Usages et pratiques des publics dans les pays du Sud Agadir, du 4 au 6 avril 2012 Chaire UNESCO-Bell en communication et développement international La.

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Transcription de la présentation:

Usages et pratiques des publics dans les pays du Sud Agadir, du 4 au 6 avril 2012 Chaire UNESCO-Bell en communication et développement international La révolte populaire en Tunisie et la difficile conquête dun espace public arabe Jean-Paul Lafrance, professeur UQAM, avec laide de Sahbi Ben Nablia, doctorant UQAM

Introduction En nous inspirant de lanalyse dHabermas sur la naissance de la démocratie en Europe au 19 è siècle, nous essayons de voir comment la Tunisie peut définir un espace public o ù les citoyens font usage de leur raison. La théorie habermassienne est-elle encore valable dans le contexte arabo-musulman daujourdhui? Nous visons aussi à analyser le rôle des médias traditionnels (notamment la télévision dAl-Jaazira) et nouveaux (les réseaux socio-numériques) dans le réveil des populations arabes.

Premier Point : le rôle des médias Dune part, quels rôles ont joué les médias dans le réveil des populations arabes ? De quels médias sagit-il ? Les médias de diffusion ou les médias relationnels ? Les médias internationaux, nationaux (sous le contrôle du pouvoir en place), les médias locaux, les médias de proximit é (Tweeter, Facebook, le téléphone mobile) ? Quels types dinteraction y a-t-il eu entre les médias de diffusion et les médias de proximit é ? Qui contrôlait ces médias ? Quels ont été ou quels seront les effets à court ou à long terme de lexposition des populations aux médias internationaux venus des satellites, tel Al Jazeera ?

Mise en garde Si on ne veut tomber dans un positivisme mcluhanien, il faut bien montrer que les usages des médias ne sont pas mécaniques, ni automatiques, mais sont utilisés par des populations qui sont préparées et habilitées à les utiliser. Il ne faut pas oublier les conditions socioéconomiques qui expliquent la révolution de jasmin. Ainsi on ne peut ignorer : létat de désespérance de la jeunesse, très instruite, ouverte sur la modernité, mais sans ressources en raison du chômage endémique et sans avenir Ni la pauvreté des populations tenues à lécart du développement industriel du pays et exploitées depuis 40 ans par une oligarchie incroyablement riche.

Remarquons que ce ne sont pas les médias traditionnels ni les journalistes en exercice qui ont été les initiateurs du soulèvement populaire, ni non plus les islamistes. Le dernier espace pour exercer le droit dopinion et dexpression, ce fut Internet, et les jeunes qui étaient bien au courant du fonctionnement de ces outils de la modernit é (les blogues, Twitter, Facebook, les téléphones mobiles) ont vite compris lutilité quils pouvaient tirer de ce média insaisissable: Internet était le dernier espace de liberté qui échappait au contrôle du pouvoir. Cest ainsi quils ont créé, au sein de la toile un autre espace public qui a joué en résonnance avec lautre lieu physique de liberté, l'avenue Habib-Bourguiba ou la Kasbah.

Prenons comme exemple Twitter qui est un système ouvert, très ouvert, parce que nimporte qui peut retwitter nimporte quel message, sans demander la permission au producteur du message; cest ce qui explique sa force de contagion. Twitter est un système ouvert sur tous les réseaux. Concrètement il a servi à organiser les manifestations, à rassembler les foules sur la place de la révolution. La force de Twitter est de se propager à grande vitesse dans les réseaux, un peu comme les rumeurs dans une société traditionnelle.

Mais la faiblesse de Twitter est de rassembler des individualités et en raison de la nature dissymérique de ce type de réseau, de jouer sur ce que Granovatter appelait les liens faibles qui, à la différence des coopérations fortes qui se fondent sur une communaut é préexistante de valeurs et dintentions, se caracté- risent par la formation opportuniste de liens et de collectifs, ne présupposant pas, préalablement, dappartenance communautaire __________ Voir mon analyse des forces et des faiblesses de Twitter, « Crédibilité et recon- naissance dans Twitter, in Identités numériques sous la direction A. Coutant et T. Stenger à paraitre chez LHarmattan (2012) et La révolution peut-elle être gazouillée, revue Hermès, numéro 61, Paris, CNRS, 2011 Granovetter, M. The strength of weak ties, in American Journal of Sociology, 1973

Les médias socionumériques ont joué un grand rôle pour allumer la mèche, mais les médias de diffusion, tels Al-Jaazira, ont eu aussi leur part defficacit é dans la propagation de la révolution à lextérieur du pays, dans les pays arabo-musulmans, mais aussi ailleurs dans le monde, par exemple dans les mouve- ments comme occupons Wall Street, lappel des indignés, ou les rassemblements monstres en Russie. Ainsi Al-Jaazira a légitimé le printemps arabe pour le monde entier, comme il a informé les Tunisiens de lextérieur et solli- cité leurs aides. Depuis 10 ans, les 300 chaînes satellitaires dans le ciel arabe ont transformé la mentalité des habitants des pays. Le tourisme, les voyages et Internet ont modernisé cette jeunesse que le pou- voir ne pouvait plus tenir à lécart de la modernité

Deuxième Point : la création de lespace public Pour la plupart des Occidentaux, les médias sont les garants de la démocratie. Habermas a analysé la lente mise en place de la démocratie dans les pays européens au 19 è siècle, entre autres par la constitution dun espace public et la mise en place de médias de diffusion qui ont permis la libre discussion de la chose publique, la res publica. Voir Habermas, Jurgen(1978), lespace public, Payot, Paris.

Deuxième Point (suite): la création de lespace public Le modèle européen de la sphère publique est-il exportable hors lOccident? Est-ce un modèle conceptuel qui nous aide à comprendre le réveil des peuples, mais pas seulement au Maghreb et au Machrek ? On a beaucoup reproch é à Habermas le caractère bourgeois de la sphère publique, alors que la révolution tunisienne est le fait du peuple tout entier, singulièrement de la population jeune (les moins de 25 ans forment plus de 40% de la population totale). Peut-on conceptualiser la société civile dans une perspective islamiste en tenant compte de la spécificité de la société arabo-musulmane, mais en linscrivant dans la perspective moderne de la société de linformation ?

Le principe de publicité Le mot public est employé par Habermas au sens dopinion publique, de publicité, cest- à -dire au fait de rendre public les choses dites. Le principe de publicit é (offentlichkeit) est l'exigence revendiquée de lusage critique de la raison. Ce principe s'inscrit dans le cadre plus large de la démocratie délibérative. Une opinion est dite publique quand les personnes privées font usage de leur raison, afin de défendre leurs intérêts privés qui doivent toutefois co ï ncider avec lintérêt général. Habermas entend par personnes privées les chefs de famille, qui sont des propriétaires issus des classes bourgeoises urbaines et ayant reçu une éducation supérieure (Ibid., p.221); cest en cela que lon peut parler pour lauteur de sphère publique bourgeoise. Les attributs dune personne privée sont la culture et la propriété (Ibid. p. 96).

Droits fondamentaux découlant de la démocratie La 1ère série garantit les droits fondamentaux du public, en termes de liberté dopinion et de parole appuyée par une liberté de presse et une liberté dassociation et de réunion. Une 2è série de droits se réfère au libre statut de lindividu, fondé sur la sphère dintimité de la famille restreinte comme la liberté de la personne, linviolabilité du domicile, etc. La 3è série de droits fondamentaux concerne les échanges entre propriétaires qui se déroulent dans la sphère de la société civile : égalité devant la loi, protection de la propriété privée, etc.

Emna Khemiri a bien montré comment Ben Ali comme tout dictateur, avait monopolisé lespace public en censurant tout ce qui ressemblait à une critique, en supprimant la liberté de la presse et en emprisonnant les journalistes. Les espaces publics étaient percus non comme des biens appartenant à la collectivité, mais comme la propriété de lÉtat, et plus exac- tement du président et de son parti qui y organisaient toutes les actions de propagande qu'ils souhaitaient. Le paysage urbain portait les traces de la présence de Ben Ali: par dimmenses posters du dictateur dans les grands carrefours, etc. Ben Ali a fait ce que font tous les dictateurs, en Corée du Nord, en Syrie, au Congo et dans plusieurs pays africains, il a royalisé la fonction de Président : mandat à vie, succession familiale, faste de la cour… Voir E. Khemiri, le rôle de lespace public dans la révolution du jasmin à Tunis, publié sur le Net le 04/01/2012

conclusion Certains ont parlé dune révolution 2.0, faisant un rapprochement entre le WEB 2.0 et la révolution 2.0 ? Est-il juste de parler ainsi ? Oui et non, peut-on dire. Oui, en ce sens que dans ces pays où linformation était strictement contrôlée, les réseaux socionumériques ont joué un rôle important en permettant le ralliement des forces vives aux changements sociopolitiques ; non, si on croit que Twitter et Facebook ont créé les conditions du réveil des populations arabes muselées depuis les indépendances par des oligarchies (soit royales, soit militaires), qui ont usurpé les bienfaits de la décolonisation et de lexploitation des richesses

Autre conclusion Enfin la révolution nest pas achevée, parce que la démocratie nest pas complétée. En général les jeunes sont déçus: leur a-t-on volé leur révolution ? Les dernières élections en font foi. Mais ne croyons pas que la démocratie sexporte comme le Coka-Cola dans le monde, comme le pensait Georges W Bush ! Après tout, une certaine démocratie a pris 200 ans à sinstaller en Europe dune façon durable dans la plupart des pays occidentaux ! Et Churchill disait que la démocratie était le pire des régimes à lexception de tous les autres.

Une toute dernière chose Merci de votre attention Et jessaierai de répondre à vos questions Si cela vous chante … ou vous enchante !