Éthique et politique culturelle de la traduction Salah Basalamah École de traduction et d’interprétation Université d’Ottawa, Canada
Plan Les leçons du romantisme allemand Le concept de Bildung Traduction et hospitalité Traduction et développement culturel Politique culturelle de la mondialisation Conclusion
Introduction Pourquoi parler des romantiques allemands? Le mouvement des idées est réactif en Occident; il fonctionne par antithèses Le romantisme prend sa source dans la Renaissance, dans la Réforme pour l’Allemagne, qui prenait sa source dans les Antiques (mouvements de traduction) Au 18ème se jouaient deux écoles de traduction: les « Belles infidèles » françaises et l’« épreuve de l’étranger » allemande L’Occident colonial n’est pas monolithique: il est lui- même traversé de tensions
Les leçons des romantiques À l’origine de la traduction, une philosophie de la connaissance Kant: on ne peut connaître les essences, mais seulement les phénomènes à travers le filtre des catégories a priori (temps- espace). On connaît par la médiation d’une historicité, d’un point de vue situé. Mais le rationalisme des Lumières, qui a confirmé l’individualité et l’universalité de la raison, a aussi produit la centralité et la valorisation du sujet. De connaître de façon analytique et objective, le romantisme propose de connaît de façon synthétique et subjective
Les leçons des romantiques Comme la Réforme s’est séparée de Rome, le romantisme a souligné l’individualisme où le génie propre se substitut à celui des Antiques. Affirmation de soi, mais contre les Français et les Latins. Contre Napoléon et les « Belles infidèles »; il faut se nourrir des autres, mais pas pour en faire des images de soi.
Les leçons des romantiques L’épreuve de l’étranger… « Herder » (préromantique) Génie germanique (utopie de la pureté) s’est définit par l’élargissement et la fidélité Élargissement: traduire les autres pour grandir et combler son manque de culture Fidélité: s’ouvrir à l’étranger pour s’en nourrir « De la vierge à l’épouse »: la transformation nécessaire
Le concept de Bildung Bildung: Culture (Kultur) L’œuvre d’art (produit) Form-ation de l’œuvre d’art (processus) « La Bildung est toujours un mouvement vers une forme […] au commencement, tout être est privé de sa forme » (p. 73) Comme la traduction, la Bildung est un processus qui se déploie dans le temps.
Le concept de Bildung Et comme la traduction, la Bildung est un processus Nécessaire: image organique du mûrissement Inachevé: en mouvement, en formation, tjrs inabouti Recommencé: infini, continu, en tension parce qu’inachevé Et surtout fondateur, constitutif: si l’être se forme à défaut n’avoir pas sa forme propre, la Bildung par son déploiement en est le processus qui la lui offre. La traduction est en position d’origine, génératrice de commencement (=original).
Le concept de Bildung La Bildung est la rencontre nécessaire de l’altérité, un voyage irrépressible vers l’autre. C’est une expérience de la scission, du décentrement, de la projection du « même » ailleurs, dans la transformation. Le mouvement du « même » le conduit à se retrouver « autre ». Mais par l’expérience d’un devenir-autre, on accède en vérité au devenir-soi.
Le concept de Bildung La Bildung est donc un cycle La conscience doit faire l’expérience de l’altérité absolue pour découvrir et éprouver sa propre relativité. L’altérité est donc une apparence derrière laquelle on se cherche soi-même. La Bildung est un cycle triadique ouvert: au moment de se clore (retour au même), il se déporte à nouveau hors de soi, indéfiniment en quête d’élargissement par l’autre.
Le concept de Bildung La Bildung est l’illustration du processus même de traduction: « Cette nature circulaire, cyclique et alternante de la Bildung implique en elle-même quelque chose comme une translation, une Über-Setzung, un se-poser-au-delà-de- soi » (p. 78) Wilhelm Meister: héros du roman initiatique de Goethe qui passe par une série de médiations et de médiateurs dont l’un s’appelle l’« Étranger ».
Le concept de Bildung À tant se déporter vers l’altérité, on peut se perdre, se fondre dans l’autre, devenir autre. Où est la limite? Pour ne pas sombrer dans l’aliénation, il faut avoir une limite (Begrenzung): faire le « grand tour » (pas selon le mot de Baudelaire « N’importe où hors du monde »), c’est voyager pour s’éduquer, se former et progresser vers soi-même. La Bildung est une dynamique cyclique qui s’équilibre entre deux impulsions contraires: centrifuge (vers la périphérie) et centripète (vers le centre).
Traduction et hospitalité La traduction et la lettre… « L’Énéide de Klossowski » Heidegger: « …la traduction n’est pas seulement interpénétration, mais aussi tradition » (p. 122) La re-traduction est un raccordement à l’origine (latine par la retraduction de Virgil) par une « mémoire rapatriante », une ré-institution de la tradition: « …rouvrir l’accès aux œuvres qui constituent notre sol religieux, philosophique, littéraire et poétique; aux œuvres qui ont décisivement modelé notre mode de sentir et d’exister… » (p. 118)
Traduction et hospitalité D’une traduction littérale de nos origines (latines), « dépend en partie l’institution d’un rapport non- ethnocentrique avec les littératures orientales, extrême- orientales, africaines, sud-américaines, etc. » (p. 122) La traduction de la lettre est la recherche du « non-normé de la langue maternelle pour y introduire la langue étrangère et son dire » (p. 131) La recherche de soi par le détour de l’autre de soi (ancêtres) est à la fois une épreuve de la langue maternelle et une leçon pour savoir être avec l’autre.
Traduction et hospitalité Introduire l’étrangeté dans sa langue est la fois « dépaysement » et un « rapatriement » (Leiris). Dépaysement: le détour par l’autre et la place qui lui est donnée chez soi implique une transformation de soi, un écart de ce qu’on a été. Rapatriement: le dépaysement nous apprend que l’autre n’est au fond pas si différent de soi; il nous aide à retourner à soi autrement et de ramener à soi des choses oubliées.
Traduction et hospitalité La traduction (littérale) est donc un processus d’apprentissage sur la découverte de soi, une quête initiatique où l’accueil de l’autre au cœur de notre langue maternelle nous conduit vers une profondeur de notre être encore jamais atteinte. « …par cette “commotion de la langue étrangère”, la langue maternelle, loin de s’aliéner, accède à des couches insoupçonnées de son être, des couches que, selon toute probabilité, elle ne pourrait atteindre par sa seule littérature » (p. 141)
Traduction et hospitalité Ainsi « éprouvée », le cœur de la langue maternelle « n’est pas une réalité close mais, au contraire, un espace-de-langue ouvert et fondamentalement accueillant […où] le traducteur (de la lettre) trouve la parenté non philologique, non linguistique des langues » (p. 142) Rappel de la Bildung qui, à force de se déporter hors de soi et de s’ouvrir à l’autre sans s’y perdre, on retourne à soi-même avec la leçon primordiale de l’être au monde: « Qu’avons-nous que nous n’ayons reçu? »
Traduction et hospitalité Si je ne suis rien sans l’apport qu’a favorisé mon rapport d’ouverture à l’autre, alors le principe fondateur de mon éthique traductive est celle qui assure à l’autre une place centrale. À la suite de Berman, Ricœur (2004) parle de l’hospitalité langagière: « Il me semble, en effet, que la traduction ne pose pas seulement un travail intellectuel, théorique ou pratique, mais un problème éthique. Amener le lecteur à l’auteur, au risque de se servir et de trahir deux maîtres, c’est pratiquer ce que j’aime appeler l’hospitalité langagière. » (p. 42)
Traduction et hospitalité Et Ricœur de continuer: « C’est elle qui fait modèle pour d’autres formes d’hospitalité que je lui vois apparentée: les confessions, les religions, ne sont elles-mêmes pas comme des langues étrangères les unes aux autres, avec leur lexique, leur grammaire, leur rhétorique, leur stylistique, qu’il faut apprendre afin de les pénétrer? » (p. 43) La traduction éthique est donc une leçon d’éthique d’être au monde parmi non semblables. Traduire de manière non ethnocentrique, c’est apprendre l’humilité d’être l’élève de tout autre, quel qu’il soit!
Traduction et développement Or si traduire c’est Se décentrer S’ouvrir S’élargir et s’amplifier Partir pour revenir transformé Découvrir ses propres richesses par le détour de l’autre Et apprendre à savoir être (accueillant) en société …alors cela veut dire qu’on peut espérer renaître de ses cendres, sortir de sa gangue… bref, se développer!
Traduction et développement Comme la traduction de la Bible de Luther a été la pierre de fondation de la langue et la littérature allemande moderne, la traduction vers l’arabe du savoir est la première condition à la création d’un savoir propre. Puisque la traduction est le processus constitutif, qui offre forme à toute œuvre (au sens large), alors elle est à l’origine du savoir et de l’inventivité. Traduire pour créer. Le moyen âge arabe n’en est-il pas un exemple?
Traduction et développement Le problème que vit le monde arabe aujourd’hui – tant de décennies après les indépendances – est celui de la multiplicité de ses dépendances. L’une des plus critiques est celle des langues du savoir (anglaise et française). Comment espérer se développer – sans isolement ni rupture de la relation à autrui – si l’on ne peut à la fois maîtriser les langues étrangères et traduire à soi tous les savoirs?
Politique culturelle et mondialisation De même que les termes du développement est à redéfinir indépendamment de l’Occident, la traduction et son droit le sont aussi. Le droit de traduire selon 1) ses besoins, 2) ses choix et 3) ses capacités implique une remise en question de la politique culturelle de la mondialisation telle qu’elle est actuellement. La mondialisation économique n’a pas pour priorité le développement culturel, encore moins d’intérêt à le faire advenir (Consommateur vs citoyens).
Politique culturelle et mondialisation Le droit de traduire pour: Développer ses propres manques (Bildung) Choisir soi-même ses sources Renaître à la mesure de ses contraintes (financières, morales, etc.) Réinventer le droit de la traduction et du traducteur. L’hégémonie du droit d’auteur va plus loin que les droits pécuniaires: traduire a besoin de prérogatives.
Conclusion Peut-être sommes-nous à un âge où, comme les romantiques allemands, nous cherchons à accomplir notre Bildung. Comment? La traduction est-elle encore la voie pour une telle entreprise dans le monde arabe? Comment en imagineriez-vous le programme, du moins en Algérie?