HEG – HISTOIRE DE L’ENTREPRISE ET DE LA GESTION Vendre René Lalique, parfum Pâquerettes Cours d’HEG - Université Paris Dauphine
Introduction La vente correspond à l’échange d’une marchandise contre une somme d’argent, dont le montant est convenu entre l’acheteur et le vendeur. Elle Trouve ses origines historiques dans l’émergence d’une économie monétaire, où elle vient peu à peu se substituer au troc des marchandises et à la réciprocité des services Pour ce chapitre, nous étudierons l’histoire du commerce du point de vue des pratiques et de la pensée managériale Nous tenterons de répondre à ces questions : Le XIXe redistribue-t-il les conditions de l’échange commercial afin de faire évoluer les pratiques de vente des marchands et des détaillants ? Peut-on y voir la naissance de techniques commerciales assimilables à ce que l’on appelle de nos jours le marketing ?
Contenu du cours Les conditions d’émergence d’un marché de plus forte consommation Les dispositifs de vente La promotion des produits
1. Les conditions d’émergence d’un marché de plus forte consommation
1.1 Un marché de plus forte consommation Extension du « marché » : Accroissement démographique, exode rural et développement urbain, consolidation d’une classe bourgeoise désireuse de distinction Accroissement d’une classe bourgeoise Volonté de distinction et notamment importance des produits de luxe et de demi-luxe, pour lesquels il existe en France un marché intérieur relativement important modèles de consommation des classes moyennes se diffusant ensuite auprès des classes ouvrières, la propension à consommer des produits non agricoles augmente significativement entre 1887 et 1913 Accroissement du revenu annuel (Caron, 1996) : 1,6 % de 1865 à 1874 (plus de 30 % en vingt ans) 0,6 % de 1875 à 1884 1,3 % de 1885 à 1904 « Révolution » de la production (2 % par an) Accroissement d’une classe bourgeoise désireuse de s’approprier des objets et des habitudes de consommation susceptibles de la distinguer des couches sociales les plus laborieuses est déterminante pour soutenir la croissance des industries de biens de consommation (textile, habillement…), et notamment des produits de luxe et de demi-luxe, pour lesquels il existe en France un marché intérieur relativement important. Ensuite = suivi des classes moyennes Production alimentaire commercialisée (Barjot, 1995, p. 257) : 32 % en 1803 58 % en 1904 Chemins de fer : 400 km en 1840, 23 600 km en 1880 (Woronoff, 2011, p. 37) Fin du siècle : locomotive tracte des convois de 2 000 tonnes à 60 km/h : 400x plus / diligence ; vitesse 3x > Part relative du rail passe : de 11 % en 1851 à 63 % en 1876 Au début du XXe siècle, les pêches de Montreuil approvisionnent ainsi les cours de Vienne et de Saint-Pétersbourg (Woronoff, 2011, p. 38) 5
1.2 Le développement des infrastructures A l’échelle du commerce de gros, plusieurs éléments d’infrastucture jouent un rôle déterminant : Les canaux (plan Becquey de 1822) et les chemins vicinaux (loi de 1836, Thiers-Monthalivet), La France investit dans la constitution d’un réseau de transports moderne C’est la « révolution ferroviaire » qui joue un rôle déterminant Couverture du réseau ferroviaire 1840 1880 400 km 23 600 km
1.2 Le développement des infrastructures L’impact de la révolution ferroviaire : diminution du coût à la tonne/kilomètre (- 50 % de 1841 à 1881, - 33,3 % de 1881 à 1913) Accélération des échanges en France et à l’étranger Extension de la zone d’approvisionnement et de chalandise des grandes villes (en particulier Paris) Zone d’approvisionnement et de chalandise en fruits et légumes à Paris : 50 km en 1830, 250 km en 1855 Les innovations se succèdent tout au long du siècle, fluidifiant les transports urbains En 1819, 3000 fiacres circulent dans la capitale Le premier omnibus à cheval apparaît à Paris en 1828 et en 1855, les 11 compagnies d’omnibus parisiennes fusionnent, avec pour conséquence une rationalisation du réseau. Elles transportent alors annuellement 100 millions de voyageurs. A partir de 1890, les tramways, qui opéraient à traction animale, sont progressivement électrifiés (Barjot, 1995, p. 253). Le passage à la fin du siècle à un réseau combinant omnibus, tramways et trains de banlieue conduit à une multiplication par six du trafic, qui passe à 600 millions de voyageurs annuels. En 1900 la première ligne de métro est mise en service. En 1914, ce sont un milliard et demi de voyages qui sont effectués annuellement, dont un tiers dans le métropolitain Temps de parcours 1850-1860 1880 Beurre du Calvados 2 jours de charrette 8 à 9h de train Roquefort 10 jours de charrette 22h de train
1.2 Le développement des infrastructures Les nouveaux moyens de communication ont des effets déterminants : Unification d’un marché jusqu’alors confiné au cadre régional, et l’étendent à un cadre national et international Renforcement du rôle de Paris, au centre du réseau ferroviaire, dans le commerce de gros. Favorise le développement des grands magasins et des magasins à succursales multiples.
2. Les dispositifs de vente
2.1 Evolution et variété des dispositifs de vente Les outils du commerce avant le XIXe : Les corporations – artisanat (jusqu’en 1791) Surveillance de la production et de la concurrence Organisation de la vente Artisans boutiquiers Les marchés locaux (dont halles couvertes et les carreaux) Les marchands ambulants (colporteurs) Les foires (plus grande échelle) Développement au XIXe : Boutiques Grands magasins Vente par correspondance Les artisans dans les corporations : tisserands, cordonniers, barbiers, taverniers, orfèvres, les merciers (commerçants en gros), les gantiers-parfumeurs… 10
2.2 La boutique, écrin de la découverte des produits La boutique offre au XIXe siècle l’écrin le plus efficace de la découverte des produits vecteur d’image particulièrement important. devanture plus visible, la boutique d’angle constitue à cet égard un emplacement particulièrement prisé. premier moyen d’exposer sa marchandise aux yeux du passant, la vitrine remplace peu à peu au XIXe siècle les étalages, Aux assemblages de panneaux vitrés encadrés de boiseries des années 1830 succèdent dès lors dans les dernières années du XIXe siècle des devantures presque entièrement vitrées. La vitrine s’organise en de savants empilements la totalité de l’espace tend à être rationnellement exploitée : Destinée à mettre en valeur les nombreux produits d’un assortiment particulièrement riche, la vitrine, dans sa profusion ordonnée, a pour fonction première d’arrêter le regard des passants. De façon générale, les détaillants parisiens du XIXe siècle se posent en arbitres du bon goût (bourgeois) Le développement des boutiques ne va pas sans quelques moqueries « Les passants ne verront plus coller les étiquettes, faire des sacs, trier des flacons, boucher des fioles. […] Notre magasin doit être cossu comme un salon » Balzac, César Birotteau (1837) « Les décorations extérieures des boutiques acquièrent chaque jour un nouveau degré de recherche et d’élégance : aussi, lorsqu’il arrive qu’un marchand fait de mauvaises affaires, l’huissier qui vient saisir dresse dans la rue la plus grande partie de son procès-verbal. Etienne de Jouy, L'hermite de la Chaussée-d'Antin ou Observations sur les moeurs et les usages parisiens au commencement du XIXe siècle, 1811, p. 177. Auguste Luchet dans son recueil des Cent-et-Un : il y blâme cette « mode changeante, capricieuse » qui « entraîne les magasins à changer d’enseigne, d’étalage et parfois de rue », à se pavoiser « du haut en bas comme des vaisseaux un jour de fête ».
2.2 La boutique, écrin de la découverte des produits Développement de la mise en rayon et de l’empaquetage Ex : En 1893 le parfumeur Alexandre Bourjois dépose un brevet d’invention pour « Un genre de boîte présentant en éventail les flacons et autres objets » Utilisation de papier bleu dans les boulangeries pour faire ressortir le blanc des pains Contribution de certains artistes à l’élaboration de contenants exceptionnels (ex : René Lalique pour concevoir les flacons du parfum Pâquerettes (Roger & Gallet).
2.3 Les grands magasins Formes commerciales entre les bazars et les passages Les passages: galeries recouvertes d’une verrière traversant les espaces bâtis des immeubles et reliant plusieurs rues. Paris en compte 150 dans les années 1850 Le bazar: fait son apparition à Paris au début du XIXe siècle. La capitale en compte alors une quinzaine, dont le plus grand, le Bazar Bonne Nouvelle (1836-1850) Enseignes et dates clés pour les grands magasins : Le Bon Marché (Aristide Boucicaut en 1852) Les grands magasins du Louvre (Alfred Chauchard et Auguste Hériot en 1855) Le Bazar de l’Hôtel de Ville (Xavier Ruel en 1855) Au Printemps (Jules Jaluzot en 1865) La Samaritaine (Ernest Cognacq et Marie Louise Jaÿ en 1870) Les Galeries Lafayette (Théophile Bader et son cousin Alphonse Kahn en 1893)
2.3 Les grands magasins Les inventions et innovations du grand magasin : Large assortiment et mise en scène attractive des produits Prix fixes, affichés & attractifs (marges brutes rognées pour permettra la rotation des stocks) Entrée libre sans obligation d’achat, lieu de détente (expérience agréable, ascenseurs, bibliothèques, salons de thé, cadeaux pour les enfants, etc.) Effacement du vendeur (relation plus impersonnelle) au profit de l’autonomie de l’acheteur Commercialisation de produits en nom propre (Félix Potin, 1860) Livraison à domicile, reprise et échanges Catalogue et vente par correspondance (Le Bon Marché, 1865) Animation des vente saisonnières (dont jouets, développement de la « mode ») Soldes (le « mois du blanc » au Bon Marché)
2.4 La vente par correspondance Catalogues de grands magasins (Le Bon Marché, 1865) Maison de vente par correspondance exclusivement : La Manufacture Française d’Armes et de Cycles de Saint-Etienne (1889) La Redoute (1922) Les Trois Suisses (1932) Ex. de catalogues : La Manufacture Française d’Armes et de Cycles de Saint-Etienne Armes et munitions, machines à coudre, articles de pêche, vêtements, quincaillerie, outils, et bicyclettes 300 000 ex. en 1889 800 000 ex. en 1910 – 1 200 pages, très illustré et coloré, organisé par rubriques, etc.
2.5 Une nouvelle organisation de distribution : le succursalisme Félix Potin (1820-1871), ouvre sa première boutique en 1844 et fonde le succès de son entreprise sur un ensemble de pratiques commerciales : affichage de prix fixes et le principe de la vente à marge réduite au profit de plus grands volumes; il revendique, « bon poids, bon prix ». Il fonde, sur ce principe, en 1860 le premier magasin d’épicerie de grande superficie, sur deux niveaux. En 1864 une autre boutique ouvre. Un service de livraison à domicile, adapté des grands magasins, est proposé à partir de 1870. A sa mort en 1871, sa veuve, puis ses fils et gendres, poursuivent son œuvre et essaiment à travers tout le territoire français : 70 succursales en 1923, 1 200 en 1956.
2.6 Synthèse sur les formes de distribution Succès indéniable pour les grands magasins Ex : de 1852 à 1863, le chiffre d’affaires du Bon Marché passe de 450 000 à 7 millions de Francs, pour atteindre 21 millions de francs en 1869, 67 millions à la mort d’Aristide Boucicaut en 1877, et 150 millions en 1900 Pour autant, le petit commerce résiste relativement bien politique fiscale favorable, qui surtaxe les grands magasins (loi de 1905). En 1914, les grands magasins ne représentent que 17 % de l’activité du commerce parisien
3. La promotion des produits
3.1 Les dispositifs existants et émergents Le dispositif le plus ancien : Le « cri » L’art de parler (le boniment) Les nouveaux dispositifs : La mise en valeur du produit (vitrine des boutiques, aménagement des grands magasins, emballage séduisants, etc.) Les prospectus et catalogues L’affichage public L’annonce de presse Les expositions universelles
3.2 Prospectus et catalogues Boutiques de luxe : prospectus Temporaires Promotion sur un produit Prix mis en avant Grands magasins : catalogues Exhaustivité Caution scientifique ou mondaine Rôle de représentation de la boutique et du client Des femmes par deux Rue animée vers 1905, le prospectus de la maison Degaby ne regroupe ainsi pas moins de douze “attestations” d’actrices de la Comédie française ou de l’Opéra comique exprimant leur satisfaction envers sa Floradermine pour le teint, en des termes ou laconiques ou plus lyriques Marie Leconte, de la Comédie française, signalant sobrement : « La Floradermine Degaby est parfaite pour le teint », ou Cécile Sorel, qui fait alors ses débuts : « Cette Floradermine, essence végétale d’une absolue innocuité, laisse bien derrière elle le fameux lait virginal des Précieuses de Molière - Archives de la Bibliothèque historique de la ville de Paris, Actualités, Série 120 – Parfumerie, Degaby : dépliant Floradermine, vers 1905.
3.3 Affichage Public Réglementé strictement sous l’ancien régime (lieutenant général de police de Paris) Techniques limitées (même si couleur depuis le XVIIIe) Jusqu’au milieu du XIXe : Texte, librairie et salles de spectacle Puis : procédé lithographique (1836) Développement progressif d’affiches pour des produits : chemin de fer & destination touristiques (dans les gares), bicyclettes, etc. Loi de 1871 – ouvre et réglemente l’affichage : Développement des espaces réservés et éclairés Ouverture de nouveaux espaces : Métropolitain, voitures de livraison, « hommes-sandwich », etc.
3.4 Annonce de Presse Première forme de publicité (1633) simultanée avec la naissance de la presse (1631) : La Gazette de Théophraste Renaudot (1631) monopole jusqu’au XVIIIe Les Affiches de Paris (1745) – deux fois par semaines, 8 pages, 500 à 600 annonces/mois (puis 3 à 5 000 vers 1780) Les Affiches de Provinces (1752) Les thèmes dominant les annonces : L’immobilier, les ventes d’objets d’occasion et le placement des domestiques Les produits hors corporation – dont les charlatans Révolution de 1789 – libéralisation de la presse Développement significatif à partir des années 1825-35 Augmentation du prix de port => augmentation de la taille des journaux => plus de lace pour la publicité Rivalité pour attirer l’œil (taille de l’insertion, richesse des gravures, originalité de la forme – ex. poème) Déjà une « presse féminine » (mode) On distingue alors différents types d’annonces : l’“annonce-uniforme” qui ne présente aucun jeu de typographie, l’“annonce-affiche”, qui reprend des jeux de typographie, le “Fait-Paris”, qui correspond à une forme d’actu-publicité, c’est-à-dire une annonce sur le mode de l’information voire de la confidence Ex. du journal La Presse (Emile de Girardin, 1836) Abonnement deux fois moins élevé que les concurrents (modèle économique de financement par la publicité) Innovation : prix de l’espace publicitaire proportionnel à la diffusion Parmi les formes de promotion les plus originales, poèmes acrostiches. Ainsi pour l’Eau d’Albion, du parfumeur Gellé Frères (paru dans les années 1870 dans Le Journal des modes) : Extrait du suc des fleurs, ce nouveau cosmétique A l’odeur que répand la plante aromatique, Unit encore le don d’enlever les rougeurs, D’effacer pour toujours les rides, les rousseurs ; Aux dames de grand monde, à la femme coquette, L’eau d’Albion procure une exquise toilette. Beauté, charmes, appas, par le temps emportés Illusions, attraits au prestige empruntés, Ornez et parfumez votre frêle couronne, Nul vinaigre au visage autant d’éclat ne donne.
2.4 Annonce de presse Sous le second empire : un âge d’or Occupation de près d’un tiers des journaux 80 % sont des annonces & affiches (autre : publicité financière) Part massive des Grands magasins, aussi médicale et pharmaceutique (dont charlatans) => mauvaise réputation de la publicité Puis : libéralisation Augmentation sensible du nombre de titres Ciblage plus fin Réduction du revenu publicitaire des journaux En parallèle : développement de sociétés de courtage ex. fondation de Havas en 1832
2.5 Les Expositions universelles Georges Garen, Embrasement de la Tour Eiffel pendant l’Exposition Universelle, 1889 Lieu de promotion des produits de l’industrie à une échelle inédite. Occasion de présenter des productions exceptionnelles. Lieu de construction d’une identité collective des professions.