Réflexions autour de la stratification du protoroman Rome, 18 juillet 2016 Éva Buchi & Steven N. Dworkin
CILPR 2013 Nancy (présidence section «Étymologie» Steven N. Dworkin) Contexte CILPR 2013 Nancy (présidence section «Étymologie» Steven N. Dworkin) 2013/2014 Steven N. Dworkin chercheur d’excellence à l’ATILF DÉRom 1 (2014) DÉRom 2 (à paraître 2016) Dictionnaire Étymologique Roman (DÉRom) 2
Ancêtre commun des parlers romans Approche classique : latin vulgaire (opposé au latin classique) Notion très problématique (cf. Marieke van Acker, «Quelques réflexions d’ordre conceptuel et terminologique relatives à la transition latin/langues romanes à partir de la notion de ‘latin vulgaire’», ZrP 123 [2007]) Principal défaut : idiosynchrasie romane Linguistique générale détient avec la reconstruction comparative une méthode éprouvée Éva Buchi, « Cent ans après Meyer-Lübke : le Dictionnaire Étymologique Roman (DÉRom) en tant que tentative d’arrimage de l’étymologie romane à la linguistique générale », ACILFR 26 (2013) 3
Méthode utilisée par l’équipe du DÉRom 50 personnes 18 pays 13e Atelier DÉRom (Sarrebruck, 19/20 février 2016) 4 XXX
Conséquence de cette orientation méthodologique Étymons portent le glottonyme protoroman Protoroman = protolangue des parlers romans « Proto-language : (1) the once spoken ancestral language from which daughter languages descend ; (2) the language reconstructed by the comparative method which represents the ancestral language from which the compared languages descend. (To the extent that the reconstruction by the comparative method is accurate and complete, (1) and (2) should coincide.) » (Lyle Campbell, Historical Linguistics. An Introduction, 20133 [19981], 109) 5
Par conséquent, protoroman a deux sens Robert de Dardel, « La valeur ajoutée du latin global », RLiR 73 (2009) Protoroman2 : langue reconstruite par la méthode comparative qui représente la langue ancestrale parlée autrefois dont descendent les langues romanes Protoroman1 : langue ancestrale parlée autrefois dont descendent les langues romanes = Latin parlé La linguistique romane se trouve dans une situation particulièrement favorable : la civilisation dont la langue vernaculaire était le protoroman non seulement connaissait l’écriture, mais nous a laissé une collection de textes (littéraires et non littéraires) extrêmement riche. Cette situation rend nécessaire la prise en compte d’une troisième entité Latin global (de l’Antiquité) : ‘latin sous toutes les formes qu’il a pu revêtir depuis la fondation de Rome dans le monde romain occidental antique’ 6
Parler du protoroman pose donc de sérieux problèmes Attribuer les étymons du lexique héréditaire roman au protoroman plutôt qu’au « latin vulgaire » = clarification conceptuelle Pour être valable comme concept, une protolangue doit présenter les caractéristiques de n’importe quelle langue naturelle variation interne ! Parler du protoroman pose donc de sérieux problèmes Notre proposition : procéder à une stratification interne du protoroman 7
Exemple 1 : it. diece ‘dix’ et ses cognats (it. dieci = analogique [< venti]) Sard. dèke, dacoroum. zece, it. diece... (2o cognats) Benarroch 2008–2014 in DÉRom s.v. */'dɛke/ : « Tous les parlers romans sans exception présentent des cognats conduisant à reconstruire protorom. */'dɛke/ num. card. ‘dix’ » Correspond à protoroman (tout court) chez Vallejo (José M. Vallejo, « Del proto-indoeuropeo al proto-romance », Romance Philology 66 [2012], 454) Proposition terminologique : protoroman commun 8
Exemple 2 : sard. ˹famene˺ s.m. ‘faim ; famine’ Logoud. ˹famene˺ s.m. ‘faim’ Asard. famen s.m. ‘famine’ (11e/13e – 2e qu. 12e s.) Buchi/González Martín/Mertens/Schlienger 2012–2015 in DÉRom s.v. */'ɸamen/ s.n. distinguent 5 prototypes (dont */'ɸam‑e/ s.f. < it. fame) « Le premier type étymologique (I. */'ɸamen/) [...] ne s’est maintenu [...] qu’en sarde. » Proposition terminologique : protosarde N.B. Le protosarde se reconstruit sur la base du campidanais et du logoudorien, mais aussi du ‘lucanien-calabrais’ de la zona Lausberg (Heinrich Lausberg, Linguistica romanza, 19762 [19711], 1, 204 ; Giacomo Devoto/ Gabriella Giacomelli, I dialetti delle regioni d’Italia, 19915 [19711], 109, 129, 135) 9
Exemple 3 : it. ellera s.f. ‘lierre’ et ses cognats Reinhardt 2010-2014 in DÉRom s.v. */'ɛder‑a/ : I. */'ɛder‑a/ (dacoroum. méglénoroum. aroum. frioul. fr. frpr. gasc. cat. esp. ast. gal. port.) II. */'ɛler‑a/ (végl. istriot. it. frioul. lad. surs. occit. gasc. rouss.) ? III. */'ɛlen‑a/ (itsept. lad. occit.) «À l’exception du sarde, toutes les branches romanes présentent des cognats conduisant à reconstruire, soit directement, soit à travers un type évolué, protorom. */'εder‑a/ s.f. ‘lierre’ » 10
Pour quelle strate du protoroman l’étymon est-il reconstructible ? Pas de continuateur de */'ɛder-a/ en sarde (qui présente un italianisme) ! Proposition terminologique : protoroman continental 11
Avertissement important Quand on attribue un lexème à une branche particulière du protoroman, il s’agit de la branche la plus ancienne pour laquelle il est possible de le reconstuire On ne peut jamais exclure l’hypothèse selon laquelle ce lexème existait déjà dans la branche précédente, était hérité dans les deux branches qui en sont issues, mais est tombé en désuétude dans une de ces branches avant les premiers témoignages écrits En l’0ccurrence, cette hypothèse nous paraît même la plus probable 12
Exemple 4 : dacoroum. vindeca v.tr. ‘guérir’ et son cognat Celac 2010–2014 in DÉRom s.v. */'βɪndik‑a‑/ : I. */'βɪndik‑a‑/ ‘guérir’ : dacoroum. aroum. II. */'βɪndik‑a‑/ ‘venger’ : it. romanch. fr. occit. gasc. cat. esp. ast. gal./port. « Le signifié ‘guérir’ (ci-dessus I.) se reconstruit à partir du dacoroumain et de l’aroumain (mais il doit avoir existé également en istroroumain et en méglénoroumain, où il a été évincé, cf. n. 2) et remonte par conséquent au moins au protoroumain, sinon au protoroman régional (oriental) qui est à sa base » 13
Proposition terminologique : protoroumain Dacoroumain Lucanien mérid. (Devoto/Giacomelli 1991, 109-110) Aroumain (1ère m. 10e s., Kramer 1986, 221) Méglénoroumain (12e/13e s., Dahmen 1986, 265) Istroroumain (13e s. [? ; Puşcariu], Dahmen 1986, 247-248 – Giacomo Devoto/Gabriella Giacomelli, I dialetti delle regioni d’Italia, 19915 [19711]. – Johannes Kramer/Wolfgang Dahmen in Günter Holtus/Edgar Radtke (éd.), Rumänistik in der Diskussion. Sprache, Literatur und Geschichte, 1986. 14
Exemple 5 : it. ['lutʃere] et ses cognats Grüner 2014 in DÉRom s.v. */'luk‑e‑/ : type minoritaire */lu'k‑e‑re/ (< tosc. [lu'kere]...) + type majoritaire */lu'k‑i‑re/ (< dacoroum. luci...) + type */'luk‑e‑re/ : It. ['lutʃere] v.intr. « briller » (dp. 1276) Frioul. ['luzi] v.intr. « briller » Fasc. lujer v.intr. « briller » Occit. lúse v.intr. « briller » (dp. 14e s.) Gasc. ˹lùse˺ v.intr. « briller » REW3 et von Wartburg in FEW 5, 432a : type */lu'k‑e‑re/ (changement de flexion idioroman) 15
Type */'luk‑e‑re/ 16
Mais quelle variété de protoroman ? Analyse unitaire Grüner 2014 in DÉRom s.v. */'luk‑e‑/ : « L’aire dessinée par les cognats en question (it. frioul. lad. occit. gasc.) nous semble toutefois suffisamment cohérente pour en postuler, avec Bec,VD 10, 45, 47 (qui ne se prononce que sur l’occitan et le gascon), une origine commune (et donc héréditaire). » Innovation flexionnelle intervenue à époque protoromane, puis héritage dans les cinq parlers concernés Mais quelle variété de protoroman ? Protoroman italo-occidental (< Robert A. Hall Jr., « The reconstruction of Proto-Romance », Language 26 [1950], 25) 17
Arbre phylogénétique (innovations communes dans le domaine vocalique) Protoroman commun */i ɪ e ɛ a ɔ o ʊ u/ (9) Protosarde */i e a o u/ (5) Protoroman continental */i e ɛ a ɔ o ʊ u/ (8) */i/ ~ */ɪ/ > */i/ */e/ ~ */ɛ/ > */e/ */ɔ/ ~ */o/ > */o/ */ʊ/ ~ */u/ > */u/ */ɪ/ ~ */e/ > */e/ Protoroumain */i e ɛ a o u/ (6) Protoroman italo-occidental */i e ɛ a ɔ o u/ (7) */ɔ/ ~ */o/ > */o/ */ʊ/ ~ */u/ > */u/ */o/ ~ */ʊ/ > */o/ 18
Mise en garde importante « [...] much ink has been spilled by amateurs wondering which theory, the family tree (Stammbaum) or the supposedly competing wave theory (Wellentheorie) is ‘true’. Both are true. But they are oversimplified graphic representations of different and very complex things [...]. One emphasizes temporal development and arrangement, the other contact and spatial arrangement » (Robert L. Rankin, « The Comparative Method », in Brian D. Joseph/Richard D. Janda, The Handbook of Historical Linguistics, 2003, 186) 19
DÉRom a abouti à une description des structures du protoroman commun : Comment modéliser les structures des différentes strates du protoroman ? DÉRom a abouti à une description des structures du protoroman commun : – phonologie (Gouvert in DÉRom 1) – morphologie flexionnelle (Benarroch/Baiwir in DÉRom 1) – morphologie constructionnelle (Heidemeier in DÉRom 1 + Bianca Mertens */-'ur-a/) – syntaxe lexicale (Delorme/Dworkin in DÉRom 1) Mais tout reste à faire pour les autres strates du protoroman… … et a fortiori pour les branches romanes elles-mêmes (mais cf. Xavier Gouvert, «Un chaînon manquant de la reconstruction romane : le proto-francoprovençal », mardi 17h30, Aula I) Corollaire lexicographique : notation des étymons 20
Schmidt/Schweickard 2010–2016 in DÉRom s.v. */as'kʊlt-a-/ : Exemple concret Schmidt/Schweickard 2010–2016 in DÉRom s.v. */as'kʊlt-a-/ : « À l’exception du végliote, de l’occitan, du gascon et du catalan, toutes les branches romanes présentent des cognats conduisant à reconstruire protorom. */as'kʊlt‑a‑/ v.tr. ‘écouter ; suivre’. » Sarde + roumain + italien (etc.) protoroman commun 21
Variante issue d’une greffe préfixale (*/as-/ > */es-/) Schmidt/Schweickard 2010–2016 in DÉRom s.v. : */es'kolt-a-/ Protoroman italo-occidental Ø */ʊ/ « Le français, le francoprovençal, l’occitan, le gascon, le catalan, l’espagnol, l’asturien et le galégo-portugais présentent des cognats conduisant à reconstruire protorom. */es'kolt‑a‑/ v.tr. ‘écouter ; suivre’. [...] L’existence d’une aire cohérente occitane, gasconne et catalane dans laquelle */es'kolt‑a‑/ a complètement évincé */as'kʊlt‑a‑/ dès l’époque prélittéraire permet d’envisager la Narbonnaise comme étant le foyer de cette innovation. » 22
Reconstruction du protoroman participe de cette quête Pour conclure Quête du « latin d’immédiat communicatif » (Koch/Oesterreicher) = consubstantielle à la linguistique romane Reconstruction du protoroman participe de cette quête Afin de progresser vers un plus grand réalisme reconstructif, il faut tenir compte de la variation interne du protoroman, et donc en envisager une stratification qui soit conceptuellement adéquate, mais aussi concrètement opérationnelle Pertinence des emprunts (cf. Agata Šega, « L’interlinguistica slavo-romanza sulle tracce del greco nel protoromanzo adriatico », mercredi 15h, Aula II) 23