SOCIOLOGIE DU RISQUE (2) Christian THUDEROZ Centre des Humanités
COMMENT AGIR DANS UN MONDE INCERTAIN ? Introduction à une sociologie « de l’action mesurée » ou « Comment décider sans trancher ? » (cf. l’ouvrage de Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, « Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique », Seuil, Paris, 2001).
Problématique générale : 1. Il existe désormais de nombreuses incertitudes scientifiques et techniques (ex. : l’enfouissement des déchets radioactifs, le franchissement de la barrière des espèces, les effets des champs électro-magnétiques, ou des organismes génétiquement modifiés, etc.). Et la science génère chaque jour de nouvelles incertitudes : on a le sentiment que ce qu’on ignore est plus important que ce que l’on sait...
Problématique (suite) : 2. Il s’agit d’incertitudes radicales : elles ne peuvent être réduites qu’a posteriori. (Exemple : ce n’est qu’après les premières transfusions de sang contaminé et l’apparition des premiers cas cliniques que l’on a compris l’origine de ceux-ci ; personne n’avait pu prévoir la dangerosité des produits sanguins non chauffés...).
Problématique (suite) : 3. On ne peut vraiment mesurer ce risque (il s’agit donc bien d’incertitude...) : il est difficile d’établir la liste exhaustive des « états du monde possible », c’est-à-dire la liste des entités qui les composent, les effets de leurs interactions, les conséquences de chaque modification, etc. On ne peut vraiment estimer la probabilité de leurs occurrences…
Problématique (suite) : 4. De nombreux citoyens en dont venus à soupçonner, mais sans que la science ne vienne leur confirmer ou infirmer leurs soupçons (cf. les cas de leucémie à proximité de certains centre industriels ou de La Hague…).
Problématique (suite) : 5. Du coup, de nombreuses questions ou problèmes relevant auparavant du seul domaine de la « science » sont aujourd’hui dans l’espace public (« Tous les ingénieurs savent désormais que le dêmos, le peuple, est de retour (...) On avait congédié le peuple ; il s’est réinstallé à la table des négociations » (Callon, Lascoumes et Barthe, p. 156)
Problématique (suite) : 6. Le citoyen ordinaire et le profane contestent de plus en plus vivement le « Grand Partage » (ou la « Grande Coupure »)…
Le grand partage ? Partage 1 : entre les spécialistes (qui savent) et les citoyens ordinaires (qui ne savent pas) Partage 2 : entre les hommes politiques (qui décident) et les citoyens ordinaires (qui subissent). 1 + 2 = « Le double verrouillage de la double délégation » (1 = délégation aux experts, 2 = délégation aux hommes politiques)
Dès lors… Comment agir dans un tel monde incertain ? Comment décider, sous risque avéré et sous incertitude radicale ?
« des mondes possibles » Réponses 1 et 2… Réponse 1 : « favoriser la double exploration » : « des mondes possibles » « du collectif » Réponse 2 : Par une action mesurée, sans décision tranchée !...
I. L’exploration des mondes possibles : Il n’y a pas qu’un seul état du monde possible (« enfouir les déchets nucléaires très profondément, point à la ligne, et circulez, y’a plus rien à dire… »). Il convient dès lors d’explorer tous les scénarios possibles, en…
… explorer tous les scénarios possibles en réunissant A et B… … A = « la recherche confinée en laboratoire » (le CNRS, l’INSERM, l’INRA, etc.) et B = « la recherche de plein air » (les associations de lutte « contre », ou « pour » : la reconnaissance de la myopathie, la diffusion des trithérapies anti-Sida, etc.). A + B = un collectif de recherche scientifique, fort de toutes les compétences, ce qui permet : - l’enrichissement des connaissances produites, - des controverses et des débats pour que ces connaissances soient plus riches, plus robustes.
II. L’exploration du collectif C’est-à-dire : passer : d’une configuration 0, caractérisée par un phénomène d’agrégation des individus (des « électeurs », face à des « décideurs »...) et où les incertitudes scientifiques sont gérées par des représentants politiques (mal) élus, à une configuration x, où les incertitudes sont prises en charge par de multiples groupes émergents, actifs et intéressés aux problèmes. Il y a alors composition...
Que gagne-t-on à passer de 0 à X? Dans la configuration 0, les identités, les singularités sont niées, gommées, et seuls les décideurs / hommes politiques décident de l’intérêt général... Dans la configuration X, ces identités, ces singularités sont affirmées, revendiquées, et cette affirmation est même la substance du débat politique! 0 = la démocratie délégative, X = la démocratie dialogique (cf. les figures 4, 5 et 6).
A la recherche d’un monde commun… Qu’est qu’un « monde commun » ? Réponse : un monde, parmi divers états du monde possible, et qui a été soigneusement exploré, discuté et négocié (entre scientifiques, profanes et décideurs politiques), un monde parmi d’autres (qui auraient pu chacun advenir),
Une monde commun… un monde réel, puisqu’il résulte d’un long processus d’objectivation (par le jeu des controverses, des contestations, des explorations), un monde peuplé de subjectivités ajustées les unes aux autres, un monde où les identités se sont rendues compatibles les unes avec les autres.
Comment rechercher (construire) un tel monde commun ? Réponse : par la démocratie dialogique et ses procédures : l’organisation de « forums hybrides »… Qu’est-ce qu’un forum hybride ?
Un forum hybride est… Un lieu où s’opère cette confrontation entre experts, profanes et décideurs. Un lieu de controverses sociotechniques, Un lieu d’apprentissages mutuels, Un lieu de prise de paroles (y compris, ou surtout, les paroles non autorisées...) Un lieu où s’opère une progressive élucidation des problèmes.
Exemples de forums hybrides : Les focus groups Les enquêtes publiques Les Comités locaux d’information et de consultation La Commission nationale de Débat Public Et surtout : les conférences de citoyens, ou les « conférences de consensus ».
Quels critères pour l’organisation de tels forums ? L’égalité des conditions d’accès aux débats, La transparence et la traçabilité des débats, La clarté des règles organisant ces débats.
Comment agir dans un tel monde incertain ? Réponse 2 Par une action mesurée, sans décision tranchée !... …en maintenant le plus longtemps possible la réversibilité ! Une nouvelle conception de la décision : itérative, engageant un réseau diversifié d’individus, réversible (cf. tableau « Deux modèles de décision »).