Sous la patrimonialisation… Geneviève Michon IRD, Montpellier Accaparement des ressources patrimoniales dans deux processus de patrimonialisation de la forêt rurale en Méditerranée
Des ressources patrimoniales? Une nouvelle catégorie de ressources: des éléments de la nature et/ou de la culture locale « activés » par des démarches spécifiques: mobilisation et (re)qualification de l’existant par divers types d’acteurs (locaux, internationaux, nationaux, associatifs) à travers divers types de démarches Mais registres spécifiques mobilisés: accent mis sur le lien à l’origine, au local, au passé, à l’identité et à une « communauté » de titulaires Avec des objectifs de développement (économique, mais aussi environnemental, politique, identitaire) « Mise en marché » pour la consommation par des agents extérieurs (marchés des spécificités locales, tourisme rural, écotourisme…) Redéfinition du rapport à l’autre
Dans un contexte de: Recherche de nouveaux modèles de développement pour les zones rurales (alternatif, solidaire, durable…) Demande sociale (urbaine) croissante pour le « naturel » et l’« authentique » Nouvelles politiques (nationales, internationales) dédiées aux espaces marginaux et aux démarches « alternatives » Foisonnement des « projets » (collectifs, individuels, associatifs, coopératifs, locaux, nationaux, internationaux…) Forts enjeux (économiques, identitaires, territoriaux ou politiques) Accaparement des ressources patrimoniales ou des bénéfices tirés de leur valorisation ?
2 exemples de construction patrimoniale
Châtaigneraie et farine de châtaigne (Corse) Arganeraie et huile d’argan (Maroc)
Traits communs Forêts rurales dominées par un arbre emblématique, support de la construction des territoires, de l’histoire et de la culture locales Multi-usage de la forêt (élevage, céréales, forêt) Patrimonialisation = valorisation économique des produits tirés de l’arbre (huile d’argan et farine de châtaigne) Labellisation liée à l’origine géographique (IG)
Arganeraie « Patrimoine » concret des familles, des lignages, des clans Cadre de nombreux enjeux (fonciers, politiques) Construction patrimoniale dans le cadre d’un « développement alternatif » par agents extérieurs (associatif, bailleurs de fonds internationaux) dans une démarche descendante stratégie : valorisation d’un produit, l’huile d’argan à travers des projets de développement visant la mise sur le marché international de l’huile
Registres patrimoniaux Arganier = patrimoine végétal de l’humanité (« fossile vivant ») Arganeraie = patrimoine naturel (national, international) en cours de dégradation Huile = patrimoine culturel berbère, patrimoine « féminin » (savoirs et savoir-faire « secrets ») Huile = bonne pour la santé (prouvé par la science)
Les objectifs de la patrimonialisation préservation d’une espèce végétale endémique et d’un écosystème « naturel » remarquable ( Réserve MAB) valorisation d’une ressource locale pour contrer pauvreté et sous-développement ( développement du marché international) émancipation de la femme rurale ( coopératives locales de production) Résultats : Ascension commerciale fulgurante de l’huile Liée à la fabrication d’une image du produit et à une démarche « éthique », qui oblitèrent la réalité. Développement d’une filière complexe, multiforme dominée par entrepreneurs privés
Développement: société et territoire ou filière ? Filière traditionnelle : production familiale et vente locale sur les souks, liées au territoire local, dans le cadre d’une pluri-activité Nouvelles branches: Coopératives: production semi-artisanale soutien de l’aide internationale, vocation sociale et économique Entreprises privées: production entièrement mécanisées, vocation profit Production déconnectée des lieux d’origine (développement d’un marché des noix d’argan) « Oubli » des autres dimensions des territoires de l’arganeraie (céréaliculture, élevage)
La châtaigneraie Patrimoines familiaux en déclin, mais « patrimoine » historique de la Corse de l’intérieur Construction patrimoniale dans le cadre du mouvement politique de la « réappropriation » identitaire de l’île par des acteurs et collectifs locaux à partir d’initiatives locales stratégie : réhabilitation du végétal, des métiers associés, des savoir-faire, des outils de production, à travers une démarche en actes et sa socialisation en cercles concentriques (villages<île<régions<Europe et Méditerranée) et la valorisation des produits
Registres patrimoniaux Châtaignier = patrimoine culturel de l’île : pivot de la « Civilisation de la châtaigne » Un produit « clé de voute » pour le développement du système dans son entier (panier de biens et services) Oui pour la « tradition » mais à condition de l’adapter au contexte social, économique et technique du 21e siècle Relier démarches technique, sociale, identitaires et politique
Des objectifs Résultats Recréer une activité économique locale viable Recréer du lien social au niveau des villages, entre les villages et avec l’extérieur pour le développement des territoires Construire des démarches localement choisies, négociées Consolider des démarches identitaires alternatives liées à des mouvements politiques forts Résultats Nouvelle économie de la châtaigne Restauration de châtaigneraies Consolidation territoriale insulaire et extrainsulaire
Développement: société et territoire ou filière ? Réhabilitation d’une activité agricole ancrée sur le local et le territoire (ressources naturelles, métiers, institutions et produits) Consolidation des liens intra-territoriaux qui dépasse la châtaigneraie et ses produits Nouveau positionnement des territoires castanéicoles vis-à-vis des institutions insulaires, françaises, européennes Mais « simplification des espaces productifs » avec « l’oubli » de l’élevage et du bois
Donc profondes divergences Châtaigneraie: processus de construction patrimoniale à visée identitaire porté par des acteurs locaux dans le cadre d’une démarche collective et négociée s’appuyant sur des pratiques locales réhabilitées, adaptées et partagées, consolidant territoire et société Arganeraie: processus de construction patrimoniale impulsé de l’extérieur (projets de développement, aide internationale) qui vise le développement économique d’une filière et la protection d’une espèce et d’un écosystème remarquables, en complet décalage avec les représentations et les pratiques locales, développant une filière déconnectée du territoire et de la société locale
Accaparement ? Châtaigneraie Arganeraie Mouvement initié par une certaine catégorie de personnes mais titulaires de patrimoines locaux Multiplication des acteurs (détenteurs des savoirs anciens, jeunes exploitants, consommateurs, techniciens, élus locaux, bailleurs de fonds européens) mais mise en relation et construction partagée Bénéfices économiques, moraux, politiques partagés sur le territoire Arganeraie Titulaires locaux exclus du processus de patrimonialisation et ne contrôlent que l’amont de la filière (récolte des fruits et concassage) Multiplication des acteurs étrangers à la société locale Bénéfices monétaires captés par les agents extérieurs, bénéfices moraux par les agences de financement des coopératives): locaux exclus des nouvelles valeurs ajoutées
Arganeraie: Dépossession des populations de tout ou partie de leurs patrimoines domestiques au bénéfice d’un nouveau patrimoine « arganeraie » conçu au niveau national et global au nom de l’environnement et du développement durable.. Châtaigneraie: les titulaires de patrimoines locaux eux-mêmes décident de (re)lier leur identité à celle de leur patrimoine dans une démarche de redéfinition de ce patrimoine qui le relie aux niveaux nationaux et internationaux
Départ: Une mosaïque de patrimoines locaux avec leurs titulaires Construction patrimoniale (1) émergence d’un nouvel objet patrimonial unifié (l’arganeraie, la châtaigneraie) et (2) élargissement du périmètre social des titulaires Les nouvelles identités patrimoniales, les produits qualifiés et les titulaires ne restent pas nécessairement associés à l’existant: peuvent participer à la dissociation entre patrimoine, réalité, bénéficiaires La construction patrimoniale: une rupture inévitable? Accaparement des ressources patrimoniales: dépend de qui choisit les entités patrimoniales, qui contrôle leur requalification, qui les évalue, dans quels espaces de délibération ou de négociation