La posture critique : indispensable à une recherche de qualité STÉPHANE MARTINEAU UQTR NOVEMBRE 2015
Résumé de la présentation La science est née du désir d’interroger le monde rationnellement en critiquant les idées reçues. Il ne saurait donc y avoir de science sans posture critique. Pourtant, de nos jours, il semble parfois que cette posture essentielle manque cruellement à nombre de productions de recherche. Or, la posture critique est une attitude et une capacité. Une attitude face aux choses, aux faits, aux phénomènes où ceux-ci sont examinés avec sérieux et impartialité. Une attitude de curiosité face au monde où celui-ci n'est pas pris comme «un allant de soi». Une attitude face à soi-même également qui fait en sorte d'être capable de remettre en question ses croyances et ses convictions. Pour qu'elle soit féconde, cette attitude gagne à reposer sur une capacité à questionner. Cette capacité à poser les bonnes questions n'est possible, quant à elle, qu'en possédant les savoirs appropriés. Sans cela, on risque toujours de sombrer dans la critique stérile ou, comme le disait Fernand Dumont, de n’être qu’un «critiqueux» plutôt qu’un véritable critique. Ainsi, la posture critique ne peut exister qu'en ayant la culture qu'il faut. Elle exige donc à la fois curiosité, objectivité et humilité - doublées d'une certaine dose de scepticisme - et de la culture (il est évident que celle-ci sera toujours limitée en extension et en profondeur). Comment alors garder le cap ? En se rappelant notamment l'adage de Socrate : non pas se croire savant mais toujours se considérer ignorant... mais un ignorant qui cherche sans arrêt à briser la double ignorance (celle de l'ignorant qui s'ignore).
PLAN Question sémantique Question sémantique Que retenir ? Que retenir ? À quoi s’oppose la critique ! À quoi s’oppose la critique ! L’importance du jugement L’importance du jugement La posture critique dans l’histoire La posture critique dans l’histoire L’ethos scientifique L’ethos scientifique Et la culture là-dedans ? Et la culture là-dedans ? Spécificités des sciences de l’éducation Spécificités des sciences de l’éducation Conclusion Conclusion Références Références
Mais d’abord…. Un peu de sémantique !!!
Critique ? Que nous dit le dictionnaire Adjectif : Du latin criticus et du grec Krinein (juger) Propre à la crise…. En médecine … «la patient est dans un état critique» Dans l’art militaire …«la situation critique» En physique, où se produit un changement dans les propriétés d’un corps. En économie, taille critique, seuil nécessaire pour affronter la concurrence ou encore crise économique : effondrement de l’économie.
Critique ? Que nous dit le dictionnaire ! Nom féminin : Du grec Krinê…juger ! Appréciation de l’authenticité d’une chose, de la valeur d’un texte. Art d’analyser et de juger une œuvre littéraire ou artistique. Jugement porté sur une œuvre d’art ou sur une production scientifique. Blâme, reproche porté sur une chose.
Critique ? Et en philosophie contre la doxa Socrate / Platon : contre la doxa criticisme Emmanuel KANT : le criticisme Chez le grand philosophe allemand, la critique c’est l’examen des pouvoirs de la raison, des conditions de possibilité de la connaissance. Étendre les pouvoirs de la raison pour analyser la raison elle-même. Pour lui, ce sont les objets qui se règlent sur la raison et non l’inverse. Il n’y a donc d’objet que par le pouvoir de la connaissance humaine.
Donc… Critique est un terme associé … À une situation difficile Au changement À l’analyse À l’appréciation négative Au jugement
Ainsi… La critique s’oppose à … La crédulité … C’est-à-dire, à cette attitude de l’esprit où le sujet accepte tout (ou presque tout) sans analyse en profondeur, sans examen par la raison, sans jugement.
Par conséquent… L e critique s’oppose au «critiqueux», comme le disait le regretté Fernand Dumont. Si les deux figures font bien de la critique, celui-ci le fait sur tout et n’importe quoi, à tord et à travers, sans le soutien d’une analyse menée par la raison pendant que celui-là le fait en prenant le temps de bien soupeser les pours et les contres, en laissant la raison guider sa pensée.
Le jugement Ce terme vient du latin judicare (dire le droit), lequel vient de jus (droit) et de dicere (dire) Jugement désigne un pouvoir, une faculté – avoir un bon jugement - et le résultat qui s’en suit (on a rendu un bon jugement). Le jugement implique : ◦de faire des choix, ◦de prendre des décisions, ◦d’exercer sa volonté ◦et donc son libre arbitre.
Sur le Jugement …toujours Le jugement – en tant que faculté - peut-il se perfectionner? Dans un domaine particulier, le jugement s’affine par son exercice. En ce sens, il a besoin d’occasion pour s’exercer. C’est dire que l’idée préconçue (ou préjugé) est son ennemi car, celle-ci coupe cours au jugement en dispensant le sujet d’analyser les choses et les événements en profondeur par l’exercice de la raison.
Quatre grandes catégories de jugement ◦Le jugement de réalité (ou de fait) C’est un jugement qui porte sur un fait observable, un événement, une réalité existante ou encore les propos tenus par une personne. Pour montrer le bien-fondé du tel jugement, il «suffit» de vérifier son adéquation avec la réalité. Le jugement de fait (ou de réalité) ne comporte pas (supposément) d’interprétation subjective. Bien entendu, cela n’est pas toujours aussi simple. Très souvent un fait est tenu pour vrai sur la seule base de la valeur qu’on accorde à la source qui fournit l’information.
Quatre grandes catégories de jugement ◦Le jugement de préférence Ce type de jugement est assimilable à un jugement de réalité mais il affirme plutôt un goût, un penchant subjectif. Il n’a pas de valeur normative (qui pose une norme à laquelle on doit se conformer). Par exemple, l’énoncé suivant est un jugement de préférence : «Je préfère la lecture à la pratique du sport ».
Quatre grandes catégories de jugement ◦Le jugement de valeur Il s’agit d’un jugement qui implique une appréciation, une évaluation. Par exemple, l’énoncé «la santé est le bien le plus précieux» est un jugement de valeur. Le jugement de valeur est éminemment subjectif car il implique nécessairement un choix. Cependant, le fait qu’il soit subjectif ne signifie pas qu’il soit arbitraire et au-delà de toute discussion. En fait, les jugements de valeur font constamment l’objet de discussions, de débats car ils établissent, même implicitement, une hiérarchie.
Quatre grandes catégories de jugement ◦Le jugement de prescription Ce type de jugement renvoie à une recommandation, une obligation. Dit autrement, il est un incitatif à l’action. L’énoncé suivant est un exemple de ce genre de jugement : «Il ne faut pas perdre son temps». Le jugement de prescription est nécessairement fondé sur une norme, un idéal; il présuppose donc un jugement de valeur. Ainsi, dans l’énoncé ci-haut mentionné le jugement de valeur «le temps est précieux» est implicite. Aussi, un jugement de prescription peut découler d’un jugement de réalité. «Il ne faut pas perdre son temps» peut découler, entre autres, du jugement de fait qui veut que «nous allons tous mourir un jour».
La posture critique: le travail de l’histoire La posture critique, celle qui demande du jugement, un jugement fondé sur la raison, est le fruit d’une longue conquête dans l’histoire. ◦L’Antiquité grecque ◦Le Moyen âge (la scolastique) ◦La Renaissance ◦Les 16 e, 17 e, 18 e siècles (de Descartes aux philosophes des Lumières) ◦Le 19 e siècle, le triomphe de la raison scientifique ◦Et de nos jours ?
Ethos scientifique Ethos : terme grec qui veut dire usage, coutume On peut comprendre ce terme en deux sens qui ne sont pas disjoints: ◦Ensemble de caractéristiques culturelles propres à un groupe qui lui confèrent une «personnalité singulière». ◦Manière habituelle d’agir et de penser.
Ethos scientifique Science ◦Ensemble de connaissances rationnellement fondées, systématisées, dont les résultats ont une visée de généralisation. ◦Elle se distingue de la philosophie dont l’argumentation aboutit à une multiplicité de doctrines. ◦Elle se distingue aussi de la technique qui – dans certain cas - est l’application des résultats de la science.
Ethos scientifique Donc, l’ethos scientifique est : ◦Un ensemble de manières d’agir et de penser propre à la communauté scientifique, ces manières sont fondées sur des connaissances rationnelles et systématisées. ◦C’est un idéal régulateur plus qu’un fait ! ◦Ultimement, on peut dire qu’il ne saurait y avoir de science sans posture critique, cette posture est au cœur de la culture scientifique.
Posture critique Si on a suivi mes propos, on se demandera alors … ◦En quoi la culture dans une discipline permet-elle de développer le jugement ? Elle le permet parce qu'elle donne à voir. La culture est en effet outil pour voir, matrice pour comprendre. La culture alimente le jugement en ceci qu'elle permet de lier, de distinguer, de classer; elle fait apparaître des objets de pensée là où il n'y avait que de l'indifférencié.
Posture critique La culture fournit : - l'outil (les critères) pour juger; - l'objet à juger; - l'occasion de juger (distinguer)
Posture critique La culture en effet me donne les savoirs pour distinguer, classer, lier bref, les savoirs sur lesquels repose mon jugement. Mais elle donne aussi l'objet à juger car elle «donne à voir» là ou l'autre ne voit rien à juger (indifférenciation)...la culture est invitation au classement, donc au jugement. Enfin, en donnant à voir, en fournissant l'objet, elle donne l'occasion d'exercer son jugement donc de développer sa compétence à juger. La culture développe ainsi le jugement sur la triple dimension de l'outil, de l'objet et de l'occasion.
Un peu de critique maintenant… En tant que modèle de régulation sociale, la postmodernité est tournée principalement vers une logique opérationnelle- pragmatique (Freitag, 1995, 2002, 2008, 2011). Elle se caractérise notamment par l'accent mis sur l’efficience et l’efficacité et sur les compétences adaptatives. Cet accent est mis au détriment de la pensée critique. L’opérativité triomphante réifie l’action humaine réduite à n’être que le résultat d’un calcul stratégique.
Un peu de critique maintenant… De nos jours, les SHS (et donc les sciences de l’éducation) sont le plus souvent réduites à produire des connaissances dans une perspective opérationnelle («problem solving»). Elles perdent alors leur capacité : ◦de distance critique; ◦de synthèse générale.
Poser le problème «Tout scientifique sait que sa démarche commence avec une ``bonne`` formulation de son problème. S’il rate cette étape, il ne réussira pas après.» ◦(Michel Meyer, 2012, p. 108) Qu’en est-il lorsque la formulation des problèmes est laissée à d’autres qu’aux scientifiques ? Qu’en est-il lorsque les limites de la culture du chercheur nuisent à sa capacité à bien poser les problèmes ?
Questions En tant que membres de la tribu des chercheurs n’avons-nous pas une responsabilité à faire «vivre la critique», à la développer, à la diffuser? Dans un monde où, très souvent, le chercheur est réduit au rôle d’ingénieur (avec tout le respect qui est dû aux ingénieurs), cette responsabilité n’est-elle pas mise à mal?
Et en sciences de l’éducation (SDE)? La posture critique y est nécessaire comme ailleurs. En fait, elle l’est d’autant plus que l’éducation est une institution centrale en société, institution qui donne lieu à des discours idéologiques, normatifs, prescriptifs. Le chercheur est devant deux types de discours dont il doit mener une critique : le discours savant et le discours social (administratif, expérientiel, politique, etc.), les deux pouvant parfois se confondre.
Et en sciences de l’éducation? Elles devraient s’inscrire dans la tradition des humanités et des sciences de l’esprit en développant une connaissance où se conjuguent: ◦connaissances empiriques; ◦synthèse théorique; ◦critique de la réalité éducative.
Et en sciences de l’éducation? Les SDE gagnent à refuser la coupure épistémologique typique du positivisme et de son avatar actuel le postpositivisme. Il n’y aurait pas alors de démarcation radicale entre science et sens commun. Selon cette vision, le savoir de la science se déploie dans le même champ ontologique que les autres pratiques sociales (savoir d’expérience par exemple). Ce qui ne conduit pas à annuler la spécificité du regard scientifique. L’interprétation et la pratique scientifique ne sont pas en extériorité par rapport à la société (aux choses éducatives) de sorte que la théorie apparaît alors comme un moment de la praxis.
Et en sciences de l’éducation? Selon ce qui précède, la compréhension scientifique associe à la fois: ◦La critique au sens kantien (laquelle se centre sur les conditions de possibilité de la connaissance scientifique). ◦La critique au sens hégélien ou marxien (laquelle se centre sur la dénonciation des formes de domination et d’aliénation socio-historiques) dans une visée d’émancipation.
Et en sciences de l’éducation? Les SDE devraient assumer leur caractère : ◦Idéologique ◦Normatif Leur mandat serait alors ouvertement double : ◦Développer une connaissance empirique des «choses» éducatives ◦Mener une critique des finalités éducatives.
Et en sciences de l’éducation? En sciences de l'éducation, le plus souvent, on articule trois questions : 1- la question des valeurs; 2- la question de la rationalité; 3- la question de la faisabilité. Les résultats des sciences de l'éducation visent à la fois à être dans le vrai, à soutenir l’efficacité et à concourir au juste. C'est dire que la scientificité des sciences de l'éducation ne peut être dissociée de leur projet émancipateur car la recherche est finalisée en premier lieu par l'usage social qu'elle permet.
Et en sciences de l’éducation? Donc, la seule recherche de la preuve, ne peut faire foi de tout en sciences de l'éducation, la recherche de sens est tout aussi nécessaire. On comprend alors qu'en sciences de l'éducation, se pose constamment la question des valeurs comme éléments régulateurs de l'action. Les sciences de l'éducation naviguent ainsi entre le vrai et le bien sans sacrifier l'un pour l'autre. Une chose vraie n'est pas nécessairement souhaitable en éducation. Mais, une chose souhaitable n'est pas obligatoirement valide (vraie). Et, le vrai et le bien ne sont pas nécessairement faisables (ou efficaces).
Et en sciences de l’éducation? En somme… ◦tout en proposant des modèles d'intelligibilité du réel (qui tentent de dire le vrai), le chercheur en sciences de l'éducation suggère aussi des modèles propositionnels qui respectent le bien, le juste et le faisable. C’est dire que sa rationalité est triplement sollicitée. C’est dire aussi que le jugement est au cœur du travail du chercheur en sciences de l’éducation. C’est dire enfin que la posture critique est cruciale pour assurer la qualité de la recherche en éducation.
Conclusion La posture critique….quelque chose qui se développe Une posture qui repose sur le jugement, donc sur la culture En fait, une nécessité … ◦pour prendre distance du sens commun; ◦pour prendre distance des productions scientifiques; ◦pour faire de la bonne recherche. Et, en quelque sorte, un devoir du chercheur Toutefois, un contexte social peu propice au déploiement de la posture critique. Contexte qui devrait nous inciter à être plus vigilant.
références Develay, M. (2001). Propos sur les sciences de l’éducation. Réflexions épistémologiques. Paris : ESF. Freitag, M. (2011). L’abîme de la liberté. Critique du libéralisme. Montréal : Liber.
Références Freitag, M. (2008). L’impasse de la globalisation. Une histoire sociologique et philosophique du capitalisme. Propos recueillis par Patrick Ernst. Montréal : Écosociété. Freitag, M. (2002). L’oubli de la société. Pour une théorie critique de la postmodernité. Québec : Les Presses de l’Université Laval. Freitag, M. (1995). Le naufrage de l'Université. Et autres essais d'épistémologie politique. Québec/Paris : Nuit Blanche/La Découverte.
Références Meyer, M. (2012). Qu’est-ce que le refoulement ? Paris : Éditions de l’Herne. Soler, L. (2009). Introduction à l’épistémologie. Paris : Ellipses.