BARI, 15 MARS 2013 LE FRANÇAIS CONTEMPORAIN DES CITÉS EST-IL LIÉ A L’IDENTITÉ DES JEUNES ? La Haine, 1995,17h.04 (EXTRAIT): T’es relou Tema Il y a ta roeus Tu veux un peu de bedo
Présentation : - Les argots en français - Le français contemporain des cités Une langue urbaine Une interlangue ( entre langue populaire et langue nouvelle ) Un argot avec ses procédés Une identité langagière? Une langue désormais plus accessible ?
Est reprise ici la distinction entre langue soignée. langue standard Est reprise ici la distinction entre langue soignée. langue standard . langue populaire, qui nous intéresse aujourd’hui. De la langue populaire se détachent des parlers argotiques, propres à des groupes et cette pratique relève de l’oralité. Son évolution est très rapide et un changement fondamental est intervenu vers 1980, avec un emprunt plus marqué aux langues étrangères, liées à l’immigration.
Le mot argot lui-même désigne le royaume d’Argot , «corporation des voleurs» au début du XVIIème siècle. L’étymologie du mot est obscure, mais ce pourrait être issu de Ragot, par renversement (verlan , l’envers), un voleur très connu Au XVIème siècle . Ou de ragot, qui signifie bavardage , avec aussi au XVIIème siècle , le jeune sanglier qui grogne. Enfin on pourrait le rapprocher de argutie, finesse, ruse. Quoi qu’il en soit, on avait auparavant un pasage des formes argotiques vers la langue familière, puis la langue académique, celle que l’on peut écrire à l’école. Par exemple Cambriolage, cambrioler, cambrioleur, mots intégrés dans le français standard aujourd’hui, viennent de l’argot cambriole, la chambre, la pièce qu’on peut voler…
Exemple de parler argotique : Le largonji des loucherbems, jargon des bouchers. On remplace la 1° consonne du mot par un [ l] et cette 1ère consonne est déplacée en même temps à la fin du mot , auquel on ajoute un suffixe: oque [fu]→ [luf]→ loufoque , raccourci par apocope (suppression de lettre ou syllabe à la fin d’un mot→ louf bourgeois/bourge, metro/politain)
L’évolution rapide mentionnée se vérifie: “un casse-dalle avec une petite mousse” (vers 1950) Aujourd’hui au feca on “dame un dwich” et on boit une “ teillbou de 8.6 ” Le français contemporain des cités connaît une métamorphose permanente, et comme son nom l’indique, c’est une langue urbaine .
Une langue urbaine : Une forme de français de population qui vit en ville, dans des cités de banlieue, dans les quartiers dits “défavorisés”. Il puise - dans le vieux français et ses variétés régionales - dans le vieil argot - dans les langues nombreuses des communautés liées à l’immigration ,ce qui compose une mosaïque linguistique.
Une interlangue: Une interlangue émerge , entre le français véhiculaire (la langue d’usage dominant) et les langues des communautés (maghrébines, antillaises ). Cette interlangue correspond à une volonté de créer de la différence par rapport à la langue standard et à la volonté de manifester (montrer) une fracture sociale.
A la fracture sociale s’ajoute la fracture linguistique : le sentiment d’exclusion sociale que nourrissent les jeunes gens des cités, renvoie à leur absence de maîtrise de la langue standard, dont ils font un usage décalé . Ils établissent des contrenormes , normes différentes de celles de la langue standard. L’Ecole,elle, a une fonction essentielle : elle doit fournir aux enfants scolarisés les outils nécessaires pour qu’ils parviennent à une maîtrise efficace de la langue, d’où le rôle central des enseigants qui doivent éviter les rapports d’exclusion .
Mais dans le cas de groupes scolaires implantés dans les cités, la langue utilisée par les élèves est distante de la langue standard . Très souvent ils ne parlent pas non plus la langue de leurs parents , d’où une situation d’insécurité linguistique (appropriation incertaine de leur langue). Ils se les approprient en les pliant à leur façon, en mettant au point des codes. Cette langue des cités n’est pas autre chose qu’un argot .
Un argot avec ses procédés: Le français des cités est issu de divers procédés, dont voici quelques exemples : l’un est très ancien, il s’agit du verlan, code d’inversion des syllabes. Sequinzouil, XVIIIème siècle Laisse béton , XXème siècle … Avec l ‘apocope - painc < painco , verlan de copain - stomb < stomba, verlan de baston, bagarre - trom <tromè, verlan de mètro/politain
l’aphérèse (suppression de lettre(s) ou de syllabe(s) au début d’un mot → ricain (américain) - dwich <sandwich - teur < inspecteur de police > + redoublement= teurteur - zon <prison>+ redoublement = zonzon la resuffixation après troncation - rabzouille <+ ouille, de rabza , verlan de les arabes - chichon <+ on, de chicha , verlan de haschich
mot monosyllabique dissyllabisé en verlan puis apocopé : femme, flic, père, faire, mec, sac, mère deviennent meuf, keuf, reupo, keum, keuss, reum mec > meko > kome > koem >keum mère>mer>mero >rome >roem >reum On peut avoir aussi du verlan monosyllabique : og<du wollof, langue du Sénégal, go “ fille ”
variantes, avec métathèse ( interversion de lettres ou de sons à l’intérieur d’un mot ) - chinois > noichi ou oinich On a aussi des exemples de verlan non plus phonétique mais (ortho)graphique , basé sur la graphie des mots et non pas sur leur phonie : à donf <à fond, zen <nez Est-ce que par toutes ces modifications les jeunes gens des cités se donnent une identité ?
Une identité langagière ? - Des différences régionales: La langue des jeunes des cités varie selon les régions : Marseille et Paris ont des pratiques différentes . A Marseille, ville structurée en quartiers ,on note une rencontre entre les parlers liés à l’immigration la plus récente et les langues des immigrés plus anciens (langues romanes, italien, espagnol ,portugais) mais aussi locales (provençal, corse). Dans la région parisienne , la fracture géographique , avec des banlieues éloignées du centre , rend plus nette l’affirmation de leur identité linguistique par les jeunes des cités ( Film: Entre les murs). - Une identité linguistique : l’affirmation de l’identité est liée souvent à des termes des langues de la culture d’origine pour des jeunes issus de l’immigration , d’où des emprunts qui sont/veulent être une marque identitaire.
On a des emprunts à l’arabe achouma , la honte (de achma , la honte) meskine, pauvre type, idiot(de meskine, pauvre ) shitan, le diable (de shitan,diable) mais aussi au tzigane: bedo (dans La haine): cigarette de haschich gadji, gadjo, fille, garçon schmitt, policier au créole antillais : timal , homme (du français petit mâle)
Le vieil argot français est aussi utilisé: daron, père ,fafiot, billet , flag, flagrant délit. Conclusion: Une langue désormais plus accessible Le français des cités (j’ai supprimé jeunes ) est constitué de formes argotiques identitaires avec des marques communes : - l’hyperbole, avec des préfixes superlatifs (super, mega … - le retour de termes tels “Grave , détruit, l’enfer, la haine - le recours au verlan (chébran !)
Il est présent aussi au cinéma (La Haine, mais aussi l’Esquive, ou le récent Intouchables, et bien sûr Entre les murs). Il est aussi présent, et nous allons le voir, dans la litttérature , par exemple, chez Syvain Pattieu, qui, dans Des impatientes, livre publié en 2012 et dont la critique littéraire établie a parlé , écrit l’interlangue que j’ai évoquée. Il est passé d’un milieu à un autre . Par contre je noterai les changements phonétiques qui l’accompagnent , avec “une musique de la langue “ en évolution , qui agit sur d’autres milieux que celui des jeunes des cités.
Mais ceci n’est pas spécifique à la France : au Maroc on note que les femmes qui restent à la maison et regardent la télévision ont un accent égyptien en raison des nombreuses séries égyptiennes diffusées. Il faudrait aller voir dans les autres pays proches , Italie, Grande- Bretagne , quelles évolutions sont en cours… Le plus passionnant, c’est sans doute cette appropriation par la littérature . (Voir : De l’argot traditionnel au français contemporain des cités J.P. Goudaillier, La linguistique 2002/1, 38, p. 5-24 (CAIRN) , Argot, verlan et tchatches, Pierre Merle , Les essentiels, Milan et lire Des impatientes, Editions du Rouergue, 2012.)