Comment les lettres et les sciences ont divergé en France Philippe Caron Université de Poitiers
Une dichotomie héritée à interroger Lettres || Sciences
Le savoir est un produit de l’histoire Sa structuration est étroitement dépendante des conditions sociales qui président à son élaboration Nous sommes aujourd’hui tributaires de ce produit de l’histoire socio-intellectuelle Et nous produisons à notre tour de la science dans ce prolongement Avec des contraintes, comme celle d’aujourd’hui à Poitiers
Elle est une contribution à une épistémologie génétique de nos disciplines Elle est aussi un compte rendu de recherche et, à ce titre, elle peut vous apporter un éclairage latéral sur le déroulement de l’activité de recherche dans un cadre académique Quelques éléments biographiques
Interrogation initiale : qu’appelle-t-on littérature aujourd’hui? comment cette catégorie de textes s’est-elle constituée? En bref, quelles frontières délimitent l’objet littéraire? Par quel processus hérite-t-on aujourd’hui d’un ensemble de textes circonscrit à trois genres principaux: le narratif, le poétique et le dramatique?
A quoi bon refaire la même chose… L’abord par la mémoire des mots, une approche nouvelle Comment le mot “littérature” en est-il venu à nommer cette catégorie de textes? Mais aussi Pourquoi et pour quoi ce signe a- t-il épousé cette configuration? Remonter donc la mémoire vers l’amont..
A quelle période ce mot “littérature” pourrait- il avoir épousé la fonction référentielle qu’on lui connaît : désigner une collection de textes et, conjointement, la “science” qui les étudie? ◦ Réponse après consultations : entre la fin du XVIIe siècle et le milieu du XVIIIe siècle L’enquête s’est donc centrée sur cette période
Un mot n’est pas un individu isolé, il opère au milieu des mots qui, synonymes, paronymes, antonymes, contribuent à délimiter son emploi. Un mot appartient à un ou plusieurs champs De proche en proche, l’enquête inclut nécessairement l’ensemble du champ des parties du savoir humain Et l’on touche la question délicate de circonscrire un sujet de recherche
Le lexique d’une langue reflète la structuration qu’une civilisation confère à une zone de l’expérience, comme la vie intellectuelle par exemple Ainsi un syntagme comme gens de lettres postule à l’époque classique une classe unifiée des intellectuels, tout en mettant en exergue le travail dans et par le texte comme leur objet commun.
Before [1834], the word "science" meant any kind of well-established knowledge and the label of scientist did not exist ( Wikipedia) Le terme ‘philosophy’ peut aussi englober ‘natural philosophy’, c’est-à-dire le domaine des connaissances sur l’univers
Les sept Arts Libéraux Arts Liberaux vs Arts Mechaniques ( opposition primitivement sociale) Lettres sacrées vs Lettres profanes (le domaine de la Révélation chrétienne vs les savoirs hérités du patrimoine gréco-latin) Les Sciences et les Arts ( spéculatif vs pratique) Les Bonnes Lettres, (néologie de la Renaissance)
Le lexique et sa description Morphologie lexicale et sémantique lexicale Comment décrire le sens complexe des mots ◦ Leur Signifié hors contexte ( définition en extension et définition en compréhension) ◦ Leur Signification en contexte linguistique ◦ Leur Sens dans l’énonciation particulière
S’en tenir au secteur profane du savoir Un champ déjà immense Il suffisait de savoir qu’il était délimité ainsi par un autre secteur que j’excluais de mon champ Ensuite laisser les Arts mechaniques et se concentrer sur les Arts liberaux
Littérature ne peut se comprendre dans son évolution sans au moins deux lexies qui coexistent avec ce mot : Bonnes lettres et Belles-Lettres A la recherche de ces mots avant-coureurs du changement à étudier
Une lexie complexe, c’est-à-dire un mot composé Au service de la découverte ou redécouverte de l’héritage littéraire gréco-latin Trace d’émerveillement et d’enthousiasme Antonyme caché? ( y aurait-il de *mauvaises lettres? )
L’idéal visé : sapiens et eloquens pietas Classe sociale concernée: surtout les gens de justice de l’appareil du Roi C’est encore une vision unifiante, il n’y a pas de scission au sein des connaissances profanes Un exemple de digestion critique des Bonnes lettres : Montaigne dans ses Essais
- d’un côté La révolution galiléenne, c’est-à-dire l’observation directe du monde et la remise en cause des systèmes d’explication anciens. Ce nouvel esprit mécaniste va s’incarner dans le mot ‘sciences’ et le spécialiser - De l’autre Une nouvelle culture, plus courtisane, investit les arts du langage et leur confère le mot-programme de Belles Lettres
Il fédère autour de lui des textes qui ont principalement pour fonction l’apprentissage du bien-dire en prose et en vers Le cœur des Belles-Lettres est donc la Rhétorique comme apprentissage du bien dire en prose et la Poétique pour les vers S’y adjoignent la Grammaire et, dans une moindre mesure, la lecture des Historiens La Philosophie disparaît assez vite de la référence du signe
Le pouvoir ( royal) consacre à la fin du siècle (1699) la séparation de ces deux secteurs en leur consacrant deux académies distinctes avec égalité de sièges & identité de structure: ◦ L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ◦ L’Académie des Sciences Il n’y a pas d’Académie spécifique pour la philosophie spéculative (Droit, Métaphysique, Morale, Politique) qui inquiète une monarchie absolue
Vers 1730, un débat commence sur le rôle respectif des Lettres et des Sciences. Débat dans lequel, déjà, les Lettres sont en position défensive. La culture des Belles-Lettres a en effet donné une “image de marque” de plaisir, de divertissement mais aussi de superficialité Les “Sciences” en tirent déjà argument pour taxer les Lettres de dilettantisme ( avant la lettre)
Vers le début du XVIIIe siècle, le mot « Lettres » avec le déterminant « les » et sans expansions qualificatives tend à ne plus désigner que les « Belles-Lettres » A partir de là, une coordination comme « Les Lettres et les Sciences» prend sens et commence à désigner à peu près ce que nous y mettons aujourd’hui Le lexique rejoint ainsi la dichotomie en cours Qu’advient-il du mot Littérature?
Au départ, à la Renaissance, il désigne en gros une connaissance qui résulte de la lecture mais il n’est encore nullement spécialisé. Cotgrave le glose vers le début du XVIIe siècle par le très vague « learning » Que devient-il avec la polarisation du savoir en cours? C’est là qu’il faut comprendre une évolution socio-culturelle majeure, à l’origine de notre vision du savoir
Au début du XVIIe siècle, le pouvoir monarchique veut s’imposer absolument A la faveur des Frondes, il mate son Parlement de Paris en lui interdisant de se mêler des affaires de l’Etat La culture dominante va épouser ce déséquilibre. La Cour devient le seul milieu- phare et la culture érudite des Parlementaires tend à régresser dans l’estime. A la limite, elle apparaît comme pédante
Ce qui plait à la Cour de France, c’est ◦ Le théâtre ◦ La poésie fugitive, les petits vers de circonstance ◦ Les romans et, plus généralement, les fictions ◦ Les jeux d’esprit et de société ◦ L’éloquence d’apparat En bref une culture plus hédoniste que sérieuse. Une femme du monde doit feindre une certaine ignorance, même si elle est intellectuelle. Indice d’un certain esprit
Il épouse cette nouvelle donne culturelle Certes il peut encore désigner, en contexte favorable, une culture large et Fontenelle peut encore parler vers 1690 des mathématiques comme d’un « genre de littérature » Mais les dictionnaires de la fin du siècle commencent à refléter deux visions distinctes ◦ La science des Belles-Lettres. Honnêtes connoissances ( Richelet 1680) ◦ Doctrine, connoissance profonde des Lettres ( Furetière 1690)
C’est la première acception qui va l’emporter Ainsi ce mot a-t-il perdu peu à peu sa référence englobante … Pour ne plus renvoyer qu’à un savoir qui tourne autour ◦ Des beaux-arts du langage ◦ Des ouvrages d’imagination ( ou de fiction) ◦ Des ouvrages où domine l’ingéniosité verbale, et le goût.
Une vision bi-polaire du savoir, plus accentuée en France qu’ailleurs Qui alimente un préjugé selon lequel notre activité intellectuelle est radicalement différente lorsqu’on s’adonne aux “Lettres” ou aux “sciences” Hiérarchisation des savoirs: les “sciences” utiles, les Lettres secondaires Or la bi-polarisation ne convient plus du tout au nouveau contour des connaissances
A partir du XIXe siècle, diversification et vitalité des sciences humaines qui émergent de la Philosophie, se singularisent et s’en émancipent (histoire, linguistique, sc de l’éducation, géographie, sociologie, psychologie, ethnologie, anthropologie, mais aussi sciences de gestion & sciences économiques ) Qui prétendent elles aussi à l’objectivation de leurs méthodes et de leurs résultats
Un exemple Histoire - Littérature – sc. du langage - psychologie cogn. –neurosc.- biologie moléculaire Dans les faits, les disciplines sont en contiguïté et elles s’alimentent souvent mutuellement ou unilatéralement
Nous empruntons aux disciplines connexes La linguistique, traditionnellement rattachée au secteur des Lettres, a souvent plus à voir avec la sociolinguistique et la psychologie qu’avec la littérature dans ses méthodes d’enquête quantitative Exemple de Poitiers
Humanités, humanidades, humanities: quelle extension? Sciences humaines Lettres et Sciences Humaines Les Lettres ne seraient-elles pas des Sciences Humaines Sciences dures … Et quel antonyme à ce vocable? Sciences molles?
Les Lettres ne sont pas exactes Les sciences sont seules dotées de résultats vérifiables Les Lettres ne servent à rien pour la société Elles sont bonnes pour ceux qui n’ont pas l’acuité intellectuelle suffisante pour les Sciences
Les Lettres s’occupent du langage qui est le vecteur primordial de la communication Les modèles d’intelligibilité proposés dans les sciences humaines sont plus complexes, parfois, que ceux des Sciences de la Nature et de l’ingénieur Nous avons aussi besoin, dans l’entreprise commerciale ou industrielle, de spécialistes des réseaux, des organisations, de la communication et du langage
Il n’y a pas de découpage intangible, le savoir évolue sans cesse Mais les idées reçues sont tenaces Prendre de la hauteur ouvre l’esprit ◦ Par l’histoire ◦ Par les voyages académiques par exemple Ne pas subir les pesanteurs du passé mais inventer un nouveau chemin Sortir de sa discipline : une hygiène Tout le contraire du pré carré