L’abandon sportif : à la recherche de quelques explications Jeudi 24 novembre 2004 Louvain-La-Neuve L’abandon sportif : à la recherche de quelques explications Philippe Sarrazin Professeur en sciences du sport – psychologie sociale Université J. Fourier, Grenoble. philippe.sarrazin@ujf-grenoble.fr http://www.ujf-grenoble.fr/ufraps/Recherche/SENS
La passion massive pour le sport observée ces dernières décennies masque un paradoxe : un abandon important chaque année (entre 30 et 60% des licenciés), en particulier au moment de l’adolescence et chez les filles.
Exemple en natation - Nombre de sujets : 463.688 40% des pratiquants arrêtent chaque année 73% 15% Source : de Bruyn, 2004. Données FFN sur la saison 2003
UN ENJEU DE SANTE PUBLIQUE Pourquoi certains sportifs s’arrêtent-ils de pratiquer après quelques mois ou années, alors que d’autres développent un fort engagement pour une activité? UN ENJEU DE SANTE PUBLIQUE
Pourquoi ai-je arrêté de faire du sport ? Les différentes recherches sur ce thème (cf. Sarrazin et Guillet, 2001) font ressortir la complexité du phénomène. Des raisons multiples d’abandon (Étude de Gould, Feltz, Horn et Weiss, 1983 Pourquoi ai-je arrêté de faire du sport ? Scores ... autre chose à faire ... je n’étais pas aussi bon que je l’aurais voulu ... pas assez amusant ... je voulais faire un autre sport ... je ne supportais pas la pression ... c’était ennuyeux ... je n’aimais pas l’entraîneur ... l’entraînement était trop dur ... pas assez intéressant, excitant ... pas de travail d’équipe /…./ 2.26 1.82 1.78 1.76 1.68 1.66 1.65 1.62 1.56 1.46 Classement des motifs d’abandon en fonction de leur importance pour les anciens sportifs. Les scores vont de 1 (peu important) à 3 (très important)
Principales raisons d’arrêter de faire du sport Conflit d’intérêt (Autre chose à faire, changement d’intérêt, …) Pas le temps de tout faire. Manque de compétence (Pas assez bon; pas le sentiment de progresser …) Principales raisons d’arrêter de faire du sport Causes externes (blessures, déménagement, …) Ennui, manque de plaisir (Pas assez passionnant; pas assez stimulant) Pression excessive (Poids trop important de la victoire pour l’entourage ; manque d’autonomie, …) Mauvaise ambiance, conflit dans le groupe (n’aime pas l’entraîneur, pas assez d’esprit d’équipe, …)
Non par « un », mais « des » abandons. « zappeur » (pratique pour voir et essayer, …) Abandon « contre cœur » (plus assez de temps pour tout faire, …) Abandon « Forcé » (blessure, …) Abandon « grillé » (stress chronique et récurrent) Abandon « mécontent » (besoins non satisfaits)
La motivation ... est une variable importante à étudier pour mieux comprendre l’abandon. Plusieurs théories motivationnelles peuvent être utiles pour mieux comprendre le processus de l’abandon (voir pour une revue de littérature, Gould, 1987; Weiss & Chaumeton, 1992; Guillet, Sarrazin & Cury, 2000; Sarrazin et Guillet, 2001).
Trois niveaux d’analyse des influences sociales et des processus psychologiques impliqués dans l’engagement/ désengagement sportif: Une perspective ciblée sur un agent social particulier (micro): entraîneur, parents, copains. Une perspective « moyenne (meso) » intéressée par isoler plusieurs classes de facteurs susceptibles d’affecter l’engagement sportif. Une perspective plus large, à un niveau « culturel (macro) », qui appréhende l’influence des rôles sociaux liés au genre.
1. L’entraîneur peut faciliter / entraver la motivation des sportifs dont il a la charge. Les comportements de l’entraîneur génèrent un « climat motivationnel » qui peut avoir un impact important sur la motivation des athlètes (sur l’expression ou non de leurs besoins).
Un continuum de motivations plus ou moins autodéterminées (Deci & Ryan, 2001) Quand la présence est spontanée, autonome, et émane du « soi » ou au contraire obligée, contrainte, et émane d’une force externe. A-motivation Perte de contingence entre ses actions et les résultats subséquents. Pourquoi fais-tu du sport? “Je ne sais plus; j’ai l’impression que je suis incapable de réussir” Régulation externe Une implication destinée à satisfaire une force externe comme l’atteinte d’une récompense tangible ou l’évitement d’une promesse de punition. Pourquoi fais-tu du sport? “Parce que mes parents ne seraient pas content si je ne pratiquais pas” davantage de persistance davantage d’abandon Motivation intrinsèque Faire une activité pour le plaisir dont elle est porteuse en soi Pourquoi fais-tu du sport ? “Pour le plaisir que je ressens quand je pratique ” Régulation intégrée Quand l’activité est pleinement assimilée au « soi » et est constitutive des valeurs et identité de l’individu Pourquoi fais-tu du sport ? “parce que faire du sport est une partie intégrante de ma vie” Régulation introjectée Une implication destinée à satisfaire une force interne comme éviter l’anxiété ou ressentir une valorisation de son ego. Pourquoi fais-tu du sport? “Parce que j’aurais honte si les autres me trouvaient mauvais” Régulation identifiée L’implication est jugée importante pour atteindre des buts personnels valorisés Pourquoi fais-tu du sport ? “Parce que je pense que c’est un bon moyen d’être en bonne santé” Motivation intrinsèque A-motivation Régulation intégrée Régulation identifiée Régulation introjectée Régulation externe
La satisfaction des besoins psychologiques : Trois besoins fondamentaux La satisfaction des besoins psychologiques : Autonomie (sentiment d’être « à l’origine » et non « pion » de ses actions) - compétence (sentiment d’interagir efficacement avec l’environnement) - Proximité sociale (sentiment d’être connecté aux autres) Motivation auto-déterminée Contexte social (e.g., entraîneur, parents, pairs)
Un style d’entraîneur « contrôlant » vs. « soutenant l’autonomie Comportements « soutenants l’autonomie » . Encourage les initiatives, laisse des choix, demande l’avis de l’athlète. . Positif . Explicatif . Chaleureux Comportements « contrôlants » . Directif (injonctions fréquentes : « fais comme je te dis », « tu dois ») . Négatif . Pression, comparaison Entrave facilite La motivation auto-déterminée
Climat de l’entraîneur (contrôlant vs Climat de l’entraîneur (contrôlant vs. soutenant l’autonomie), forme de motivation et persistance (Pelletier, Fortier, Vallerand, & Brière, Motivation & Emotion, 2001) 174 filles et 195 garçons pratiquant la natation de compétition, âgées de 13 à 22 ans (Moy. = 15.6 ans) Étude prospective sur 22 mois (2 saisons) Mesures au début d’une saison Échelle de motivation pour le sport (Brière et al., 1995; Pelletier et al., 1995) Perception des comportements de l’entraîneur, contrôlant vs. soutenant l’autonomie (Pelletier et al., 1997). Comportement d’abandon vs. persistance Échelle en 5 points au temps 2 (fin première saison) Échelle en 5 points au temps 3 (fin seconde saison)
Temps 1 Temps 2 Motivation Intrinsèque R2=.74 Identifiée R2=.77 Introjectée R2=.71 Externe R2=.43 A-motivation R2=.62 .49 Temps 3 .48 .59 .23 -.37 .47 coach soutenant l’autonomie « contrôlant » .33 .25 Persistance au temps 2 R2=.54 au temps 3 R2=.45 .33 -.31 .36 .65 .33 -.68 -.82 Plus la motivation est autodéterminée, plus grande est la persistance Plus l’entraîneur soutien l’autonomie, plus la motivation est autodéterminée Plus l’entraîneur l’entraîneur est contrôlant, moins la motivation est autodéterminée
Climat de l’entraîneur (ego vs Climat de l’entraîneur (ego vs. maîtrise), satisfaction des besoins, degré d’autodétermination des motivations et abandon sportif (Sarrazin, Vallerand, Guillet, Pelletier, & Cury, Europ. J. of Soc. Psy, 2002) 335 joueuses de handball, âgées de 13 à 15 ans Étude prospective sur 21 mois Mesures au milieu d’une saison Échelle de motivation pour le sport (Brière et al., 1995; Pelletier et al., 1995) Climat motivationnel de l’entraîneur, suscitant la maîtrise ou l’ego (PMCSQ, Biddle et al., 1995; Cury et al., 1996) Médiateurs motivationnels (compétence, affiliation, et autonomie perçue) Mesures à la fin de la saison Intentions futures d’abandonner (Ajzen & Driver, 1992) Mesures au début de la seconde saison ultérieure Inscrit vs. non réinscrit dans l’activité (listing fédération de HB)
Climat suscitant l’EGO Temps 1 Temps 2 Affiliation Perçue Compétence Perçue Autonomie Perçue Temps 3 .56 .08 Climat suscitant l’EGO Climat MAITRISE .27 Arrêt de l’activité 21 mois plus tard R2=.31 .51 Motivation autodéterminéeR2=.78 Intention d’abandonner R2=.62 -.21 -.79 .23 .55 .78 Plus la motivation est autodéterminée, plus l’abandon est faible Plus les 3 besoins sont satisfaits, plus la motivation est autodéterminée Plus l’entraîneur met l’accent sur la maîtrise et le progrès, plus les besoins sont satisfaits. Plus l’accents est placé sur la comparaison, plus faible est le sentiment d’autonomie -.24
2- Une meso-perspective : le modèle de l’engagement sportif L’engagement : une variable utilisée par les psychologues sociaux pour décrire une série de facteurs susceptibles d’expliquer pourquoi maintiennent des relations sociales ou continuent de s’impliquer dans des activités (e.g., Homans, 1961; Kelley, 1983; Rusbult & Farrell, 1983). Scanlan et ses collègues (e.g., Carpenter, & Coleman, 1998; Scanlan, Carpenter, Schmidt, Simons & Keeler, 1993) ont modifié le modèle de Rusbult pour l’appliquer à l’engagement sportif.
Attractivité des activités alternatives disponibles pour l’individu. - Contraintes sociales : qui créent le sentiment d’obligation de pratiquer - Engagement sportif désir et résolution de continuer la pratique Satisfaction = rapport coût / bénéfice de l’expérience sportive (conséquences matérielles et psychologiques anticipées) + Investissements personnels : ressources qui ont été consenties pour pratiquer, et qui ne seront pas récupérées si le sportif arrête + Persévérance ou abandon
Le modèle de l’engagement sportif appliqué à l’étude de l’abandon du handball féminin (Guillet, Sarrazin, Carpenter, Trouilloud, & Cury (Int. J.of Psy., 2002) 253 joueuses de handball âgées entre 14 et 16 ans Etude prospective sur 8 mois Au milieu d’une saison sportive, mesure de : L’engagement (“j’ai fermement l’intention de continuer à pratiquer l’an prochain”) Les investissements : le nombre d’années de pratique Les contraintes sociales (e. g., Je sens que je dois absolument faire du hand pour faire plaisir à des personnes qui comptent pour moi (mon entraîneur, mes parents) L’attractivité des alternatives disponibles (“J’aimerai bien pouvoir faire quelque chose d’autre plutôt que du handball (être avec mes amis, faire un autre sport ou un autre loisir) Le rapport coût/ bénéfice : compétence perçue, sentiment de progrès, affiliation, liberté, soutien de l’entraîneur, temps de jeu.
coût/ bénéfice de l’implication Temps 1 Temps 2 Investisst perso. Rapport coût/ bénéfice de l’implication Contraintes sociales alternatives Compétence Progrès Affiliation Liberté Soutien de l’entraîneur Temps de jeu .57 .52 .69 .53 .46 .62 ns Arrêt de l’activité 8 mois plus tard R2=.50 Engagement R2=.76 -.70 .90 -.19 -.15 Plus l’engagement est élevé, plus faible est l’abandon. Plus le rapport coût/bénéfice est élevé, plus grand est l’engagement Plus les contraintes sociales sont grandes et les activités alternatives attractives, plus faibles est l’engagement Plus l’implication a été grande, plus l’engagement est soutenu.
3- Une macro-perspective : La conformité aux rôles sociaux liés au genre Le sport est un des domaines de la vie où demeurent des territoires sexués : il y a des sports “appropriés” pour les hommes et d’autres qui sont “appropriés” pour les femmes (Salminen, 1990; Koivula, 1995)
Des sports « Masculins » Sport au Féminin, Sport au Masculin, Sports Mixtes (enquête MJS/INSEP 2001. Cf. Stat-Info Février 2004) Des sports « Masculins » Rugby (1,8% femmes) Football (1,9% femmes) Boxe (8,2% femmes) Boules (11% femmes) Judo et D.A. (24% femmes) Sport Automobile (8,7% femmes) Cyclisme (9,9% femmes) Des sports « Mixtes » Natation (52% femmes) Marche (57% femmes) Ski (43% femmes) Badminton (46% femmes) Volley (50% femmes) Des sports « Féminins » Danse (98% femmes) Gymnastique (79% femmes) E.P. et Gym. Volontaire (93% de femmes) Patinage glace (71% femmes) Équitation (73% femmes)
Une des explications des différences entre les garçons et les filles dans la participation sportive est à chercher dans la socialisation des rôles sexués (e.g., Eccles & Harold, 1991).
Quelles sont les normes/ stéréotypes qui dessinent la masculinité ? Montrer ou exercer sa force Se livrer à un combat rapproché porter et recevoir des coups jouer à la balle au pied manipuler des armes s’engager dans des efforts intenses de longue durée piloter des engins mécaniques ou motorisés prendre des risques corporels Activité collective
Quelles sont les normes/ stéréotypes qui dessinent la féminité ? La légèreté, la douceur, la glisse La grâce, l’esthétique, la beauté La souplesse Activité individuelle
Cette socialisation des rôles sexués pourrait conduire les athlètes à ne pas s’engager, ou à arrêter une activité sportive qui n’est pas en conformité avec les stéréotypes liés au genre. Ce phénomène semble particulièrement saillant chez les filles et les garçons qui souhaitent fortement se conformer à leur identité de genre (i.e., les hommes et les femmes “typés au niveau du genre”) (Bem & Lenney, 1976; Koivula, 1995; Matteo, 1988). Par exemple, les filles qui souhaitent manifester leur féminité devraient être moins enclines à persévérer dans un sport “masculin” (e.g., handball).
336 Joueuses de handball, âgées de 13 à 16 ans Identité aux rôles sexués et abandon d’une activité sportive « masculine » chez des adolescentes (Guillet, Sarrazin, et Fontayne, 2000) 336 Joueuses de handball, âgées de 13 à 16 ans Suivi longitudinal sur 30 mois (3 saisons) Mesure au milieu d’une saison sportive Version française pour adolescent du Bem Sex Role Inventory (Fontayne, Sarrazin & Famose, 2000) 4 groupes en fonction de l’identité du genre dominante (i.e., Féminine, Masculine, Androgyne, et non différenciée). A chaque début de saison, les joueuses sont contactées par téléphone ou courrier pour savoir si elles continuent ou non la pratique du handball.
Résultats d’une « analyse de survie » Les filles « androgynes » sont celles qui restent le plus longtemps, suivies des « masculines ». Les filles « féminines » décrochent rapidement
333 Joueuses de handball, âgées de 13 à 16 ans Identité aux rôles sexués et motivation à abandonner une activité sportive « masculine » chez des adolescentes (Guillet, Sarrazin, Fontayne, & Brustad, Psy. of Women Q., in press) 333 Joueuses de handball, âgées de 13 à 16 ans Suivi longitudinal sur 8 mois (1 saison) Au début d’une saison sportive Version française pour adolescent du Bem Sex Role Inventory (Fontayne, Sarrazin & Famose, 2000). En fin de saison Sentiment de compétence en, et valeur du, handball Intention d’abandonner cette activité l’année suivante Au début de la saison suivante : mesure de l’abandon vs. persistance dans l’activité.
Abandon véritable (saison ultérieure) Adoption des valeurs stéréotypiquement « féminines » Début de la saison « masculines » Sentiment de compétence en handball Intention d’abandon fin de saison Valeur de l’activité handball Fin de la saison Abandon véritable (saison ultérieure) Saison ultérieure -.44 -.10 -.74 +.98 +.85 Attention aux autres Chaleureux +.70 Plus les intentions d’abandonner sont élevées, plus l’abandon est élevé. Plus le sentiment de compétence et la valeur de l’activité sont élevées, plus faibles sont les intentions d’abandonner. Moins les filles souscrivent aux stéréotypes masculins moins elles ne valorisent les, et se sentent compétentes dans, les activités masculines. Commandement Compétition Confiance en soi
Conclusion L’abandon sportif est un phénomène complexe dans lequel intervient des variables psychologiques et sociales. On a une possibilité d’action sur certaines… mais pas sur toutes ! Il faut donc se centrer sur les premières. L’entraîneur doit s’interroger sur ses comportements et habitudes et se demander : si tous ses athlètes apprennent quelque chose / progressent s’ils ont suffisamment d’autonomie (plutôt que contraintes) si tout est fait pour souder le groupe Les enjeux sont importants !