LES CONCEPTS EN PHILOSOPHIE ET ÉTHIQUE IFSI TENON 12 janvier 2010 Yannis Constantinidès Espace éthique / AP-HP Département de recherche en éthique / Université Paris-Sud 11 espace.ethique@sls.aphp.fr www.espace-ethique.org
I- HUMANITÉ Définitions 1/ Ce qui caractérise l’homme* (le genre humain), par opposition à l’animalité ou la bestialité. 2/ « Sentiment actif de bienveillance pour tous les hommes » (Littré). On parle en ce sens d’un « devoir d’humanité ». Voir le principe de bienfaisance inspiré d’Hippocrate (l’un des quatre principes de l’éthique biomédicale d’après Beauchamp et Childress). Or, si c’est un devoir de se montrer humain envers les autres, c’est qu’on ne l’est pas toujours spontanément. L’inhumanité est aussi le propre de l’homme.
DEVENIR HUMAIN Kant parle d’humanisation pour qualifier le dépassement progressif de l’animalité (la dépendance par rapport aux pulsions naturelles) et le développement en nous des valeurs morales: respect* de l’autre, compassion, etc. L’homme n’est plus alors guidé par ses seuls affects égoïstes, mais peut entrer en communication avec les autres pour former une communauté. Ce sont ces valeurs communes qui constituent à proprement parler l’humanité. www.espace-ethique.org
Illustration Que signifie concrètement se montrer humain à l’égard d’un patient ? Toujours selon Kant, faire preuve de respect* à son égard, ne pas le traiter comme une chose, mais toujours comme une personne – c’est-à-dire reconnaître pleinement son humanité. De manière moins formelle, il s’agit d’avoir toujours une attitude bienveillante envers lui, même si je le trouve antipathique ou agaçant. Éthique du care (pour ne pas s’en tenir au cure). www.espace-ethique.org
II - ALTÉRITÉ Du latin alter, autre. Caractère de ce qui est autre. Définition Du latin alter, autre. Caractère de ce qui est autre. Autre que moi bien sûr, donc différent, parfois même radicalement. L’altérité s’oppose à l’identité, donc à ce qui me constitue, à ce qui m’est propre. Elle peut donc être effrayante : peur ou rejet de l’autre, discriminations sociales ou raciales, etc. www.espace-ethique.org
Illustration Reconnaître l’autre, c’est le reconnaître justement dans sa différence, ne pas tenter donc de nier son altérité. C’est mon alter ego certes, mais il faut être attentif à l’alter plus qu’à l’ego, c’est-à-dire ne pas le ramener systématiquement à moi, ne pas le juger en fonction de ce que je pense ou de ce que je suis. Le risque de l’identification est précisément de réduire l’altérité à l’identité. Respecter l’autre veut dire le respecter en tant qu’autre. www.espace-ethique.org
Aux prises avec l’altérité irréductible Le visage de l’autre, d’après Emmanuel Levinas, est une ouverture sur la transcendance. Levinas trouve la notion de personne encore trop abstraite : l’autre n’est pas seulement une personne humaine, mais un être de chair et de sang, un visage qui m’interpelle immédiatement. Toute véritable relation avec l’autre suppose ainsi l’intersubjectivité, une relation éthique entre sujets. www.espace-ethique.org
III – DIGNITÉ Du latin dignitas, rang (social), honneur. Définition Du latin dignitas, rang (social), honneur. Valeur intrinsèque de l’homme*, qui le distingue des animaux et qui impose le respect*. Il n’y a de dignité qu’humaine en ce sens. Dignité est donc pour Kant synonyme d’humanité*. Voilà pourquoi le respect* est dû aux autres : il consiste tout simplement à leur reconnaître une dignité, c’est-à-dire une valeur équivalente à la mienne. www.espace-ethique.org
Précisions Pour Kant, la dignité ne peut se perdre parce qu’à la différence du prix des choses, elle est incomparable, non négociable et inaliénable. Cette dignité tient pour lui à la nature rationnelle de l’homme, à son autonomie*. Même si elle n’a plus aujourd’hui de soubassement théologique (nature divine de l’homme), la notion de dignité a été pourtant étendue à tous, y compris aux êtres privés de raison (déments, handicapés mentaux), ce à quoi Kant se refusait.
Illustration Qu’implique une reconnaissance* autre qu’abstraite de la dignité de l’autre dans le contexte des soins ? Ne pas le réduire à une chose, à un simple cas, mais lui témoigner toujours le respect* qui lui est dû. Même si le patient (dément ou en fin de vie par ex.) a perdu tout sentiment de dignité, le traiter malgré tout dignement, c’est-à-dire avec humanité*. www.espace-ethique.org
IV - RESPECT Définition Le respect de soi correspond précisément au sentiment de sa dignité et le respect des autres à la reconnaissance* de leur dignité* inaliénable. C’est Kant là encore qui a le plus développé cette valeur éthique en présentant le respect d’autrui comme inconditionnel : on doit le respecter même s’il ne se respecte pas lui-même. Cette obligation tient à la pleine et entière reconnaissance de son humanité. www.espace-ethique.org
Précisions Le respect est certes un sentiment, nous dit Kant, mais un sentiment dénué d’affect si l’on peut dire. Le respect implique en effet une prise de distance ; il diffère ainsi de la compassion, qui suppose une contagion affective. Le respect impose de traiter autrui toujours comme une personne (c’est-à-dire une fin en soi) et non simplement comme un moyen (un instrument). Kant est ainsi à l’origine du principe de respect de l’autonomie (cf. Beauchamp et Childress) www.espace-ethique.org
Illustration Le respect de l’autonomie du patient est devenu une règle absolue, une norme de la pratique médicale. La loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades a ainsi voulu responsabiliser le patient en en faisant un acteur des soins, dans le cadre de la lutte contre le paternalisme médical. Un tel respect reste pourtant abstrait. On lui préférera dans la pratique le respect de son intimité, qui suppose la reconnaissance* de sa vulnérabilité*. C’est alors au soignant de percevoir la gêne du patient, qui ne protestera pas forcément à ce qu’il vit comme une atteinte à sa dignité. www.espace-ethique.org
V – LIBERTÉ (AUTONOMIE) Définition La liberté est la capacité de se déterminer sans subir d’influence. On distinguera ce que Descartes appelle la « liberté d’indifférence », qui consiste à n’en faire qu’à sa tête ou même à faire délibérément le mauvais choix, de la liberté éclairée, qui suppose d’agir rationnellement. Il y a en ce sens un bon et un mauvais usage de l’autonomie reconnue aujourd’hui aux patients : certains font des choix arbitraires (refus de soins pourtant nécessaires par ex.) alors que la loi sur les droits des malades souhaitait encourager un comportement responsable (le consentement recueilli par le médecin est censé ainsi être « libre et éclairé »). www.espace-ethique.org
Précisions Les effets pervers de la promotion de l’autonomie, de la liberté de choisir ne sont plus à montrer : loin d’être raisonné, le choix est alors influencé par les affects (peur, angoisse, etc.). Il faut donc paradoxalement apprendre à être libre, en exerçant effectivement cette autonomie reconnue par la loi. En ce sens précis, l’autonomie n’est pas un préalable, mais un but auquel doit tendre le soignant, qui doit aider le patient à en faire un bon usage. www.espace-ethique.org
Illustration Le « devoir d’autonomie » (il faut être autonome, ce qui constitue une injonction paradoxale), comme on l’a baptisé ironiquement, est souvent dans les faits une feuille de vigne morale qui permet au médecin d’avoir bonne conscience : après tout, c’est le choix du patient, qu’il l’assume ou qu’il le regrette. Certes, on doit tout faire pour le raisonner s’il fait le mauvais choix, s’il va à l’encontre de son propre intérêt, mais s’il s’entête, on est tenu de respecter sa décision. Ce respect un peu formel de son autonomie supposée s’oppose dès lors au principe de bienfaisance, qui reconnaît pleinement la vulnérabilité* induite par la maladie. www.espace-ethique.org
VI - RESPONSABILITÉ Définition La liberté va de pair avec la responsabilité : agir librement pour les philosophes, c’est agir de manière responsable, en connaissance de cause. La responsabilité désigne ainsi la liberté éclairée, la liberté dont on fait un usage rationnel et effectif. Être responsable, c’est pouvoir répondre de ses actes : l’irresponsabilité, synonyme d’immaturité, consiste en revanche à faire des choix arbitraires, irrationnels. Il est beaucoup question aujourd’hui de « responsabiliser » le patient, mais on attend évidemment du soignant lui aussi une attitude responsable. Bien distinguer ici la responsabilité morale de la responsabilité professionnelle. www.espace-ethique.org
Précisions Cette notion de responsabilité a été développée par un philosophe allemand contemporain Hans Jonas, auteur du Principe responsabilité. Précurseur de l’écologie, Jonas invite à étendre la responsabilité morale (au sens où l’entend Kant, c’est-à-dire comme synonyme d’autonomie*) aux générations à venir. Nous ne sommes pas seulement responsables à l’égard de nos contemporains, mais aussi à l’égard de la nature et des enfants à naître. Le sens de la responsabilité permet de la sorte de sortir d’une perspective étroitement égoïste et de s’ouvrir à l’altérité. www.espace-ethique.org
Illustration Que veut dire agir de manière responsable pour un soignant ? Bien peser le pour et le contre, ne pas perdre de vue ses devoirs à l’égard du patient, agir toujours de manière rationnelle (et non sous l’influence de ses affects) et pouvoir justifier après coup clairement ses actes. La responsabilité de l’infirmier à l’égard du patient suppose par exemple de se montrer bienveillant envers lui sans pour autant être complaisant. Attitude professionnelle en somme même si c’est avant tout faire preuve d’humanité.
VII - RECONNAISSANCE Chacun de nous veut être reconnu à sa juste valeur, c’est-à-dire être traité avec dignité*. Ce désir de reconnaissance est encore plus grand chez le malade, qui se sent diminué par la maladie. Il ressent dès lors le non-respect de ses droits encore plus douloureusement que tout un chacun. La reconnaissance permet ainsi d’exister face à l’autre, d’être pris en compte. Inversement, ne pas être reconnu, c’est passer inaperçu, c’est être ignoré, complètement transparent.
Précisions Le philosophe allemand Hegel a fait de la lutte pour la reconnaissance le moteur de conscience de soi, de la prise de conscience de son identité. C’est l’autre qui me permet en effet de me définir, de déterminer ce que j’ai en propre. On souffre de ne pas être reconnu: l’enfant aspire à l’être par ses parents et le patient veut l’être par son médecin. Axel Honneth, philosophe allemand contemporain, a repris et prolongé la thèse hégélienne en élevant la reconnaissance le moyen le plus sûr d’obtenir une existence sociale.
Illustration Certains patients adoptent une posture qui peut paraître agaçante de revendication permanente. C’est ce qu’on appelle l’attitude consumériste de l’usager du système de santé. Or, reconnaître pleinement les droits du malade ne veut pas dire céder à tous ses caprices. Il suffit en général de lui témoigner des égards (repas apporté à l’heure, sourire, etc.), ce qui satisfait son besoin de reconnaissance. Ce qui ne lui interdit pas de faire preuve lui-même à l’occasion de reconnaissance à l’égard des soignants !
VIII - VULNÉRABILITÉ Du latin vulnerare, blesser. La personne vulnérable est celle qui peut être blessée. La maladie, en entraînant généralement une perte d’autonomie, nourrit bien sûr ce sentiment douloureux de vulnérabilité, c’est-à-dire de fragilité, de précarité. L’évidence de la vulnérabilité oblige ainsi à nuancer le « devoir d’autonomie » que l’on fait aujourd’hui au patient.
Précisions Nous sommes ici plus près du principe de bienfaisance, souvent jugé paternaliste, que du principe de respect de l’autonomie, qui se heurte à cette réalité de la vulnérabilité induite par la maladie. La maladie nous rappelle la précarité fondamentale de l’être humain. Sa néoténie fait qu’il est au départ totalement dépendant ; lourde dépendance que la maladie grave entraîne à nouveau.
Illustration La vulnérabilité est première et s’il faut encourager les patients à être autonomes, cette autonomie ne saurait être totale. Il faudrait plutôt envisager une autonomie certes réduite mais bien réelle, confortée par l’aide apportée par le soignant (penser à l’appareillage, etc.) On peut alors parler, de manière volontairement paradoxale, d’autonomie assistée, d’autonomie dans l’interdépendance, puisque la dépendance est (inégalement) partagée.