Histoire de la Guerre froide Cinquième cours : Détente II (1953-1963)
Cinquième cours : Détente II (1953-1963) 1 – L’URSS et les Tiers-monde 2 – La crise de Cuba
1 – L’URSS et les Tiers-monde Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, les colonies africaines et asiatiques de la France et du Royaume-Uni réclament la fin des régimes coloniaux. L’URSS va évidemment tenter de profiter de cette situation. Staline méprisait les mouvements indépendantistes du tiers-monde, mais ses successeurs voient les choses d’un œil très différent. Lors du XXe congrès, le PCUS décide d’inclure les mouvements de libération nationale parmi les mouvements progressistes et de les appuyer. Dès 1955, Boulganine et Khrouchtchev entreprennent une tournée de plusieurs de ces pays récemment décolonisés, dont l’Inde et la Birmanie.
Après le XXe congrès, l’URSS entre en négociations avec plus d’une trentaine de ceux-ci. C’est également l’époque de la naissance du mouvement des non-alignés et entre 1957 et 1960, l’URSS signe plus de 20 accords de différents types avec des pays membres de ce mouvement. En 1957, l’URSS est l’hôte d’un festival mondial de la jeunesse, qui réunit des délégués de plus d’une centaine de pays. À cette occasion est inaugurée à Moscou l’université de l’amitié internationale, dans laquelle des étudiants du tiers-monde seront invités à s’instruire aux frais de l’URSS. Celle-ci devient alors aux yeux de la majorité de ces pays le chef de file de la lutte contre l’impérialisme.
À la condition que ces États ne s’engagent pas du côté occidental, l’URSS ouvre ses coffres : 15% des investissements de l’Inde pour la réalisation de son plan industriel proviendront de l’URSS; Nasser qui veut construire son barrage sur le Nil (le barrage d’Assouan) et qui s’est vu refuser les crédits nécessaires par les Occidentaux, se tourne vers l’URSS qui lui accorde un prêt de plusieurs centaines de millions, à un taux d’intérêt de 1%. Cette politique qui coûte très cher aux finances soviétiques, aura cependant comme conséquence de faire en sorte que le bloc des non-alignés penchera de plus en plus souvent du côté de l’URSS. Mais d’un autre côté, cette politique, qui pour les États occidentaux n’est qu’une forme déguisé d’expansionnisme, posera à l’URSS des difficultés supplémentaires dans ses relations avec l’Ouest.
2 – La crise de Cuba 2.1 – Le contexte Sur fond d’échec des pourparlers soviéto-américain à Genève et à Vienne, s’effectue le renforcement du potentiel militaire des États-Unis. Le nombre de fusées de type Polaris augmenta de 96 à 144, de même que le nombre de sous-marins nucléaires américains équipés de fusées se trouvant sur le pied de guerre. On lança la construction de nouvelles fusées intercontinentales à carburant liquide Atlas, dont la quantité surpassait de beaucoup le nombre de missiles soviétiques analogues.
Les bases militaires américaines permettaient d'approcher les vecteurs nucléaires du territoire soviétique. Dès 1959 commença le déploiement de fusées à rayon d’action moyen en Turquie, en Grande-Bretagne et en Italie. Simultanément à cela, on augmenta le nombre des troupes terrestres et de l'aviation américaine. C’est dans ce contexte d’une course aux armements dans laquelle l’URSS retardait sur les États-Unis qu’il faut comprendre les motivations de l’URSS dans l’aventure cubaine. Il fallait trouver une parade à l’avantage stratégique dont disposait les États-Unis.
2.2 – Les prémisses L’intérêt de l’URSS pour Cuba était nouveau, d’autant que Castro ne se faisait pas remarquer par sa sympathie pour les idées communistes. Ainsi, son arrivée à La Havane le 1er janvier ne semblait pas annoncer la possibilité de diffusion dans ce pays du marxisme-léninisme. Pour l’URSS, Cuba était trop lié à Washington, occupant l’une des premières places en Amérique latine pour le volume d’investissements américains. Les vieux communistes cubains considéraient avec méfiance Castro et l’accusaient de sympathies proaméricaines. Peu à peu cependant, arrivèrent à Moscou des renseignements suivant lesquels les relations entre Castro et le gouvernement américain étaient plus complexes et plus contradictoires que cela.
En février 1960 eut lieu la visite d'A. I En février 1960 eut lieu la visite d'A.I. Mikoïan à Cuba, laquelle conduisit à un changement de la politique soviétique par rapport à Cuba. L’opposition aux États-Unis était si grande que les États-Unis avait déjà établi un blocus économique de Cuba. Cela rendait possible une coopération entre Cuba et l'URSS. L'URSS s’engagea à acheter 5 millions de tonnes de sucre chaque année pendant cinq ans, à fournir à Cuba essence et pétrole et à lui accorder un crédit de 100 millions de dollars. Dès 1960, Castro s'adressa à Khrouchtchev pour lui demander des armes. Le gouvernement soviétique répondit avec enthousiasme et dès juillet, l'URSS prévint l'administration américaine de sa volonté de fournir à Cuba l'aide nécessaire. Cuba devint une pomme de discorde. Pour l’URSS, c’était « l'île de la liberté », qui lançait un défi à l'impérialisme américain. L'apparition à La Havane d’un régime allié à l'URSS devenait un facteur de pression sur les États-Unis.
Septembre 1960 : rencontre de Castro et Khrouchtchev, à New York, puis en novembre 1960, Che Guevara se rendit à Moscou. À la suite de l’accord qui y fut conclu, des spécialistes militaires soviétiques se rendirent à Cuba afin d’y organiser la réception des armes soviétiques : artillerie, blindés, etc. À l'été 1961, un regain de tension entre les États-Unis et l'URSS accentue la pertinence de la coopération militaire entre Cuba et l’URSS. Le 4 août, l'URSS s'engagea à livrer à Cuba du matériel militaire (valeur de 48 millions de dollars, pour un coût de 6 millions). Le 30 septembre, deuxième accord de livraisons d’armes (149 millions pour un coût de 67 millions) : armes d’assaut, blindés légers, artillerie, tanks et transports blindés, instruments de communication, stations de radar, avions de chasse, de transport, bombardiers, hélicoptères, vedettes lance-torpilles et navires anti-sous-marins.
Le rééquipement des armées par des armes nucléaires et l'apparition à Cuba d’un gouvernement ami ouvrait la possibilité d'équilibrer la menace américaine Selon Khrouchtchev, pour prévenir une invasion américaine de Cuba, il fallait trouver un moyen d'intimidation, et seule l’arme nucléaire pouvait jouer ce rôle. Pour lui, cette opération ne visait pas à déclencher une guerre et n’était qu’un moyen visant à modérer l'agresseur. L'installation de fusées restaurerait la parité entre les États-Unis et l'URSS et permettrait à celle-ci de parler aux Américains en tant que partenaires égaux. On envoya à Cuba une délégation à la fin de mai ayant pour tâche de consulter le gouvernement cubain. Contrairement à ce qu’avait cru l’ambassadeur, les Cubains manifestèrent leur intérêt pour l’installation des fusées et le 10 juin, lors d’une séance du Présidium du CC commencèrent les préparatifs de l’opération « Anadyr ».
2.3 — Le projet « Anadyr » : Sous couvert d’exercices stratégiques, on expédia les troupes par transports maritimes. On envisageait de créer un groupe composé de 51 000 soldats. Raoul Castro rencontra en 1962 à Moscou Khrouchtchev. Un traité fut préparé, qui annulait les dettes de Cuba envers l’URSS. Puis le traité fut modifié afin d’être élargi à « l'établissement d’une coopération militaire et d’une défense mutuelle ». Le traité encadrait le séjour des troupes soviétiques sur le territoire cubain. L'accord fut conclu pour 5 ans, avec droit de dénonciation. En juillet arriva à Cuba le commandant des troupes à Cuba. En août et septembre, la flotte soviétique transporta sur Cuba équipements militaires et personnel. On créa une puissante force militaire soviétique, combinant troupes terrestres, aériennes et navales.
Le 16 septembre, l’Indiguirka » quitta Severomorski avec des têtes nucléaires; il fut suivi par l’Alexandrovsk, avec une cargaison analogue. Il s’agit là de navires civils dotés d’équipements militaires pour parer à d’éventuelles attaques aériennes ou navales. Les forces soviétiques à Cuba devaient comprendre des forces considérables : escadre de sous-marins, escadre de navires de surface, brigade de vedettes équipées de fusées, régiment de fusées « Sopka », régiment aérien de torpille et bataillon de vedettes de ravitaillement. Au total, on envisageait de disposer à Cuba 11 sous-marins (dont 7 équipés de fusée), 2 croiseurs, 4 contre-torpilleurs (dont 2 équipés de fusées), 12 vedettes « Komar » équipées de fusées, 6 lance-missiles « Sopka », 33 bombardiers IL-28 et 5 bâtiments de secours. Seule une partie de ces équipements furent effectivement livrée, mais l’URSS disposait déjà fin septembre d’une force importante.
Surtout, les troupes envoyées à Cuba comprenaient la 43e division de missiles stratégiques : 5 régiments disposants de fusées R-12 et R-14. À la fin de septembre, les fusées R-12 arrivèrent à Cuba et le 4 octobre, l’« Indiguirka », arriva au port de Mariel. Le 20 octobre, les têtes nucléaires livrées par l’« Indiguirka » furent vérifiées et livrées aux bases de lancement. Au début de la crise (le 22 octobre) avaient été livrées au total à Cuba 164 ogives nucléaires pour les missiles et les bombardiers. Près de 43 000 militaires soviétiques se trouvaient alors sur l’île. Quel était le degré d’autonomie de ces troupes? Selon certains, les troupes soviétiques ne disposaient pas du droit d’utiliser l'arme nucléaire, alors que Selon d’autres, le général Pliev avait reçu l’autorisation de Khrouchtchev pour recourir à l'arme nucléaire de façon autonome, si cela était dicté par la situation ou en cas de perte des contact avec le centre.
2.4 – La crise L'intensification des transports attirait l'attention et le 11 septembre fut publiée une déclaration de TASS, dans laquelle il était annoncé que l'URSS soutenait militairement Cuba, mais sans déployer des armes nucléaires Question fondamentale : l'administration américaine était-elle au courant de la livraison et du début du déploiement des fusées à Cuba avant le vol de l'avion U-2 le 14 octobre 1962? Le contraire semble improbable et autant du côté soviétique que cubain, on était persuadé de l’impossibilité de cacher l’installation des fusées à Cuba. Le 10 octobre, le sénateur Keating accusa le gouvernement d’inaction alors que l'URSS installait à Cuba des bases militaires équipées de fusées de portée intermédiaire. La déclaration du sénateur américain était exacte : l'installation des fusées R-12 tirait déjà à sa fin.
L’offensive diplomatique américaine fut lancée le 22 octobre par la déclaration publique de Kennedy, qui annonça l'établissement d’une « quarantaine sévère afin d'empêcher la livraison à Cuba de tout type d'arme offensive ». Une heure avant l'intervention du président, un message de Kennedy fut envoyé à l'ambassade d'URSS aux États-Unis. Il s’agissait d’une déclaration violente, indiquant la volonté des États-Unis d’utiliser tous les moyens pour liquider la présence militaire soviétique dans l'hémisphère occidental. La déclaration américaine fut traitée très sérieusement. En réponse, une déclaration du gouvernement fut diffusée à la radio, dans laquelle les actions du gouvernement des États-Unis étaient qualifiées « d’hostiles », annonçait: 1. Le rappel des réservistes appartenant aux forces stratégiques, à la défense antiaérienne et à la flotte sous-marine. 2. La suspension des permissions de tout le personnel. 3. La mise en état d’alerte de l’ensemble des troupes, incluant celles du Pacte de Varsovie.
Puis fut ordonné aux troupes soviétiques à Cuba de prendre toutes les mesures pour refouler un éventuel aresseur, mais sans recourir aux armes nucléaires. Une heure avant la déclaration diffusée par la radio, un message destiné au président fut remis à l'ambassadeur des États-Unis, dans lequel K. accuse JFK de piraterie et d’ingérence dans les affaires cubaines et soviétiques, insiste sur l’illégalité du blocus et souligne le caractère défensif des armes déployées à Cuba. Le 23 octobre, un régime de quarantaine fut établi autour de Cuba. On donna aux forces armées des États-Unis l'ordre de ne tolérer aucune livraison à Cuba d’arme offensive ou de matériels s’y rapportant. Paradoxalement, la confrontation entraina un renforcement des liaisons entre les dirigeants politiques des deux pays. Il existait pendant la crise au moins 17 canaux de communication entre les deux gouvernements.
Dans le message du président du 23 octobre, la responsabilité du conflit reposait entièrement sur la partie soviétique. Le ton de cette seconde communication était péremptoire. Le ton de la réponse de K fut à l’avenant. Après avoir qualifié d’irresponsable l’ultimatum du président, Khrouchtchev menace à son tour : « Nous serons obligés de prendre de notre côté les mesures que nous estimons nécessaires et suffisantes pour protéger nos droits. » Après cet échange d’ultimatums, il ne restait plus que deux portes de sortie : ou passer des paroles à l’acte, c'est-à-dire commencer les hostilités, ou encore se dédire. La première possibilité semblait inévitable et Castro en était partisan. Le lendemain 25 octobre, le cargo « Alexandrovsk » livra les têtes nucléaires destinées aux missiles R-14. Les fusées elles-mêmes se trouvaient à bord des d’autres cargos se dirigeant vers l'île. Pour éviter un possible conflit, il leur fut ordonné le 25 octobre de changer de trajectoire.
2.5 – La résolution du conflit Les deux K. comprenaient que la guerre menaçait. Dans la nuit du 25 octobre, un message à destination de Moscou fut remis à l'ambassade soviétique à Washington. Le ton correspondait à ce qui avait été dit auparavant, mais certaines nuances apparaissaient. Kennedy s’y présentait comme contraint par les faucons à réagir. Et surtout, la dernière phrase du texte : « J'espère que votre gouvernement entreprendra les actions nécessaires, permettant de restaurer la situation existant auparavant. » Le signal fut bien reçu à Moscou. Le ministère des Affaires étrangères remit à l'ambassadeur la réponse de Khrouchtchev, dans laquelle celui-ci s’empresse de saisir la perche et explique à son interlocuteur que peut-être leurs conceptions de la nature défensive d’une arme diffèrent, tout en soulignant que l’URSS n’a aucune vue agressive.
Après avoir rassurer son interlocuteur quant à la nature de la cargaison des navires en approche, Khrouchtchev tend à son tour une perche au président : si des garanties quant à la sécurité de Cuba étaient données par Washington et que le blocus était levé, « la situation changerait immédiatement ». Le 27 octobre, l'artillerie antiaérienne cubaine ouvrit le feu sur des avions américains, qui ne furent pas abattus. Les artilleurs soviétiques eurent plus de succès et une fusée sol-air toucha un avion de reconnaissance américain U2. Cet événement témoigne de la volonté de Cuba d’envenimer les choses, alors que Moscou fait tout pour désamorcer la crise Afin de pouvoir transmettre instantanément le point de vue soviétique, un message du gouvernement fut diffusé à la radio. C’est dans ce texte que les bases à la résolution de la crise furent posées.
Après avoir rappelé que tous les États ont le droit de se défendre et que l’URSS vivait depuis longtemps avec des missiles américains pointés sur son sol, K proposa que l'URSS et les États-Unis, garantissent le respect de l'inviolabilité des frontières et de la souveraineté de la Turquie et de Cuba. Washington répondit aussi en passant par la presse. Kennedy répondait favorablement à l’issue proposée par l’URSS. En échange d’un retrait des armes soviétiques de Cuba, Washington s’engageait à ne pas menacer l’île. Après ces messages, la tension diminua d’intensité. Le 28 octobre, Khrouchtchev déclara à Kennedy qu’il avait donné l’ordre de cesser les travaux sur les chantiers destinés à déployer des armes et transmis des instructions au sujet du démantèlement de l'armement « que vous appelez offensif », puisque les assurances données par Kennedy quant à la sécurité de Cuba rendaient inutile la présence de ces armes sur le territoire cubain…
2.6 – Bilan et conséquence : L’échec de la politique menée par Khrouchtchev dans les Caraïbes aura des impacts sévères sur le politique intérieure et extérieure soviétique. Car il s’agit bien d’un échec. L’engagement de Kennedy de ne plus attaquer Cuba et le démantèlement des armes d’Anatolie ne peuvent masquer l’importance de la défaite soviétique. D’autant que la guerre des mots a été remportée haut le main par Kennedy, nettement plus charismatique que son vis-à-vis, qui maîtrise très mal l’art de la communication. Au plan intérieur, la défaite de K sera l’un des arguments évoqués par ses opposants lors de sa mise à la retraite à l’automne 1964. Ses discours à l’emporte-pièce, ses vantardises, surtout associées à ses doutes continuels et à ses reculades, ont pour ses collègues gravement détérioré la situation de l’URSS dans le monde.
Et ils n’ont pas tort. Cuba est prise en otage et n’a pas le choix de poursuivre des relations avec l’URSS. Mais Castro n’a pas digéré le comportement de Moscou dans cette histoire, lui dont l’opinion n’a presque jamais été prise en compte. Aux yeux de Cuba, mais aussi de plusieurs autres États sympathiques à l’URSS, la reculade cubaine donne l’impression que l’URSS n’est pas un allié fiable. Cette impression est renforcée par les discours de Pékin, qui accuse l’URSS de couardise et de « social-impérialisme ». L’échec cubain servira de munition à la propagande chinoise dans le tiers-monde, laquelle présentera désormais les États-Unis et l’URSS comme des alliés de circonstances. Le prestige de l’URSS en sera affecté. Cependant, si les conséquences sont néfastes pour la politique étrangère soviétique, elles sont globalement positives pour la population soviétique, comme pour le reste de l’humanité.
Par son geste et par son désir de conciliation, par sa capacité à reconnaître son erreur plutôt qu’à poursuivre une fuite en avant dont les conséquences auraient pu être catastrophiques, Khrouchtchev a paradoxalement démontré qu’il était, malgré tous ses défauts, un grand chef d’État et un homme épris de paix. Ainsi, en poussant la tension à son paroxysme, la crise cubaine a montré et fait comprendre à tous la nécessité d’un dialogue continuel en cette ère nucléaire. Et paradoxalement, elle a contribué à consolider la paix, chacun ayant pu se convaincre du désir de l’autre d’éviter à tout prix une guerre nucléaire.