De l’incapacité à la perte d’autonomie : peut-on penser une Sécurité sociale universelle? Christophe Capuano (Université Lyon2) et Florence Weber (ENS)
Introduction Alors que nombreux pays mènent une politique globale et convergente, en France, approche segmentée du handicap et de la dépendance en fonction de l’âge (60 ans) D’un côté, la dépendance associée aux personnes âgées pour laquelle on insiste sur les coûts actuels et à venir De l’autre, une politique du handicap tournée vers la réadaptation et l’accès au marché de l’emploi Comment expliquer cette spécificité française dans le temps long? Quelles questions cette spécificité pose-t-elle à notre modèle de protection sociale et à sa place dans le champ international?
Des différences de traitement des populations avec incapacités selon les causes de celles-ci et leur degré Les accidentés du travail, les mutilés de guerre, les accidentés civils et les accidentés de la route, les handicapés valides (capables de travailler) : revendiquent des revenus de substitution et depuis l’entre-deux-guerres des prothèses et des politiques de réadaptation pour l’accès au marché du travail dans une logique de réparation/ compensation (couverts par des systèmes assurantiels publics ou privés ou par la dette de la nation à leur égard (militaires)) Les invalides (incapables de travailler) en raison de l’âge, du handicap de naissance ou de la maladie incurable : un système assistantiel depuis 1905 pour les populations sans ressources avec une politique de secours à domicile (à distinguer d’une politique de maintien au domicile).
À la recherche d’une politique de la dépendance ou de la tierce personne….
De l’invalidité à la perte d’autonomie : catégories, prises en charge, obligations familiales du début du XX ème siècle à nos jours 1905 à à /1953 à à à à nos jours Lois Loi du 14 juillet 1905 Article 20, loi du 14/07/1905 2/8/1949 et 29/11/1953 Article 39, loi du 30 juin 1975 Loi du 24 janvier 1997 Lois 20/7/2001 et 11/2/2005 Populations Personnes âgées et handicapées confondues Personnes âgées et handicapées distinguées Personnes âgées et handicapées confondues Personnes âgées et handicapées segmentées Catégories Invalides Incapacité à travailler Non-autonomes (sous-catégorie des invalides) Non-autonomes incapacité à vivre seul au quotidien Non-autonomes (sous-catégorie du handicap) Personnes âgées dépendantes/ Handicapés non- autonomes Personnes âgées dépendantes/ Handicapés non- autonomes Régimes Causaliste (Assistance) Finaliste (Assistance) Finaliste (Aide sociale) Finaliste (Aide sociale) Mixte (Aide sociale) Mixte (Aide sociale) Prestations Prestation financière à domicile ou en établissement Majoration aide constante à la tierce personne (domicile) Majoration aide constante à la tierce personne Allocation compensatrice à la tierce personne ACTP Prestation spécifique dépendance (PSD) ou ACTP APA (personnes âgées) ou PCH (personnes handicapées) Ressources Très faibles FaiblesMoyennes Obligations familiales Fortes (subsidiarité) Faibles Fortes pour les personnes âgées Variables pour les personnes âgées
Quels facteurs ont façonné les dispositifs? Une constante : des objectifs budgétaires et financiers pour les pouvoirs publics, réduire les coûts liés aux placements en établissements, réduire les coûts pour les collectivités locales. Des priorités qui changent en fonction : Des avancées médicales (allongement de la durée de vie, allongement de la durée de vie des handicapés, lutte contre les maladies, le cancer, Alzheimer) De la qualité du vieillissement (allongement de la durée de vie sans incapacités, amélioration des conditions de vie et de travail) Des enjeux démographiques (prise en charge des Baby boomers âgés, évolution du nombre d’aidants familiaux) Des rapports de force (mobilisation des acteurs du champ du handicap, des collectivités locales, des responsables d’établissements)…
Les enjeux depuis 1997: le coût de la dépendance? En 2013, les dépenses de protection sociale en France s’élèvent à 715,5 milliards d’euros, dont 270 milliards pour les retraites, 183,6 milliards pour la maladie, 37,0 milliards pour l’invalidité, 12,2 milliards pour les accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP)… À comparer aux prestations liées à la dépendance des personnes âgées (8,2 milliards, principalement constituées de l’allocation personnalisée d’autonomie – APA). D’après une enquête de 2009, les dépenses de santé spécifiques des personnes âgées dépendantes et les exonérations dont ces personnes font l’objet s’élevaient à 15,6 milliards. Total dépendance des personnes âgées: un peu plus de 3% des dépenses de protection sociale => l’enjeu financier est relativement faible
Les enjeux depuis 1997: l’aide familiale Les enquêtes INSEE-DREES (HID 1998, Handicap Santé 2008) montrent une forte présence des aidants familiaux pour les personnes à domicile, une forte complémentarité entre aide familiale et aide professionnelle, une prise de conscience de l’aide apportée par les corésidents notamment les conjoints; on sait par ailleurs que le coût de l’hébergement en EHPAD excède largement les capacités financières des personnes âgées elles-mêmes, et repose en grande partie sur les familles au titre de l’obligation alimentaire ou du remboursement de l’ASH (aide sociale à l’hébergement) après décès Des enquêtes épidémiologiques ont montré une surmortalité des aidants familiaux en charge d’une personne souffrant de troubles de type Alzheimer (surveillance constante, difficultés émotionnelles)
Les enjeux depuis 1997: l’aide professionnelle L’aide professionnelle à domicile pour les personnes âgées dépendantes est un secteur dont les effectifs ont fortement cru depuis l’instauration de l’APA, occupe des salariées femmes à 97%, dont les tentatives de professionnalisation par le diplôme ont échoué face aux difficultés financières du secteur; c’est un secteur qui peine à recruter, où les conditions de travail sont mauvaises (solitude, dilemmes éthiques, pénibilité, pression à la productivité…). L’aide professionnelle à domicile pour les personnes dépendantes de moins de 60 ans reste confidentielle. L’aide professionnelle en établissement d’hébergement (EHPAD, grands infirmes) est de qualité inégale et souffre d’une mauvaise image.
L’approche en termes de droits de l’homme Une approche internationale en termes de droits de l’homme a commencé à s’imposer depuis les années 2000: elle promeut les droits à l’autonomie des personnes en situation de handicap, et dénonce la stigmatisation, la discrimination et la contrainte subie notamment du fait d’un environnement inadapté. Elle rencontre comme limite l’absence de réflexion sur les coûts: quelles ressources doivent-elles être affectées à ces droits? L’impôt à l’échelle internationale? Des cotisations patronales et salariées prélevées par un système de sécurité sociale qui s’exporte? En France la loi de 2005 imposait la mise en accessibilité des espaces recevant des publics. La mesure s’est avérée peu efficace, notamment du fait de l’impasse budgétaire: elle représente une contrainte mal compensée pour les acteurs économiques ou publics, particulièrement malvenue en période de crise.
Quels défis pour demain? Sortir d’une logique comptable pour prendre en compte les coûts humains de la « tierce personne » (familles, professionnels) L’augmentation du nombre de personnes âgées dépendantes : la prise en charge des baby-boomers vieillissants. À relativiser dans la mesure où l’espérance de vie sans incapacité augmente : il faut surtout lutter contre les inégalités face aux incapacités. Dans un système qui repose en partie sur les aidants familiaux, l’enjeu porte sur le nombre d’aidants et leur capacité à aider. Inventer une politique de la perte d’autonomie à tous âges L’inventer comme une branche de la Sécurité sociale, système tripartite (employeurs, salariés, Etat) susceptible d’être exporté à l’échelle mondiale plus efficacement que le modèle des droits de l’homme.