La mise en œuvre des normes internationales vue par ses destinataires Le cas de la Convention sur la diversité des expressions culturelles Antonios Vlassis UQAM/ULB 25 octobre 2012
Eléments introductifs Convention sur la diversité des expressions culturelles (CDEC) : adoptée par l’UNESCO en 2005 ; entrée en vigueur en Elle est ratifiée par 124 Etats – dont la France, le Canada, la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Australie – et l’Union européenne. CDEC : reconnaissance de la spécificité des produits et services culturels et de l’intervention publique dans le secteur des industries culturelles; reconnaissance de la culture en tant qu’aspect essentiel du développement ; renfoncement de la coopération culturelle internationale via la mise en place d’un Fonds international pour la diversité culturelle.
Contexte théorique Point de départ : normes sur la scène internationale. Théorie des régimes : Approche fonctionnaliste et présociale sur l’apport des normes ; limiter leur impact à la réduction des coûts de transaction entre les États. Constructivisme : remise en cause de la rigidité conceptuelle du rationalisme ; les normes constituent des éléments fondamentaux à travers lesquels s’expriment les préférences des acteurs sur la scène internationale. Problématique théorique : la théorie des régimes reste statocentrée et statique, mettant en lumière seulement les aspects instrumentaux et néglige le contexte politique et social dans lequel les acteurs agissent ; le courant constructiviste développe une vision idéaliste et dépolitisée des normes, centrée sur leur capacité à susciter l’adhésion et fondée sur l’idée d’une conscience morale commune.
Problématique empirique Procéder à des études empiriques assez approfondies sur le processus complexe de la mise en œuvre des normes qui implique des luttes politiques en vue de leur appropriation, ainsi que la conformité stratégique et les résistances des décideurs de la politique internationale (Legro, Smouts, Moravcsik, Schimmelfennig, Kratochwill). La CDEC dispose-t-elle d’un poids juridique et politique afin d’entraîner des changements sur les décisions des acteurs? Qui intervient dans le processus de la mise en œuvre de la CDEC, avec quels résultats sur celle-ci et comment? La mise en œuvre est un processus au sein duquel se succède une série d’actions politiques mettant en jeu des destinataires qui occupent des places différentes et qui ont des intérêts et des ressources différents. Pour saisir la mise en œuvre de la CDEC, il convient de mettre en lumière a. la construction politique de l’instrument juridique ; b. la nature de sa normativité, son étendue et son intensité ; c. la confrontation de la CDEC à la réalité internationale, à travers l’interprétation et l’application de ses dispositions.
A. Construction de la CDEC Exception culturelle et question du traitement des produits et services culturels dans les négociations commerciales multilatérales Négociations du GATS 1993; négociations sur l’AMI 1998; négociations sur l’ALENA UNESCO et développement culturel Conférence mondiale sur les politiques culturelles (MONDIACULT) 1982; Décennie mondiale du développement culturel ( ); Rapport « Notre diversité créatrice » 1995; Conférence intergouvernementale sur les politiques culturelles pour le développement La diversité culturelle s’est construite sur le dépassement de l’exception culturelle, issue des négociations commerciales, et de la diversité créatrice, théorisée à l’UNESCO. Une coalition d’acteurs favorable à la mise en place d’un instrument juridique international relatif aux produits et services culturels : France, Canada-Québec, Coalitions pour la diversité culturelle, OIF … UNESCO : Négociations internationales en vue d’une « Convention internationale sur la diversité culturelle ».
A. Construction de la CDEC La France, le Canada, la plupart des États membres de l’OIF, le Brésil, l’Afrique du sud et la Chine se prononcent en faveur d’un instrument contraignant, égal en valeur aux autres accords internationaux, en vue de reconnaître la spécificité des produits et services culturels ainsi que de légitimer l’intervention publique en matière de culture. Les États-Unis, le Japon, l’Australie et la Nouvelle- Zélande se prononcent en principe contre le projet de la CDEC, tout en exigeant d’importantes concessions à leurs intérêts comme prix de leur soutien au projet. La Corée du sud, l’Inde, le Mexique, la Colombie et d’autres pays ont émis de réserves sur une Convention faisant contrepoids aux accords commerciaux bilatéraux comme multilatéraux.
A. Construction de la CDEC Le Canada et la France ont marqué de leur empreinte le déroulement des négociations et le contenu de la CDEC mais… le texte demeure le fruit des concessions politiques, censées d’un côté être le signe des négociations équitables et d’un autre, assurer une adhésion massive à la CDEC.
b. Normativité de la CDEC « The concept of legalization (Abbott, Keohane, Moravcsik…) » : trois critères relatifs à l’évaluation de la normativité : le degré de la force obligatoire des règles, leur précision et la délégation des fonctions d’interprétation et de contrôle. L’obligation concerne le fait que les Etats sont forcés soit par une règle ou un engagement, soit par un ensemble de règles ou d’engagements de se plier aux textes. La « précision » signifie que les règles définissent sans ambiguïté la conduite qu’elles exigent ou proscrivent, laissant en ce sens peu de place à des interprétations. La délégation implique que des parties tierces à l’accord ont reçu autorité pour mettre en œuvre, interpréter et appliquer les règles, pour résoudre les différends et éventuellement établir des nouvelles règles.
b. Normativité de la CDEC Le degré des engagements : des obligations exhortatives (l’article 20 relatif au rapport de la CDEC aux autres instruments juridiques contient deux paragraphes qui semblent être inconciliables). Le degré de précision : des espaces étendus de discrétion (l’étendue des mesures reconnues par la CDEC, en vue de protéger et promouvoir la diversité culturelle, apparaît vaste). Le règlement des différends : un mécanisme fondé sur la bonne foi des Parties
C. La CDEC face à la réalité internationale Accords bilatéraux des États-Unis avec: Singapour, Chili, Costa-Rica, El Salvador, Guatemala, Honduras, Nicaragua, République Dominicaine, Australie, Bahreïn, Oman, Maroc, Pérou, Panama, Corée du sud, Colombie. Parties à la CDEC: Pérou, Guatemala, Oman, Chili, Panama, Nicaragua, Australie, Corée du sud, Honduras. Méthode « top-down » ou de la liste négative. Secteurs traités dans les ALE: le renforcement de la protection des droits de propriété intellectuelle; la remise en cause des réglementations nationales dans le domaine audiovisuel.
C. La CDEC face à la réalité internationale L’Australie, la Colombie et Singapour ont réussi à exclure le secteur culturel de l’agenda des négociations. Panama, Bahrein, Guatemala, Honduras, Nicaragua et El Salvador n’ont pas émis de réserves concernant le domaine des services. Cas du Maroc, du Chili, du Pérou, du Costa-Rica. ALE avec la Corée du sud: Réduction des quotas télévisuels sur les films et les animations et gel à leur niveau le moins restrictif des quotas dans le domaine de la production et distribution cinématographique. Avant 1988, la Corée du Sud est un marché cinématographique quasiment fermé. En 1988, à la suite d’une plainte pour obstacle au commerce déposée par la Motion Picture Association of America, la Corée du Sud s’ouvre aux majors. En 1993, leur présence devient dominante. Le gouvernement coréen met en place un système de subventions et quotas-écran. Ce système a donné un essor considérable à la production cinématographique coréenne (64% de sa part du marché en 2006 contre 47% en 2010).
C. La CDEC face à la réalité internationale Depuis son adhésion à l’OMC, la Chine s’est engagée à augmenter le quota annuel des films étrangers; ce dernier est passé de 10 à 20. À la suite d’une plainte des États-Unis, l’OMC a condamné en 2009 la Chine pour ses pratiques commerciales dans le domaine des industries culturelles, en l’efforçant d’assouplir son système de quotas. En 2012, le vice-président américain, Joe Biden, a annoncé que la Chine visait à autoriser quatorze films hollywoodiens supplémentaires dans son marché cinématographique (de préférence pour les formats 3D et Imax) et à augmenter la part des recettes reversée aux distributeurs étrangers, de 13 % à 25 %. Marché cinématographique chinois : croissance considérable de 35 % en 2011 et troisième plus grand marché cinématographique dans le monde entier avec des recettes globales qui se montent à 2 milliards $.
C. La CDEC face à la réalité internationale Le texte de la CDEC donne aux États la flexibilité pour choisir les mesures qu’ils considèrent les plus adaptées à leurs ressources financières et institutionnelles, les plus légitimes face à leurs engagements internationaux et les plus appropriées vis-à- vis de leurs contextes nationaux. La CDEC précise que les mesures doivent s’appliquer « de manière appropriée » garantissant le besoin d’ouverture et de pluralité du marché culturel. La question des politiques appropriées pour la diversité culturelle devient alors compliquée dans les cas de systèmes quasi-imperméables sur le plan des produits culturels comme celui de la Chine. Quotas positifs et quotas négatifs. La condamnation de la Chine par l’OMC et l’ouverture de plus en plus dynamique de son marché cinématographique au nom du principe de libre-échange illustrent en grande partie une défaite paradoxale de la CDEC.
C. La CDEC face à la réalité internationale Le Fonds constitue le principal instrument en vue de favoriser l’essor des industries culturelles des pays en développement et la coopération dans ce domaine. Son fonctionnement se fonde sur la bonne foi et la loyauté des États plutôt que sur un engagement strict. Ressources du Fonds: près de 5,5 millions US$. Les contributions réunies du Canada-Québec, de la Finlande, du Norvège, de la France et de l’Espagne atteignent à elles seules à peu près de 4,2 millions US$. Le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Italie, pays développés sur le plan d’industries culturelles n’ont pas encore contribué aux ressources du Fonds. 48 projets dans 36 pays ; certaines régions géographiques ne sont pas représentées dans les demandes, surtout les pays de la région arabe. Dans le cadre de l’application de la CDEC, la Commission européenne finance depuis 2008 un programme d’appui aux industries culturelles des pays ACP : budget total : 26 millions d’euros.
C. La CDEC face à la réalité internationale ALE de l’UE avec CARIFORUM (2008) et Corée du Sud (2009): Inclusion en annexe d’un protocole de coopération culturelle Protocole: Renforcer les ratifications de la CDEC; reconnaître la nature multiple des biens et services culturels et leur exclusion du corps principal de l’ALE; favoriser la circulation des artistes; encourager les coproductions audiovisuelles. Professionnels de la culture et gouvernement français: le protocole n’est ni conforme à l’esprit de la CDEC ni aux engagements de la Commission en faveur de la diversité culturelle. Les industries culturelles traitées comme des otages des concessions à accorder ou des avantages à obtenir dans d’autres domaines économiques. De l’exception culturelle au protocole: un rapport de méfiance entre Commission européenne et professionnels européens de la culture. ALE entre UE et Canada: Position des négociateurs?
C. La CDEC face à la réalité internationale Réticences de l’UNESCO face au projet de la CDEC Projet de la CDEC vu comme source de bouleversement de deux dossiers prioritaires de l’organisation: Convention sur le patrimoine immatériel et retour des Etats-Unis Mise en œuvre de la CDEC: l’organisation tente de mettre au point une politique d’intégration de la CDEC qui consiste à empêcher la dispersion intérieure et à grouper toutes ses activités proposées autour du concept de diversité culturelle. Rapport « l’UNESCO et la question de la diversité culturelle, » (2007); Rapport mondial sur la diversité culturelle 2010; Stratégie de la Division « Politiques culturelles et dialogue interculturel » Le secrétariat s’est méfié de l’inclusion de l’enjeu « commerce-culture » car il ne disposait pas d’expertise et de capacité financière et humaine pour gérer un tel enjeu et devenir un interlocuteur égal à l’OMC. L’organisation cherche à empêcher sa confrontation à des enjeux qui surmontent sa capacité de gestion et mettent en péril son fonctionnement efficace.
Conclusion CDEC construite sur un « consensus délibérément ambigu » (Balme) CDEC : instrument juridique dur doté d’un contenu souple. Emergence d’un « espace polycentrique » : UNESCO et OMC, la difficulté dans cet espace est de « raisonner juridiquement, c’est-à-dire de façon logique » (Delmas-Marty). Les règles que la CDEC contient établissent des obligations exhortatives, et par conséquent, elles ne réduisent pas particulièrement l’écart entre les prescriptions déontologiques et la pratique des acteurs internationaux – entre ce que les acteurs sont censés faire et ce qu’ils feront en réalité. La CDEC dispose d’une fonction profondément sociopolitique car elle a réussi à modifier les paramètres du débat sur la circulation des produits et services culturels à l’échelle internationale. Elle a intégré deux univers parallèles dans une seule voie et depuis, tous les acteurs impliqués cherchent à se positionner vis-à-vis de la CDEC et sa mise en œuvre. La mise en œuvre ne correspond pas tant à un point culminant qui atteste l’acceptation d’un cadre normatif qu’une nouvelle base pour des accommodements futurs, accompagnée de luttes politiques aux intérêts divergents.