Tour d’horizon d’un pays foisonnant : l’épistémologie Stéphane Martineau Stéphane Martineau UQTR-LADIPE-CRIFPE Montréal, mai 2016
À quand remonte l’usage de ce terme ? «Il n’est entré en usage que quand la recherche empirique eut discrédité le système de Hegel. Le XIXe siècle devint le siècle de l’épistémologie parce que la correspondance naturelle du logos et de l’être avait été définitivement détruite avec la dissolution de la philosophie de Hegel. En professant que la raison est présente en tout et même dans l’histoire, Hegel aura été le dernier et le plus universel représentant de l’ancienne philosophie du logos.» (Gadamer, 1996 (1960), p. 240)
Qu’est-ce que c’est ? L'épistémologie est une branche de la philosophie. (Le Moigne,1995)
Deux branches… 1- celle qui se veut une réflexion sur les théories de la connaissance; 2- celle qui analyse les modalités de construction et de validation des savoirs scientifiques. (Berthelot, 2012; Soler, 2009)
Sur quelle branche allons-nous monter ici ? L’épistémologie qui se centre sur l’étude de la science.
Quel type de discours est-ce ? En tant qu'étude de la science, l'épistémologie est un discours à la fois réflexif et critique. (Barreau, 2013; Gagnon et Hébert, 2000)
Et son objet?...singulier ou pluriel? La science (on parle alors de l'épistémologie générale) : qu'est-ce que la science ? qu'est-ce qui distingue la science des autres types de productions humaines ? Les sciences (il s'agit ici de l'épistémologie régionale) : étude d'une discipline scientifique en particulier, par exemple, la sociologie, la physique.
Synchronie et diachronie Cette étude peut se faire de manière synchronique (étude de la science qui se fait actuellement) ou diachronique (étude de la science en prenant en compte sa dimension historique).
Vous avez dit science (s) ? Ensemble de connaissances rationnellement fondées, systématisées, dont les résultats ont une visée de généralisation. Elle se distingue de la philosophie dont l’argumentation aboutit à une multiplicité de doctrines. Elle se distingue aussi de la technique qui – dans certain cas - est l’application des résultats de la science. (Chalmers, 1988; Fourez, 2003)
La science est une ethos L’ethos scientifique est : Un ensemble de manières d’agir et de penser propre à la communauté scientifique, ces manières sont fondées sur des connaissances rationnelles et systématisées. C’est un idéal régulateur plus qu’un fait !
La science implique la critique et nécessite le jugement On peut affirmer qu’il ne saurait y avoir de science sans posture critique, cette posture est au cœur de la culture scientifique. (Pourtois et Desmet, 2007)
La science implique la critique et nécessite le jugement La culture scientifique me fournit les savoirs pour distinguer, classer, lier bref, les savoirs sur lesquels repose mon jugement. Mais elle donne aussi l'objet à juger car elle «donne à voir» là ou l'autre ne voit rien à juger (indifférenciation)...la culture scientifique est invitation au classement, donc au jugement. Enfin, en donnant à voir, en fournissant l'objet, elle donne l'occasion d'exercer son jugement donc de développer sa compétence à juger.
La science implique la critique et nécessite le jugement La culture fournit : - l'outil (les critères) pour juger; - l'objet à juger; - l'occasion de juger (distinguer)
Et la vérité dans tout ça ? Vérité correspondance (est vrai ce qui correspond le mieux à la réalité); Vérité cohérence (est vrai ce qui est le plus cohérent); Vérité consensus (est vrai ce qui fait l'objet d'un consensus ou à tout le moins d'une large entente).
Deux courants antagonistes Réalisme : le langage est transparent, non problématisé, la théorie dit le monde tel qu’il est. Réalisme structural : la théorie reflète la structure du réel. Réalisme ontologique : la théorie met au jour des entités qui existent tels quels. Anti-réalisme : le langage est problématisé car il possède le pouvoir de «constituer» le monde, la théorie est un outil pour donner sens au réel.
Validation des énoncés scientifiques Par la méthode hypothético-déductive dite pure (qui ne concerne que les sciences formelles que sont les mathématiques et la logique); Par la méthode expérimentale ou quasi-expérimentale; Par la méthode corrélationnelle; Par la méthode argumentative.
Les sciences tentent d’expliquer ou de comprendre Expliquer : les sciences de la nature - mais aussi certains pans des SHS - expliquent les phénomènes en cherchant les causes afin d'établir des lois. Comprendre : les sciences humaines et sociales (SHS) comprennent les phénomènes en donnant les raisons et ne peuvent (et ne veulent) pas établir de lois.
Prédire ou non ! Les sciences de la nature sont prédictives (le plus souvent) et reposent essentiellement sur l'expérimentation pendant que les SHS sont généralement non prédictives et reposent sur l'herméneutique.
Une idéologie : le scientisme Tout problème peut trouver une solution par la science. Toute solution scientifique à un problème est préférable à une autre qui ne le serait pas. Seule la science peut tenir un discours de vérité. La science est donc le mode de connaissance suprême.
La critique scientifique en danger En tant que modèle de régulation sociale, notre postmodernité est tournée principalement vers une logique opérationnelle-pragmatique. Elle se caractérise notamment par un fort accent mis sur l’efficience et l’efficacité et sur les compétences adaptatives. Cet accent est mis au détriment de la pensée critique. L’opérativité triomphante réifie l’action humaine réduite à n’être que le résultat d’un calcul stratégique.
La critique scientifique en danger De nos jours, les SHS (et donc les sciences de l’éducation) sont le plus souvent réduites à produire des connaissances dans une perspective opérationnelle («problem solving»). Elles perdent alors leur capacité : de distance critique; de synthèse générale.
Une suggestion de posture pour les SHS Refus de la coupure épistémologique typique du positivisme et de son avatar actuel le postpositivisme. Il n’y alors a pas de démarcation radicale entre science et sens commun. Le savoir en SHS se déploie en fait dans le même champ ontologique que les autres pratiques sociales. Ce qui ne conduit pas à annuler la spécificité du regard du chercheur. L’interprétation et la pratique de la recherche ne sont pas en extériorité par rapport à la société de sorte que la théorie est un moment de la praxis. (Freitag, 1995)
Une suggestion de rôle pour les SHS Les SHS ont un rôle à jouer dans l’éducation et l’élaboration des orientations collectives. Les SHS sont un agent essentiel de l’autoréflexivité collective. Pour jouer entièrement ce rôle, les SHS doivent tourner le dos à la fois au scientisme classique et à l’orientation gestionnaire (dominant actuellement). Ce faisant, les SHS se reconnecteraient à la tradition des «humanités» dont elles sont issues. En assumant pleinement leur héritage, les SHS pourraient alors jouer pleinement leur rôle pédagogique. (Freitag, 1995)
Et les sciences de l’éducation dans tout ça ? Petite réflexion à partir de : Michel Develay, Michel Develay, chercheur français en sciences de l’éducation.
Trois questions … En sciences de l'éducation, on doit articuler trois questions : 1- la question des valeurs; 2- la question de la rationalité; 3- la question de la faisabilité.
Trois cibles ! Les résultats des sciences de l'éducation devraient à la fois être dans le vrai, viser l'efficacité et concourir au juste. Dit autrement, les sciences de l'éducation doivent s'intéresser au logos, s'ancrer dans l'ethos et s'enraciner dans le pathos.
Visée émancipatrice C'est dire que la scientificité des sciences de l'éducation ne peut être dissociée de leur projet émancipateur car la recherche est finalisée en premier lieu par l'usage social qu'elle permet.
Rapport aux valeurs Donc, la seule recherche de la preuve ne peut faire foi de tout en sciences de l'éducation, la recherche de sens est tout aussi nécessaire. On comprend alors qu'en sciences de l'éducation, se pose constamment la question des valeurs comme éléments régulateurs de l'action.
Le vrai, le bien, le faisable Les sciences de l'éducation doivent donc toujours naviguer entre le vrai et le bien sans sacrifier l'un pour l'autre Une chose vraie n'est pas nécessairement souhaitable en éducation. Mais, une chose souhaitable n'est pas obligatoirement valide (vraie). Et, le vrai et le bien ne sont pas nécessairement faisables (ou efficaces).
Posture inconfortable mais stimulante En somme, tout en proposant des modèles d'intelligibilité du réel (qui tentent de dire le vrai), le chercheur en sciences de l'éducation suggère aussi des modèles propositionnels qui respectent le bien, le juste et le faisable.
Quelques références en français… Barreau, H. Barreau, H. (2013). L’épistémologie. Paris : PUF. 8 e édition. Berthelot, J.-M Berthelot, J.-M. (dir.) (2012). Épistémologie des sciences sociales. Paris : PUF. 1ere édition en Chalmers, A.F. Chalmers, A.F. (1988). Qu'est-ce que la science ? Récents développements en philosophie des sciences: Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend. Paris : La Découverte. Develay, M. Develay, M. (2001). Propos sur les sciences de l’éducation. Réflexions épistémologiques. Paris : ESF. Fourez, G. Fourez, G. (2003). Apprivoiser l‘épistémologie. Bruxelles : De Boeck. Freitag, M. Freitag, M. (1995). Le naufrage de l'Université. Et autres essais d'épistémologie politique. Québec/Paris : Nuit Blanche/La Découverte. Gadamer, H.-G. Gadamer, H.-G. (1996). Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique. Paris: Seuil. Paru originellement en allemand en Gagnon, M., Hébert, D. Gagnon, M., Hébert, D. (2000). En quête de science. Montréal : Fides. Le Moigne, J.-L. Le Moigne, J.-L. (1995). Les épistémologies constructivistes. Paris : PUF. Pourtois, J.-P., Desmet, H. Pourtois, J.-P., Desmet, H. (2007). Épistémologie et instrumentation en sciences humaines. Wavre : Mardaga. Soler, L. Soler, L. (2009). Introduction à l'épistémologie. Nouvelle édition revue et augmentée. Paris : Ellipses.