« La recherche et la formation sur le genre au Maroc » Professeure Zohra Lhioui Université Moulay Ismaïl. Meknès
Le plan de la communication 1- Les filles à l’université marocaine: une avancée significative, quelques chiffres (étudiantes et professeures chercheures) 2- Etat des lieux de la recherche et de la formation sur le genre au Maroc 3- Les femmes marocaines dans la recherche scientifique
Introduction - L’Almanach Hachette de 1943 rapporte en ces termes la statistique des diplômes universitaires: « La modicité du salaire familial incite beaucoup de femmes à s’adonner à des carrières qui les maintiennent éloignées des devoirs du foyer et leur nombre ne semble pas devoir diminuer. Dans les seules carrières dites libérales, les hommes perdent des places au profit des femmes, et celles-ci se consacrent de plus en plus nombreuses à des activités jadis réservées au sexe masculin. Danger pour la prospérité de la famille française. »
- En quoi l’accroissement des chances d’accès des filles aux études, surtout aux études supérieures, est-il inquiétant?
La scolarisation des femmes, l’éducation, les études supérieures sont le chemin qui mène au pouvoir, c’est la raison qui se trouve à l’origine de la résistance des hommes qui « pensent, comme le souligne Fatéma Mernissi, que le pouvoir est nécessairement masculin. » (Le harem politique. Le Prophète et les femmes, Albin Michel, 1987, p.9)
1- Les filles à l’université marocaine: une avancée significative, quelques chiffres (étudiantes et professeures chercheures)
Il y a certes une progression incontestable, il y a des filières où le nombre des filles est en progression et dépasse même celui des garçons: Lettres et Sciences Humaines, Médecine et Pharmacie, Médecine dentaire, Formation des enseignants, Institut Supérieur des Sciences de la Santé. Dans d’autres, les garçons et les filles sont presque à égalité: Sciences et Techniques, Technologie, Les garçons restent majoritaires dans les filières suivantes: L’enseignement originel (où les sciences de la religion dominent), Les Sciences, Les Sciences juridiques, économiques et sociales, Les Sciences de l’Ingénieur, Commerce et Gestion.
Il y a cependant une réduction de l’écart entre les hommes et les femmes dans l’accès à l’université, les étudiantes représentent dans le cycle normal 48%, c’est au niveau des masters et des doctorats que l’écart se creuse. Un échantillon de statistiques de l’université Moulay Ismaïl (année ) est à même d’illustrer cet écart :
Etudiants SexeTotal Étudiants cycle normal Total étudiants cycle Master Total Étudiants Cycle Doctorat Nouveau inscrits en S1 Nouveaux inscrits Master Nouveaux inscrits Doctorat TotalTotal NI Total H+F F Pourcentage des filles 46,67%39,38%33,41%45,59%41,19%38,02%46,16%46,75% Statistiques UMI
F/3255 F/1002 -En ce qui concerne les enseignantes chercheures, les dernières statistiques dont je dispose montrent que leur nombre ne dépasse pas 26,39% du nombre global de leurs collègues hommes (F/3255, H/12332), ce pourcentage baisse sensiblement dans la catégorie PES (Professeur de l’enseignement supérieur), le plus haut niveau de la promotion scientifique. Le taux est de 19,38% (F/1002, H/5171)
Statistiques du ministère de l’Enseignement Supérieur
Le cas de l’université Moulay Ismaïl ne déroge pas à la règle Le pourcentage des femmes universitaires ayant atteint le plus haut degré de la promotion scientifique est le plus bas, il s’améliore légèrement dans le grade intermédiaire et se trouve presque doublé s’agissant du grade de professeur assistant, situé en bas de l’échelle des promotions.
Cadre Sexe HommeFemme PES ,91% PH ,79% PESA ,27% Total ,03% Statistiques de l’UMI
Qu’en est-il de la représentativité des femmes universitaires dans les conseils d’établissement ? Faute de statistiques sur le plan national, voici celles de l’université Moulay Ismaïl et les chiffres sont éloquents : les femmes représentent 6,37% (13 femmes sur un total de 204)
EtablissementsNombre TotalNombres de femmes Faculté des Sciences 25 1 Faculté Lettres et Sciences Humaines 34 3 Faculté des Sciences Juridiques, Economiques et Sociales 23 3 Faculté des Sciences et Technonogies 20 0 Faculté Polydisciplinaire d’Errachidia 19 0 Ecole Supérieure deTechnologie (Meknès) 25 3 Ecole Supérieure deTechnologie (Khénifra) sans Ecole Nationale Supérieure d’Arts et Métiers 33 0 Ecole Normale Supérieure 25 3 Statistiques de l’UMI
2- Etat des lieux de la recherche et de la formation sur le genre au Maroc
Des réformes révolutionnaires ont été entreprises au le Maroc depuis les années 90 dans le domaine des droits des femmes, des réformes juridiques et dans les politiques publiques. L’égalité hommes/femmes a été consacrée par la nouvelle constitution de 2011 qui institue la création de l’Autorité pour la parité et la lutte contre toute discrimination basée sur le genre.
Et grâce à l’intégration du concept du genre dans les politiques publiques depuis 2004, la budgétisation sensible au genre a été généralisée en 2010.
Malgré cette avancée nette des droits des femmes, les inégalités persistent au niveau juridique (l’héritage, le mariage des mineures en recrudescence, le droit successoral, la violence à l’égard des femmes…), au niveau économique (les femmes touchent un salaire inférieur à celui des hommes dans le privé et sont minoritaires à la tête des entreprises).
Comme il a été constaté lors des « Etats généraux de la Recherche et de la Formation sur le Genre au Maroc » (les premiers au Maroc) qui se sont tenus les 16 et 17 avril 2015 à la Faculté des lettres de Aïn Chok, Université Hassan II de Casablanca et auxquels j’ai participé, le système éducatif au Maroc a remarquablement évolué parallèlement à cette dynamique féminine.
Création à partir des années 90 à l’université marocaine de formations et de structures de recherche sur le genre, sur les études féminines dans le cadre de la nouvelle réforme LMD afin de répondre aux besoins et aspirations de la société
La regrettée Fatima Mernissi avait créé l’un des premiers groupes de recherche, le collectif « Femmes, Familles, Enfants » et a ainsi lancé « la chaîne créatrice » qui a inspiré d’autres groupes de recherche qui ont vu le jour entre 1992 et 2014.
Tanit, Equipe Pluridisciplinaire de Recherche sur la Femme de l’Université Moulay Ismaïl, est l’équipe de recherche la plus ancienne (1992) qui a résisté jusqu’à nos jours alors que plusieurs équipes de recherche ont disparu. Voici un tableau qui rend compte de cette situation:
Structures de rechercheVille Groupe Académique de Recherches et d'Etudes Féminines (GAREF) - disparuAgadir Equipe de recherche Cultures sociétés territoires et genreCasablanca Groupe de Recherche et d'Etudes sur le Genre au Maroc (GREGaM)Casablanca Equipe de recherche et d'études sur le genre (EREG)Casablanca Centre d'études et de recherche sur la femme (CERF)Fès Laboratoire de recherche "Literary, Cultural, Gender and Media Studies"Fès Centre ISIS pour Femme et DéveloppementFès Hillary Rodham Clinton Women's Empowerment CenterIfrane Association Chaml Kénitra Groupe de recherche "Etudes genre"Kénitra Groupe EUNOE sur l'Histoire des femmes marocaines - disparuKénitra Groupe de Recherche sur les Etudes Féminines "GISR"Marrakech Centre d'études et de recherches sur la femme et la famille (CERFF) – disparuMarrakech Equipe pluridisciplinaire de recherche sur la femme, TanitMeknès Groupe de recherche sur les femmes (MIRGOW) - disparuMeknès Laboratoire "Identité et Différence"Oujda Groupe de recherche et d'études sur genre et développement (GREGED)Rabat Centre des Etudes Féminines en IslamRabat Groupe Universitaire d'Etudes Féminines (GUEF) - disparuRabat Centre d'Etudes et de Recherche sur l'Afrique et la Méditerranée (CERAM)Rabat Chaire UNESCO "La femme et ses droits"Rabat/Kénitra Formations sur le genre et les femmes Ville Master "Genre, Culture et Société"Casablanca Tableau réalisé par Mme Rajae Nadifi (Université Hassan II de Casablanca) et Gaëlle Gillot (Institut de Recherche pour le Développement)
Structures de formation Structure de formationDate de créationVilleMise à jour UFR « Femmes et Développement »2000MeknèsArrêt DESS « Femmes, Civilisations et Systèmes juridiques »2004MarrakechArrêt Master « Genre, Culture et société »2006Casablanca Master « Women’s and Gender Studies2007Fès Master « Genre et Droits des Femmes des deux rives de la Méditerranée » 2008Tanger Master « Genre et Politiques Publiques »2009RabatArrêt Master « Genre, Société et Développement Humain »2009OujdaArrêt Tableau réalisé par Mme Rajae Nadifi (Université Hassan II de Casablanca) et Gaëlle Gillot (Institut de Recherche pour le Développement)
Une simple lecture de ce tableau montre qu’entre 2004 et 2009 six formations (DESS puis Masters) ont ouvert leurs portes aux étudiants, dont le DESS «Femmes, civilisations et systèmes juridiques» à Marrakech qui n’existe plus aujourd’hui et le premier master sur le genre au Maroc: «Genre, Société et Culture» à l’Université Hassan II- Casablanca FLSH Ain Chock. Depuis 2010, aucune nouvelle formation n’a été créée et il n’y a plus que 3 Masters qui accueillent encore des étudiants en (Casablanca, Tanger et Fès).
En effet, le constat est implacable: Une faible implication des femmes universitaires dans les équipes de recherche, les statistiques de l’université Moulay Ismaïl en sont témoin:
Etablissement Nbre d ’ é quipes Responsables femmes Responsables hommes Membres permanents femmes Membres permanents hommes Total Femmes Total Hommes FSM FSTE FPE FLSH FSJES EST ENSAM ENS Total ,6% ,84% 17,84% Statistiques de l’UMI
Représentativité des femmes dans les laboratoires Etablissement Nbre des Laboratoires Responsables femmes Responsables hommes FSM 17 0 FSTE FPE FLSH FSJES EST ENSAM ENS Statistiques de l’UMI
Une sous-représentativité des femmes dans les équipes de recherche et une quasi absence à la tête des formations et laboratoires Au niveau de la publication scientifique, les hommes les dépassent de loin ainsi que sur le plan de la mobilité.
Nous savons que la recherche exige des professeurs une grande disponibilité que les femmes ont du mal à avoir, les femmes mariées se trouvent lourdement handicapées par les contraintes liées à leur sexe, par un modèle inégalitaire de répartition des tâches. Les femmes, même universitaires, se retrouvent avec plus de 90% des tâches ménagères à effectuer, en plus de la fonction de maternité. Certaines peuvent se décharger de quelques tâches ménagères grâce aux femmes de ménage.
On a fait croire à la femme que l’équilibre de la famille dépend essentiellement d’elle et donc à choisir entre la responsabilité familiale et la recherche, souvent, elle opte pour son rôle d’épouse et de mère. Le problème n’est pas dans les lois mais dans un système de pensée sociale qui reste foncièrement conservateur, je dirai même passéiste, un modèle ancien de distribution des rôles.
Suite à ce triste constat, l’une des grandes interrogations que l’argumentaire des Etats de lieu a posées est la suivante : - Comment expliquer dans ce contexte national et international a priori très favorable et très demandeur, marqué par d’importantes mutations sociales (…) que la recherche sur le genre au Maroc reste peu visible et largement désunie alors qu’elle possède de grandes compétences et que des publications et des événements scientifiques de très bonne facture existent? - Quels efforts déployer dans le milieu de la recherche, pour qu’à terme le lien recherches/politiques publiques soit resserré et valorisé et que se construise un rapport de complémentarité ? »
Quelques recommandations à l’issue des Etats généraux de la recherche et de la formation sur le genre:
Penser à (re)créer une dynamique autour de la recherche en harmonisant des efforts éparpillés en instaurant des liens, des ponts; Pérenniser l’existant; Faire converger et articuler les efforts des différents partenaires dans leurs initiatives pour l’égalité: universités, ministères concernés, organismes nationaux et internationaux, chercheurs, fondations, associations…; Etablir durablement le lien entre le genre et le développement pour une meilleure reconnaissance des études de genre.
3- Les femmes marocaines dans la recherche scientifique
Quelques femmes ont réussi à briller grâce à leurs travaux de recherche et publications, on peut citer la regrettée Fatima Mernissi, Aicha Belarbi, Rahma Borkia, Houria Alami M’chichi, Malika Benradi, Fouzia Ghissassi, Fatima Sadiqi, Hayat Zirari et d’autres qui ont eu un impact considérable sur la recherche sur le genre et sur l’évolution et les transformations de la condition des femmes au Maroc, sur les libertés et les droits des femmes; des chercheures qui ont marqué l’histoire du Maroc moderne.
Le cas de Fatima Mernissi
Née en 1940 à Fès, elle s’est éteinte le 30 novembre 2O15. Trois caractéristiques fondamentales du parcours de Fatima Mernissi: 1- L’audace de la recherche en sociologie, 2- Le militantisme féminin à travers la pensée scientifique libre et la créativité, 3- La générosité dans la recherche et dans la société.
Les ouvrages Sexe, Idéologie, Islam; Le harem politique; Le monde n’est pas un harem; Sultanes oubliées; L’amour dans les pays musulmans; Sexe, idéologie, islam; Islam et démocratie; La peur- modernité, Rêves de femmes; Les Aït-Débrouille, Réflexions sur la « Violence des jeunes », Tcharmil, etc.
Elle a participé largement à la remise en question de préjugés sur la femme arabe, elle a été considérée comme dérangeante, perturbatrice de l’ordre social conservateur en déconstruisant le processus qui a asservi les femmes. Elle a œuvré à traves sa pensée à une réconciliation du monde arabo-musulman avec ses femmes. Une chercheure rebelle qui ne se laissait intimider par personne.
Fatima Mernissi a été importunée, molestée, certaines décisions prises par les autorités en place (le makhzen) ont eu pour but de la stopper dans la diffusion de sa pensée libératrice des femmes, les tenants du système socioreligieux ont même cherché à l’excommunier en mettant en doute sa foi et son appartenance à la religion et à la culture islamiques
Certains de ses ouvrages ont été censurés dont Le harem politique sous prétexte qu’ils portent atteinte à la religion, pour avoir forcé la porte d’un domaine réservé jusque là aux hommes (la pensée religieuse). L’institut de sociologie a été fermé pour l’empêcher de développer et de faire connaître ses activités de recherche et de réflexion qui dérangent le système en place.
Le défi relevé par cette grande sociologue: Ses multiples travaux ont favorisé un bond considérable du mouvement féminin marocain, arabe et universel grâce à ses visions et analyses profondes, «impertinentes» et révolutionnaires sur l’égalité des sexes, visant la réhabilitation de la femme.
J’aimerais clore cette intervention par le passage final de roman autobiographique de Fatima Mernissi Rêves de femmes:
Dialogue entre Mina, la nounou, ex-cuisinière de la famille, et Fatima, encore enfant, au sujet de la séparation des espaces hommes/femmes: Fatima: « Mais pourquoi, ai-je demandé. Pourquoi ne pouvons-nous échapper à la loi de la différence? (…) Pourquoi cette séparation? (…) » Mina: « Une véritable frontière coupe la planète en deux. La frontière marque la limite du pouvoir, car partout où il y a une frontière, il y a deux sortes de créatures sur la terre d’Allah: d’un côté les puissants et de l’autre les faibles ». J’ai (Fatima) demandé à Mina comment savoir de quel côté j’étais. Sa réponse a été immédiate, brève, et très claire:
«Si tu ne peux pas quitter le lieu où tu te trouves, tu es du côté des faibles»
Merci de votre attention