Les deuils difficiles: du deuil compliqué aux troubles mentaux Annie Tremblay Psychiatre spécialisée en oncologie, Hôtel-Dieu de Québec Professeur de clinique, Université Laval
1. Se rappeler les grands concepts définissant le deuil normal 2. Identifier les principaux obstacles à la résolution du deuil 3. Se familiariser avec la notion de deuil compliqué 4. Reconnaître les différences entre le deuil et sa complication principale: la dépression majeure 5. Définir différentes pistes d’intervention en vue de mieux aider les endeuillés, selon leur évolution Objectifs d’apprentissage
Le deuil est-il une maladie? Le deuil partage avec nos syndromes médicaux les caractéristiques: d’étiologies connues, de symptômes prévisibles, d’évolution provoquant détresse et dysfonctionnement en plus d’être parfois associé à de potentiellement sévères complications. Engel, 1961
Le deuil est-il une maladie? Le deuil est un processus et non un état. Zisook,2009 C’est la réponse émotionnelle, comportementale, sociale et fonctionnelle à une perte. Zisook, 2000
Le deuil est-il une maladie? À la fin de sa vie Sigmund Freud est consulté par cette femme devenue déprimée suite au décès de son mari. Après l’avoir écoutée Freud lui dira : « madame, vous ne souffrez pas de névrose mais de mauvaise fortune ». Wahl, 1970
Le deuil normal : son évolution Clayton PJ,1990; Zisook S, Shuchter SR, 1993; Harlow SD, Goldberg EL, Comstock GW, 1991; Zisook S, 2000.
Identifier les principaux obstacles à la résolution du deuil Un bon prédicteur de la durée et de la sévérité du deuil (degré de détresse encore présent après 2 années) : l’intensité de la détresse initiale. Hays JC, Kasl SV, Jacobs SC, 1994, Zisook and Shear, 2009 Histoire personnelle de trouble anxieux ou de maladie affective. Absence d’un réseau de soutien Autres stresseurs associés
Identifier les principaux obstacles à la résolution du deuil 1-Facteurs associés à la personne perdue: antécédents d’attachement difficile dans la vie suivi d’une relation très satisfaisante avec la personne défunte perte d’un enfant relation émotionnellement ambivalente 2-Facteurs associés aux circonstances de la perte: Décès de cause non-naturelle et particulièrement violente Parkes CM, Weiss RS, 1983 Décès inattendu Parkes CM, Weiss RS, 1983
Identifier les principaux obstacles à la résolution du deuil 3-Facteurs associés à la personne endeuillée: le sexe (masculin) les antécédents d’expériences d’attachement la réaction aux pertes antérieures les antécédents personnels de dépression les antécédents de problèmes de santé physique le jeune âge
Il s’agit d’un concept toujours en définition. Il réfère à l’échec de la transition de la phase aiguë du deuil vers la phase d’intégration, d’où des symptômes prolongés de deuil aigu (pensées, émotions ou comportements reflétant des préoccupations envahissantes au sujet du décès et de ses conséquences) La prévalence du deuil compliqué est estimée à 10-20% des endeuillés et a un impact fonctionnel important Le deuil compliqué est un diagnostic à l’étude pour la prochaine édition du DSM. Enright BP, Marwit SJ, 2002; Stroebe M, Van son M et al., 2000; Lichtenthal WG, Cruess DG, Prigerson HG, 2011 Zissok 2009 Se familiariser avec la notion de deuil compliqué
A-Être endeuillé depuis au moins 6 mois B-Persistance d’au moins 1 symptôme de deuil aigu parmi les suivants: 1. préoccupations constantes et envahissantes au sujet du défunt (images-souvenirs) 2. nostalgie/ennui persistant de la personne décédée 3. refus du décès: pensée d’injustice, absence de sens ou intolérance à la vie sans la personne 4. sentiment de solitude intense et de vide en l’absence de la personne décédée Shear M.K., Simon N. et all. 2011
Se familiariser avec la notion de deuil compliqué (suite) C- Au moins deux des symptômes suivants sont présents de façon soutenue pendant au moins 1 mois: 1. Ruminations fréquentes et inconfortables à propos des circonstances du décès et de ses conséquences 2. Sentiment d’irréalité par rapport au décès ou d’incapacité à l’accepter 3. Sensation persistante d’être sous le choc, figé, engourdi, anesthésié depuis le décès 4. Sentiment persistant d’amertume, de colère en lien avec le décès 5. Difficulté à faire confiance aux autres, envie de ceux n’ayant pas vécu la même épreuve 6. Expérience répétée de symptômes vécus pas le défunt, illusions/hallucinations persistantes 7. Réaction émotionnelle et/ou physiologique intense aux souvenirs ou circonstances rappelant le décès 8. Comportement d’évitement excessif ou à l’opposé de recherche excessive
Se familiariser avec la notion de deuil compliqué Les critères du deuil compliqué demeurent peu connus/utilisés en cliniques Souvent non reconnu, mépris pour un trouble de l’adaptation mais pas pour un épisode dépressif majeur (symptômes demeurent centrés sur le décès) Traitements spécifiques toujours en développement
Reconnaître les différences entre le deuil et sa complication principale: la dépression majeure Il s’agit de syndromes pouvant être comorbides mais aussi de survenue séparée. Enright, Marwit,2002; Horowitz, Bonanno, Holen, 1993; Prigerson, Shear et al., 1997 Environ 14 à 16 % des personnes endeuillées développeront une dépression majeure. Il s’agit de la comorbidité psychiatrique la plus fréquemment associée au deuil. Environ 50% du temps associée à un deuil compliqué
Reconnaître les différences entre le deuil et sa complication principale: la dépression majeure Clayton PJ,1990; Zisook S, Shuchter SR, 1993; Harlow SD, Goldberg EL, Comstock GW, 1991; Zisook S, 2000.
Reconnaître les différences entre le deuil et sa complication principale: la dépression majeure Le deuil demeure actuellement le seul stresseur à la suite duquel on restreint l’utilisation du dx de dépression majeure Certains consensus d’experts font toutefois valoir que la presqu’absence de différence entre l’intensité symptomatique à 2 mois et à 6 mois rend non-éthique l’attente d’un tel délai, comme actuellement utilisé en plus de différencier le deuil de tous les autres stresseurs de la vie humaine. Frank, Prigerson, Shear, Reynolds, 1997 DSM-IV,1994
Reconnaître les différences entre le deuil et sa complication principale: la dépression majeure La présence persistante sur une période de 2 semaines, et avec une perte significative de fonctionnement, d’au moins 5 des symptômes suivants incluant obligatoirement le critère 1 ou 2: 1. Humeur dépressive la majeure partie de la journée 2. Perte d’intérêt et de plaisir 3. Changements de poids 4. Changements de sommeil 5. Changements d’activité psycho-motrice 6. Fatigue/ perte d’énergie 7. Culpabilité, sentiment d’inutilité 8. Indécision, troubles de la concentration 9. Pensées récurrentes de mort, idées suicidaires ou geste suicidaire DSM-IV-TR, 2002
Reconnaître les différences entre le deuil et sa complication principale: la dépression majeure Dépression majeureDeuil compliqué Humeur triste envahissante Tristesse principalement reliée à la perte ennui/nostalgie Perte d’intérêt et de plaisir Intérêt maintenu pour les souvenirs avec le défunt- rêverie- sensation de manque Culpabilité envahissanteCulpabilité centrée sur les interactions avec la personne perdue Ruminations sur les échecs passés et erreurs Ruminations sur des pensées positives reliées au défunt Images intrusives de la personne décédée Évitement de situations et personnes associées à la personne perdue Shear K, Frank E, Houck PR et al., 2005
Reconnaître les différences entre le deuil et sa complication principale: la dépression majeure Idées de mort passives, de suicide autres que le souhait d’être mort avec la personne décédée. Ralentissement psycho-moteur persistant Altération profonde et prolongée du fonctionnement Hallucinations autres que celles transitoires d’entendre ou voir l’image du défunt. DSM IV-TR, 2002
Reconnaître les différences entre le deuil et sa complication principale: la dépression majeure Facteurs de risque associés: répondre aux critères de la dépression majeure à deux mois. antécédents personnels et familliaux de dépression pauvre condition de santé physique le jeune âge Zisook S, Shuchter SR, 1993.
Définir différentes pistes d’intervention en vue de mieux aider les endeuillés, selon leur évolution Le deuil « normal » ne nécessite pas d’intervention Les objectifs du traitement en contexte de deuil compliqué et de dépression majeure: réduire les symptômes de deuil réduire les symptômes dépressifs rétablir le fonctionnement
Définir différentes pistes d’intervention en vue de mieux aider les endeuillés, selon leur évolution Deuil compliqué Psycho-éducation et psychothérapie comme principal traitement Bénéfice possible à la prise d’antidépresseur: ISRS, décevant pour certains autres (bupropion, nortryptiline, paroxétine) Possibilité que Psychotx + ATD soit > psychotx ou ATD Dépression majeure Dépistage/relance à deux mois Antidépresseurs + psychothérapie demeure le meilleur traitement comme dans tout autre contexte d’épisode dépressif majeur et avec les mêmes durées P Zygmont M, Prigerson HG, Houck PR et al. 1998, Zisook S, Shuchter SR, Pedrelli P, 2001, Shear M. K.2010, Hensley P.L e tal. 2009
Définir différentes pistes d’intervention en vue de mieux aider les endeuillés, selon leur évolution Psychotx: deuil compliqué Interpersonnelle à focus de deuil Thérapie double focus: perte (narratif relationnel, bilan, conversation imaginaire ect…) et de reprise fonctionnelle (activation, définition d’objectifs personnels, développement interpersonnel) Psychotx: dépression Pas d’études abordant spécifiquement la dépression reliée au deuil Thérapie double focus si deuil compliqué associé Sinon: cognitive- comportementale
Messages clés Le processus de deuil correspond à un processus multidimensionnel d’adaptation à une perte. Le processus de deuil est influencé par des caractéristiques de la personne endeuillée, du type de relation vécue et des circonstances de la perte. On appellera deuil compliqué la persistance en temps et en durée de symptômes de deuil aigu avec un impact fonctionnel maintenu
Messages clés Environ 14 à 16 % des personnes endeuillées développeront une dépression majeure. Le meilleur prédicteur d’un épisode dépressif majeure relié au deuil est de répondre aux critères de la dépression à 2 mois suivant la perte. La dépression doit être traitée par une combinaison de pharmacothérapie et psychothérapie comme dans les autres contextes cliniques.
CONCLUSION Les pertes font partie de la vie: le deuil aussi! Les différentes complications du deuil entraînent des répercussions importantes sur la qualité de vie et le fonctionnement des endeuillés: il faut donc les rechercher.