Serge TISSERON Psychiatre, psychanalyste, docteur en psychologie HDR à l’Université Paris Ouest Nanterre Blog: http://squiggle.be/tisseron L’EMPATHIE Au cœur du jeu social
Historique Notion proposée par Théodore Lipps au XIX e siècle pour fonder une nouvelle psychologie (le funambule) Tombée en désuétude au XXé siècle du fait de l’importance exclusive donnée au langage, Intérêt relancé actuellement par * les découvertes neurologiques (neurones miroirs), * le rôle de l’imitation dans le développement (imitation motrice, imitation émotionnelle, attention conjointe, imitation verbale) * l’éthologie Mais ces travaux n’expliquent pas la facilité avec laquelle nous pouvons l’inhiber, y compris parfois avec les patients dont nous avons la charge…
Définition: une construction mutuelle et réciproque qui commence à la naissance 1. Commence avec la capacité d’imitation motrice et émotionnelle, mais le bébé ne fait pas une nette différence entre lui-même et l’autre (on parle de « sympathie ») 2. La reconnaissance de son apparence dans le miroir ouvre la voie d’une empathie altruiste (aux alentours de la deuxième année) 3. L’empathie cognitive se développe. Le bébé comprend peu à peu que les autres ont leurs propres états mentaux 4. Après quatre ans et demi, il comprend nettement la différence entre son expérience du monde et l’expérience des autres Mais la capacité de comprendre ce que vit autrui peut être utilisé pour sa manipulation autant que pour l’entraide et la solidarité
Ce que l’empathie n’est pas La sympathie Dans la sympathie, on partage en effet non seulement les mêmes émotions, mais aussi les valeurs, les objectifs et les idéaux de l’autre. C’est ce que signifie le mot « sympathisant ». La compassion, met l’accent sur la souffrance. Elle est inséparable de l’idée d’une victime et du fait de prendre sa défense contre une force hostile, voire une agression humaine. Son principal danger est qu’elle fait peu de place à la réciprocité, et s’accompagne même parfois d’un sentiment de supériorité. L’identification, elle est le premier degré de l’empathie,
I. Les trois étages de l’empathie (figure 1) 1. Empathie directe (unilatérale, Identification ou « identifiction ») C’est la capacité de changer de point de vue sans s’y perdre * ses bases sont neurophysiologiques et elle est toujours assurée (sauf trouble mental autistique) * Elle a deux composantes: émotionnelle et cognitive * Elle ne nécessite pas de reconnaître à l’autre la qualité d’être humain (héros de dessin animé, roman, etc) * Elle peut servir autant la manipulation que l’altruisme
Figure 1 : les trois étages de l’empathie Relation intersubjective J’accepte ou empathie que l’autre m’informe sur extimisante ce que je suis et me révèle à moi-même - - - - - - - - - - - - - - - - ------------------------------------------------- Reconnaissance ou empathie réciproque (éthique) J’accepte que l’autre que l’autre que l’autre que l’autre se mette à ma place s’estime aime et soit aimé ait les mêmes comme moi comme moi droits que moi -- - - - - - - - - - - - -- - - - - ---------------------------------------------------------------- Identification ou empathie directe (bases neurologiques et expérimentales) Je me mets à la place Empathie cognitive - à partir de 4 ans et 1/2 De l’autre Elle consiste à se représenter ce que l’autre se représente - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - Empathie émotionnelle - Aussitôt que l’enfant fait la différence entre l’autre et lui elle consiste à ressentir ce que l’autre ressent sans se confondre avec lui
Les trois étages de l’empathie (2) 2. Empathie réciproque: c’est le fait de traiter autrui comme soi-même * Ses bases sont éthiques: elle ne concerne que les humains. Elle est un choix * Elle reconnaît à l’autre la possibilité de s’identifier à moi * Cette reconnaissance lui reconnaît la qualité d’être humain semblable à moi dans 3 domaines complémentaires: estime de soi, droit d’aimer et d’être aimé, reconnaissance du fait d’être sujet du droit comme moi * Passe par le regard et l’ensemble des manifestations mimo gestuelles
Les trois étages de l’empathie (3) 3. Empathie extimisante * Consiste à reconnaître à l’autre la possibilité qu’il me fasse découvrir sur moi des aspects inconnus de moi-même * Satisfait le désir d’extimité (S Tisseron, 2001) * Le regard n’y est plus nécessaire, mais il a toujours été nécessaire à un moment (il faut que l’empathie comme reconnaissance ait été posée) Quand on passe de la base au sommet de la pyramide, l’empathie est de qualité de plus en plus grande et concerne de moins en moins d’interlocuteurs
II. L’empathie réciproque est en permanence menacée 1. Par une cause essentielle L’être humain naît prématuré et développe en même temps une extrême capacité d’empathie et l’angoisse d’être manipulé par l’autre, ce qui le conduit à développer le désir d’emprise sur lui 2. Par des causes secondaires * les médias numériques * les conditions sociales et professionnelles * les dispositions personnelles
1. L’empathie réciproque est menacée par les médias numériques 1. Le stress des nouvelles technologies crée une pression de plus en plus forte: provoque sidération et retrait émotionnel 2. La tentation de la surveillance réciproque généralisée : vers une société de la paranoïa ? 3. Les sites de rencontre en ligne : traiter ses émotions et soi même comme des objets
2. L’empathie réciproque est menacée par les conditions socio-professionnelles Conditions sociales Tout ce qui accroît l’insécurité favorise la tendance à réduire sa capacité d’empathie à ceux qui sont le plus proche de nous ou paraissent le plus nous ressembler. Il faut veiller à éviter tout ce qui nous fait considérer nos semblables comme des gens qui n’auraient pas de point commun avec nous Conditions professionnelles Par des facteurs historiques liés aux institutions * refus de reconnaître aux clients les mêmes droits qu’à soi * accusation portée contre eux de vouloir manipuler les professionnels.
3. L’empathie réciproque est menacée par les dispositions personnelles 1. Le désir de tout contrôler Faire confiance, c’est accepter le risque d’être manipulé. Ceux qui n’en sont pas capables ne développent que la première étape de l’empathie: l’identification, qui permet la manipulation 2. Le sentiment de supériorité Chacun se pose la question : « Qu’est ce que je vaux ? » Et pour y répondre, nous sommes tentés de mesurer l’écart que nous imaginons entre les autres et nous Ce sentiment de supériorité se teinte facilement de culpabilité. Il est travesti en pitié et en compassion. Mais il suscite le sentiment de ne jamais en faire assez 3. La haine celui qui éprouve de la haine pour un proche (ou un client) se la cache. Il se persuade que ce n’est pas lui qui l’éprouve, mais les autres : Il la travestit en désir de guérir à tout prix: le « fantasme de Zorro ». Danger de ne plus prendre le temps d’écouter. Danger de dévaloriser – voire de culpabiliser - tout ce qui a été avant Il suscite le sentiment de ne jamais en faire assez
Figure 2 – Les menaces générales sur les trois composantes de l’empathie (Tisseron, 2010) Relation Angoisse Intersubjective que l’autre Détruire me dépossède l’autre de moi-même _________________________________________________________________ Angoisse Reconnaissance que l’autre prenne Exclure l’autre ma place (apartheid) __________________________________________________________________ Angoisse que l’autre Identification me manipule Manipuler l’autre
III. Comment construire l’empathie en entreprise? 1. Permettre à chacun de bénéficier d’un espace de sécurité (pas de vidéo surveillance, possibilité de communications personnelles via Internet et Smartphone). 2. Reconnaître nos éventuelles émotions négatives et notre ambivalence vis-à-vis de collègues et clients. Nous éprouvons de l’empathie pour eux, certes, mais aussi parfois de la haine… L’un n’empêche pas l’autre 3. Éviter la culture du Secret 4. Renoncer à l’indépendance comme à un idéal: nous sommes tous interdépendants 5. Accepter notre vulnérabilité et renoncer à tout idéal de perfection
Créer des espaces de parole et de jeu dans les institutions Des intervenants entre eux, Pour parler et mettre en scène les représentations inavouables (jeu de rôle) Pour développer la capacité d’empathie (se mettre à la place de l’autre) et favoriser la réconciliation avec des aspects de soi qu’on réprouve Des usagers invités à raconter (mettre en scène) leur expérience du soin Entre intervenants et usagers Créer des médiations ludiques (clowns)
IV. Développer l’empathie dès la classe maternelle Comment apprendre l’empathie aux enfants? En jouant dès le plus jeune âge. Le jeu invite en effet à se mettre à la place de l’autre. Pour y parvenir, nous avons mis au point, puis expérimenté avec succès[1], un protocole de jeu de rôle susceptible d’être pratiqué par les enseignants des classes maternelles après une formation de trois journées réparties sur l’année. Nous avons appelé ce protocole le Jeu des Trois Figures par allusion aux trois personnages présents dans la plupart des histoires regardées et racontées par les enfants : l’agresseur, la victime et le redresseur de torts. [1] En 2007 et 2008, grâce à la Fondation de France (résultats complets de la recherche sur http://www.yapaka.be, également publiés dans Devenir, 22, 1, 2010)
Conclusion 1. Toute relation est tendue entre deux pôles: le désir d’emprise (organisé autour du couple savoir-pouvoir) et le désir de réciprocité 2. L’empathie consiste à privilégier la réciprocité 3. Elle renforce * l’estime de soi (donc la résilience) * la confiance dans les autres * la plasticité psychique (oblige à remodeler ses repères avec l’avis des autres, y compris sur soi) Pour la développer: toujours nous interroger sur la place du désir d’emprise et du désir de réciprocité dans la relation aux autres