-mêmes le tenaient de...» (op. cit. II, 33 & 148)
La « prothèse » analogique La « prothèse » intentionnelle et le corps analogisant «Il est d’entrée de jeu clair que seule une ressemblance liant, à l’intérieur de ma sphère primordiale, ce corps là-bas avec mon corps peut fournir le fondement de la motivation pour la saisie analogisante de ce corps là-bas comme autre chair.» (E. Husserl, Méditations cartésiennes, 50)
La « prothèse » analogique L’expérience inconnue manque au corps sensible, à la « chair intentionnelle » Donc il faut fournir à ce corps une « prothèse supplétive » pour qu’il accède à cette expérience La prothèse est ici discursive et rhétorique
Histoire, récit et partage analogique La profondeur du temps «La vieille femme regarde la mer. (...) Là-bas, sur la rive nord de la Mer Noire, c’est Sotchi, la ville de son peuple, les Oubikhs, un peuple dont elle est une des rares survivantes.»
Histoire, récit et partage analogique La profondeur du temps et la chaîne des corps «Lorsque le bateau quitte Sotchi, je sais qu’ une vieille femme attend de l’autre côté, en scrutant les vagues de la Mer Noire. J’aurais voulu lui dire que j’ai vu son pays même si les siens n’y sont plus, et que ce pays est vraiment beau. Seulement, elle ne me reconnaît plus. A 95 ans, ma grand-mère ne vit plus désormais que dans la profondeur de souvenirs très anciens...»
Histoire, récit et partage analogique La chaîne des corps : authentifie et légitime le témoignage indirect du dernier chaînon (la chair de la chair de la chair… ne peut mentir) sature les transitions entre phases et époques de l’expérience (la « saturation » des relais d’énonciation)
CONCLUSION Le corps-témoin : - motive les enchaînements - authentifie les figures - porte les analogies - sature les relais énonciatifs